Skip to main content

Full text of "L.H. Dancourt arlequin de Berlin a Mr. J.J. Rousseau citoyen de Geneve"

See other formats


^T~  ^/ 


■J 


^W 

<^S^Gp^^^*^ 

N' 

>/as 

«c 


f-GÇoSS^ 


Library 

of  ihe 

Uni%  ersity  of  Toronto 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


il  ttp://www.arcli  ive.org/details/lliclancourtarlequOOdanc 


L.  H.  DANCOURT 

ARLEQUIN  DE  BERLIN 
A 

Mr.  J.  J.    ROUSSEAU 

CITOYEN  DE  GENEVE- 


Ridendo  dicere  vertm^ 


BERLIN 

Et  fe  trouve 
A    A  M  S  T  ER  D  A  M, 
CHEZ     J.     H.     SCHNEIDER 
M.       DCG       LIX. 


AU  ROI, 


SIRE 


Ce  fi^eji  point  au  Vainqueur 
de  Rosbach  que  jai  l'honneur 
de  dédier  cet  Ouvrage  :  néFran- 

çois 


çoisjeferois  un  traître.  Ce  fiejl 
point  auVainqueur  de  Lï{ïh:com- 
blé  des  bienfaits  de  fa  Majefté 
ï Impératrice ,  pendant  que  fai 
eu  r  honneur  delà  fervir  je  fer  ois 
un  ingrat.  Ce  neji  point  au  plus 
généreux  des  Maitres ,  non  plus 
quau  Monarque  dont  je  viens 
d'éprouver  la  clémence  je  fer  ois 
un  flatteur.  Oefi  au  Protecteur 
des  Arts ,  cefl;  à  l'Ami  des  ta- 
lens  que  j'offre  l'Apologie  de  ce- 
lui que  j'exerce  pour  lamufement 
de  fon  augufte  Cour;  quel  moyen 
plus  fur  de  rendre    mes    argu- 
mens  invincibles  que  de  les  déco- 
rer du  nom  de  J^OTREt  MA- 
JESTE? Cefl;  en  travaillant 
pour  le  bien  de  ma  caufe  mani- 
fejler  au  Public  la  reconnoifan- 

ce 


ce ,    le  %éle   &  le  très  profond 
respe£t  avec  lesquels  Jofe  me  dire 


SIRE 


DE    VOTRE    MAJESTE. 


Le    très     humhle    c^ 
très  obéijj^ant  Serviteur 

Dancourt, 


L.  H.  D. 


L.  H.  DANCOURT 

ARLEQUIN  DE  BERLIN 

A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU 

CITOYEN  DE  GENEVE* 

DE  grâce,  MONSIEUR,  ne  mourez 
pas,  ou  fî  vous  êtes  mort,  faites  moi 
le  plaifîr  de  reffufciter.  Avant  de  quitter  le 
monde  pour  PEternité  faites  de  moi  un  pro- 
félite  ou  devenez  le  mien  j  mais  que  la  con- 
verfîon  de  l'un  ou  de  l'autre  foit  le  fruit  d'une 
difcuflion  bien  réfléchie.  Je  réponds  à  vôtre 
ouvrage ,  beaucoup  plus  pour  vous  porter  à 
m'éclairer ,  que  dans  le  deflèin  de  profiter  des 
avantages  que  la  foibleffe  de  vos  argumens  me 
donne  dans  la  queflion  :  peut-être  en  avez 
vous  de  plus  convaincans  à  produire  &  que 
vous  vous  les  êtes  réfèrvés  pour  confondre  un 
adverfaire,  afin  qu'on  n'ait  pas  à  vous  repro- 
cher d'avoir  triomphé  fans  combattre.  Je  fuis 
Comédien,  j'aime  mon  métier,  je  fais  plus, 
je  i'eftime,  fur  que  j'ai  pour  moi  la  raifon  le 
§oût  &  le  public  ;  j'entre  courageufement  en 
lice  pour  y  parer  vos  bottes  &  ripolter. 

Je  n'ai  pu  lire  vôtre  lettre  à  M.  d' Alembert, 
fans   me    croire  obligé  de   la  relire  une  fé- 
conde  fois  ,    &   même  une  troifîéme.     La 
première  leclure  m'avoit  féduit  :   le  vernis 
A  éblou* 


2        L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

ébloui* (Tant  de  vôtre  ftile  m'avok  fait  prendre 
pour  des  ventés,  des  fophifmes très  captieux 
pour  ceux  qui  ne  vous  liront  qu'une  fois,  & 
qui  comme  moi  ,    fe  laiffent  trop  facilement 
éblouir  par  les  charmes  de  l'élocution.  La  fé- 
conde lecture    m'a  tranquilifé  :    mon    efprit 
éclairé  par  mon  amour  propre  a  vu  ditriper 
le  preltige,  &  vôtre  lettre  ne  m'a  plus  paru 
que  lamufement  d'un  Auteur  ingénieux  qui 
vouloit  prouver  au  monde  combien  il  eiï  fa- 
cile à  Tefprit  de  donner  au  menfonge  l'appa- 
rence du  vrai.   La  troifiéme  le6lure  enfin  ne 
m'a  plus  laiffé  voir  qu'un  ouvrage  de  la  pré- 
vention, &  peut-être  du  reifentiment. 

J'auroisapperçuceladu  premier  coup  d'oeil, 
11  je  n'avois  pas  contracté  comme  tant  d'au- 
tres le6leurs  ,    la  mauvalfe  habitude  de   me 
laiffer  entraîner  par  l'efprit  avant  de  confulter 
le  bon  fens.    La  peur  que  vous  m'avez  don- 
né me  rendra  plus  fage  à  l'avenir.     Je  fuis 
Comédien  encore  un  coup ,  &  vôtre  ouvrage 
m'avoit  prefque  perfuadé  qu'il  n'eft  paspoiîi- 
ble  à  un  Comédien   d'être  honnête  homme. 
J'allois  me  regarder  comme  un  monftre  dans  la 
ibciété ,  fî  je  n'euffe  eu  recours  à  ma  confcien- 
ce  ,  au  fens  commun  &  à  la  Religion  :  je  les 
ai  confulté  tous  trois  :  tous  trois  m'ont  alfu- 
ré  que  vous  aviez  tort.   Je  ne  leur  ai  fait  au- 
cune queftion  fur  le  premier  objet  de   vôtre 
libelle  :    les  matières  théologiques  font  trop 
au  delTus  de  moi  :    d'ailleurs  ce  feroit  entre- 
prendre fur  M.  d'Alembert  ;  qui  peut  mieux 
que  lui ,   réfuter  les  reproches  que  vous  lui 

fai- 


A  Mr.  J.  J,  ROUSSEAU.        3 

faites  5  s'ils  méritent  de  l'être  ?  Je  me  fuis 
contenté  de  confulter  la  deiTus  quelques  gens 
éclairés,  &  qui  connoiffent  particulièrement 
lesPafteurs  de  Genève.  Ils  font  unanimement 
de  l'avis  de  M.  d'Alem.bert,  ôcfont  très  per- 
fuadés  que  c'eft  un  comipliment  qu'il  a  voulu 
faire  à  ces  MeiTieurs.  Ils  n'ont  pas  conçu, 
comment  vous  pouviez  trouver  fi  m.auvais 
qu'on  attribuât  à  quelqu'un  des  opinions 
qu'on  peut  vous  reprocher  à  vous  mëm.e  à 
ce  qu'ils  m.'ont  affuré,  &  que  je  m'embarafie 
fort  peu  que  vous  ayez  ou  non,  pour  vu  que 
je  détiuife  celles  que  vous  avez  ou  que  vous 
faites  femblant  d'avoir  contre  les  Comédiens. 
Entrons  en  matière ,  &  trouvez  bon  que  je 
vous  réponde  j  parlez  M.  je  vous  écoute. 

Je  rPaïme  poiiit  quon  ait  hfchi  d'attacher  in- 
cejjament  fon  cœur  fur  la  fcene ,  comme  s'il  étoit 
mal  à  fon  aife  au  de  clam  de  mus      La  nature 
même  a  di^é  la  réponfe  de  es  Barbare  à  qui  l'on 
"jantoiî  les  magnificences  du  Orque  Q,"  des  jeux 
établis  à  Rome.    Les  Romams ,  demanda  ce  bon 
homme.,  n^ont  ils  ni  femmes  ni  en  fan  s  ^  Le  Bar- 
bare avoit  raifon  :   oui  M.  ce  L'arbare  avoit 
raifon,  mais  vous  oubliez  de  citer  St.  Chri- 
fodome  de  qui  vous  tenez  ce  fut,  &  de  join- 
dre les  circonftances  qu'il  y  aj  jutc:  vous  ap- 
peliez magnificences  du  Cirque  ce  que  ce  Père 
de  l'Eglife  &  le  Barbare  ne  regardoient  avec 
rai(on  que  comme  des  abominations.    Valere 
Maxime  vous  dira  ,    qu'on  éxpofoit  fur   le 
Théâtre  des  filles  nues  avec  de  jeunes  garçons 
quife  permettoient  aux  yeux  du  peuple  d'être 
A  z  les 


4        L.  H.  DANCOURT 

les  A<5teurs  d'un  fpedacle  le  plus  "  contraire  à 
la  pudeur ,  &  que  Caton  averti  que  fa  pré- 
fence  gênoit  le  goût  du  peuple ,  quitta  leThéa- 
tre  pour  n'être  point  fpedateur  de  cette  li- 
cence impudique  qui  étoit  dégénérée  en  cou- 
tume. La  defcription  d'un  pareil  Tpeélacle 
n'avoit  efFeétivement  rien  de  magnifique  aux 
yeux  d'un  Barbare  vertueux,  &  c'eft  avecmi- 
fon  qu'il  demandoit:  fi  les  Romains  n'avoient 
ni  femmes  ni  en  fans. 

Ces  mêmes  horreurs  fubfiftant  encore  du 
tems  de  St.  Chrifoftome  &  de  St.Cyprien,  il 
n'eft  pas  étonnant  qu'ils  aient  fulminé  contre 
les  fpedacles  &  que  les  Comédiens  aient  été 
en  horreur  aux  gens  fages ,  aux  Chrétiens , 
aux  Pérès  de  PEglife;  mais  ceux  ci  prouvant 
par  l'énumération  des  indignités  qui  fecom- 
mettoient  au  Théâtre  ,  la  légitimité  de  leur 
Anathême,  n'ont  rien  prononcé  contre  un 
fpedacle  utile  aux  mœurs  &  conforme  à  la 
raifon.     Alcibiades  fit  jetter  dans  la  mer  le 
Comédien  Eupoîis  en  lui  difant  :  'Tu  me  infcenâ 
fdpe  merjijiij  &'  ego  te  femel  in  mari.  Alcibia- 
des païa  ce  Comédien  comme  il  le  rréritoit. 
L'impudence  ne  peut  exciter  que  la  honte  & 
la  colère  dans  le  cœur  d'un  honnête  homme , 
il  n'eft  pas  befoin  d'être  un  Saint  ni  même 
un  Chrétien ,   pour  penfer  comme  St.  Chri- 
Ibftome  des  fpedacles  de  fon  tems.    Tertul- 
lien,  St.  Cyprien,  St  Jérôme,  St.  Chrifos- 
tome,    St.  Auguftin  fe  font  tous^  élevés  con- 
tre les  Tpedacles  avec  un  zèle  légitime.    Le 
degré  de  corruption  qui  regnoit  de  leur  tems 
*•  fur 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.        y 

(lirlafceneleur  impofoit  le  devoir  de  les  prof^ 
crire,  &  comment  ne  l'auroient  ils  pas  fait? 
Voyez  ce  que  dit  TertuUien: 

„  N'allons  point  au  Théâtre  qui  efl  une 
5,  afTemblée  particulière  d'impudicité  où  l'on 
55  n'approuve  rien  que  l'on  n' improuve  ail- 
5,  leurs ,  de  forte  que  ce  que  l'on  y  trouve 
5,  beau ,    eft  pour  l'ordinaire  ce  qui  eft  de 
5,  plus  vilain  &  de  plus  infâme ,  de  ce  qu'un 
,j  Comédien  par   exemple  y  joue   avec   les 
5,  geltes  les  plus  honteux  &  les  plus  naturels^ 
5,  de  ce  que  des  femmes  oubliant  la  pudeur 
5,  du  fèxe,  ofent  faire  fur  un  Théâtre  &  à  la 
3,  vue  de  tout  le  monde,  ce  qu'elles  auroient 
5,  honte  de  commettre  dans  leurs  maifons;  de 
5j  ce  qu'on  y  voit  un  jeune  homme  s'y  bien 
5  5  former  &  fouffrir  en  fon  corps  toutes  for- 
55  tes  d'abominations  dans  l'efpérancequ  à  fbn 
5,  tour ,  il  deviendra  maître  en  cet  art  détefta- 
5,  ble&c. 

Croyez  vous  M.  que  fi  les  fpedacles  du  tems 
de  ces  Sts.  hommes  euflent  relfemblé  à  ceux 
d'aujourd'hui  ils  fe  feroient  élevés  fi  fort  con- 
tre eux  &  qu'ils  n'auroient  pas  été  de  l'avis  de 
St.  Thomas ,  qui  dit  d'après  St.  Auguftin  : 
Je  'veux  que  vous  vous  ménagiez ,  car  il  eft  de  Vhom- 
me^age  de  relâcher  quelque  fois  fon  efprit  appliqué 
à  fes^  affaires.  Cet  Ange  de  l'Ecôk  indique 
enfuite  l'efpece  de  plaifirs  qu'il  confeille  de 
prendre.  Le  relâchement  de  l'efprit  qu'il  ap- 
pelle une  vertu  fe  fait,  dit-il ,  par  des  paroles  & 
des  adions  divertiffantes  :  „  or  qu'y  a-t-il  de 
55  plus  particulier  à  la  Comédie,  dit  un  habile 
A  3  5,  Apo- 


^        J.  H-  D  A  N  C  O  U  R  T 

Apologifte  du  fpeétacle ,  que  d'amufer  par 
des  paroles  &  des  aétions  ingénieufes  qui 
délaffent  l'elprit,  ceplaifireft  le  plus  loua- 
j  ble  lorsqu'il  eft  accompagné  de  la  part  des 
„  acteurs  &  des  fpedateurs  de  cette  vertu  qu'- 
„  Ariftote  nomme  Euîrapélie  vertu  qui  met 
,,  un  jufte  tempérament  dans  les  plaifirs^^. 
St.  Bonaventurc  dit  formellement  :  Les  jpecta- 
cles  font  bons  ^permis  s'' ils  font  accompagnés  des 
fréca.itions  ^  des  circonflauces  néceflaires ,  nos 
fpsâiacles  font  dans  ce  cas .  &  je  le  prouve- 
rai: donc  fi  quelque  Barbare  à  qui  Ton  fe- 
roit  la  defcription  de  nos  fpedacles,  répr^n- 
doit,  les  François  21  ont  ils  donc  ni  femmes  rà  en- 
fans  ?  le  Barbare  auroit  tort ,  il  feroit  bien  Itu- 
pide  fi  l'on  neparvenoit  à  lui  faire  approuver 
les  m.otîfs  qui  ont  établi  le  fpedacle  François 
dans  les  Cours  principales  de  PEurope. 

Ce  fpeclacleeft  adopté  en  Allemagne  com- 
me en  France,  d'abord  pour  contribuer  à  fé- 
ducation  de  la  jeunelfe  j  en  fécond  lieu  pour 
occuper  pendant  deux  ou  trois  heures  du  jour 
des  liber  fins  qui  pourroient  employer  mal 
le  tems  qu'ils  donnent  à  cet  amufement  :  en 
troifiéme  lieu  pour  procurer  un  amufement 
honnête  à  des  gens  fages  qui  fatigués  de  l'ap- 
plication que  leurs  emplois  exigent,  ont  be- 
foin  de  ranimer  les  forces  de  leur  efprit  p^r 
un  délaffement  utile  à  fefprit  même.  De- 
mander fi  les  fpecîacles  font  bons  ou  mau-vais  en 
eux  mêmes ,  c  ejt  faire  une  queflion  trop  vague  ; 
/V/?  exunûner  un  raport  avant  que  d'avoir  fisè 
les  termes.  Point  du  tout  :  puifque  par  le  mot 

de 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        7 

de  fpeélacles  on  n'entend  ordinairement  que 
ceux  où  des  Auteurs  ingénieux  s'efforcent  de 
punir  le  vice  &  de  faire  aimer  la  vertu,  des 
Tragédies  &  des  Comédies  &  non  pss  tous  les 
autres  fpedacles  frivoles  qui  ne  font  rien  pour 
Je  cœur  ni  pour  Pefprit  :  on  peut  donc  alors 
avancer  la  queftion  &  conclure  en  faveur  des 
rpe(5tacles.  La  Tragédie  &  la  Comédie  font 
bonnes  aux  hommes  en  général,  &  je  ne  fuis 
de  vôtre  avis  qu'en  partie  fur  Pinfiiience  des 
religions,  des  gouvernemens ,  des  loix,  des 
coutumes ,  des  préjugés  &  des  climats  fur  les 
fpectacles. 

Térence  &  Molière  ont  eu  le  même  objet, 
ils  ont  offert  des  fpeélacles  de  même  efpece 
à  des  peuples  difîcrens  par  les  loix,  les  mœurs, 
le  gouvernement  &  la  Religion.  L'Andrien- 
ne  de  Baron  n'a  pas  fait  moins  de  plaifir  à 
Paris  que  celle  de  Térence  à  Rome.  Les  fce- 
nes  que  Molière  emprunta  de  Plaute  é- 
toient  faites  pour  les  hommes  en  général.  Le 
Théâtre  comme  toutes  les  autres  produ6lions 
de  l'eiprit  humain ,  a  eu  des  commencemens 
foibles.  Les  tragédies  de  Sophocle  &  d'Eu- 
ripide font  afTurément  bien  différentes  des 
chanfons  bachiques  de  Thefpis. 

Ménandre  fut  plus  fage  qu'Ariitophane , 
Térence  beaucoup  plus  décent  &  plus  natu- 
rel que  Piaute  ,  Molière  plus  fage  k  plus  dé- 
cent que  tous  les  quatre.  Il  donna  dans  le 
Mifantrope  un  modèle  de  fpeélacle  tel  qu'il 
doit  être  pour  être  bon  à  tous  les  hommes 
en  général» 

A4  Les 


$      L,    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

Les  gens  de  génie  refpedent  ce  modèle  & 
rimitent,  &  ce  n'eil  qu'aux  pièces  les  plus 
eftimées  des  François  philofophes,  que  les 
étrangers  rendent  hommage.  Ces  pièces  font 
celles  que  nous  appelions  de  caradlére,  où  les 
hommes  font  peints  tels  qu'ils  font  par-tout. 
Celles  où  les  Auteurs  n'ont  envifagc  que  de 
flatter  le  goût  particulier  de  la  Nation ,  n'ont 
pas  à  beaucoup  près  un  fuccès  aufll  étendu, 
d'où  l'on  doit  conclure ,  que  les  bons  fpecla- 
cles  font  ceux  où  l'on  attaque  les  vices  com- 
muns à  tous  les  hommes,  &  que  par  confé-r 
qucnt ,  c'eft  le  genre  auquel  on  doit  fe  bor- 
ner, puifqu'il  eft  univerfelement  utile  indé- 
pendament  du  gouvernement ,  des  loix  &  de 
la  Religion.  L'énergie ,  la  vérité ,  le  fublime 
que  ce  genre  de  fpaélacle  exige,  font  les  fruits 
du  génie  ,  moins  encore  que  d'une  certaine 
progreflion  que  la  nature  a  impofé  à  tous  les 
arts  &  dont  ils  doivent  compter  tous  les  de- 
grés avant  de  parvenir  à  leur  perfeélion:  l'ex- 
périence le  prouve.  Qui  eut  pu  conje6lurer 
que  de  ce  qu'une  fille  traceroit  fur  la  muraille 
l'ombre  de  fon  amant  ,  il  en  réfulteroit  la 
Peinture  pour  être  portée  par  les  Raphaël , 
les  Rubens ,  les  Correge  &  les  Le  Moine  au 
degré  auquel  elle  eil  parvenue  depuis  deux 
iiécles.  La  Mufique  dans  fon  origine  ne  con- 
noiffoit  que  quatre  tons.  Les  inftrumens  é- 
toient  tout  auffi  pauvres  par  conféquent ,  ce 
commencement  devoit  il  faire  efpérer  qu'on 
auroit  dans  la  fuite  des  Lulli ,  des  Rameau , 

des 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.         9 

des  Corelli,  &  desMondonville?  Que  de  fié- 
cles  n'a-t-il  pas  fallu  à  tous  les  arts  pour  de- 
venir ce  qu'ils  font!  La  Poefie  n'a  pas  été 
plus  privilégiée  que  les  autres  arts ,  &  fi  Arif- 
tophane  a  mieux  fait  que  les  Inventeurs  in- 
connus de  la  Comédie ,  Ménandre  a  montré 
qu'on  pouvoit  mieux  faire  qu'Ariftophane 
en  fubftituant  une  critique  générale  des  vices 
à  des  fatires  odieufes  èc  perfonnelles. 

Molière  a  montré  qu'on  pouvoit  être  aufiî 
amufant  que  Plante  ,  auifi  fpirituel  que  Té- 
rence  fans  choquer  la  bienféance  ,  c'eft  ainfî 
que  le  Théâtre  François  peut  fe  glorifier  d'ê- 
tre devenu  un  fpedacle  digne  de  tous  les  hom- 
mes, puifqu'il  a  acquis  le  degré  deperfedion 
qui  le  rend  utile  à  tous ,  au  lieu  que  les  fpec- 
tacles  des  autres  nations  ne  font  bons  que  pour 
elles  mêmes  &  feront  toujours  bornés  à  ne 
plaire  qu'à  chacune  en  particulier,  tant  que 
les  régies  établies  par  Ariftote  3c  refpe6tées 
des  feuls  François  n'auront  pas  acquis  le  cré- 
dit qu'elles  méritent  dans  Pefprit  des  Drama- 
tiques de  toutes  les  nations ,  &  que  ceux  ci 
ne  s'attacheront  pas  comme  les  Auteurs  Fran- 
çois à  fe  rendre  utiles ,  encore  plus  qu'agré- 
ables. 

C'eft  Corneille  &  Molière  à  qui  l'on  doit 
ce  goût  &  ce  goût  eft  le  père  du  Mifantrope 
&  du  Tartuffe.  Si  l'on  veut  juger  de  la  bonté 
de  ces  pièces  par  le  petit  nombre  de  gens  à 
qui  elles  plurent  en  France  dans  leur  nouveau- 
té on  ne  les  repréfenteroit  pas  aujourd'hui 
avec  tant  de  fuccès  en  Allemagne:  mais  il 
A  5  faut 


lo       L.  H.   DANCOURT 

faut  que  lamour  propre  cède  enfin  à  la  véri- 
té &  que  1  on  eltime  univerfellement  un  ou- 
vrage qui  a  puni  des  vicieux  en  les  demaf-juant 
&  tiiomphé  d'une  vaine  critique  par  la  Ibli- 
dité  de  la  morale  que  toutes  les  nations  peu- 
vent s  appliquer.  Voilà  M.  les  fpedacles 
utiles  qu'on  doit  autorifer:  les  Comédiens  qui 
les  exécutent ,  loin  d'avoir  des  reproches  à 
fe  faire ,  doivent  fe  regarder  comme  les  defîen- 
fêurs  de  la  vertu,  auifi  bien  que  les  Auteurs 
dont  ils  font  les  organes.  Les  attaquer,  ceft 
travailler  en  faveur  du  vice.  11  s'agiffoit  de 
les  corriger,  s'ils  méritent  les  reproches  que 
vous  leur  faites  :  il  falloit  obvier  aux  abus 
de  la  fcene  fans  la  détruire.  AfîalTmer  un 
Payen  c'eft  être  un  barbare ,  le  convertir  c'elt 
être  un  Apôtre  :  Cortes  fut  un  homme  exécra- 
ble.   Zoroaftre  fut  adoré. 

Ne  craignez  vous  pas  M.  de  reflèmbler  au 
premier ,  &  ne  feroit  il  pas  mieux  de  travail- 
ler à  la  converfion  des  Comédiens  que  de  les 
immoler  à  la  prévention  que  vous  avez  con- 
tre eux.  Le  Théâtre  a  paru  même  à  des  faints^ 
pouvoir  devenir  une  excellente  école  de  mo- 
rale. Il  faut  travailler  une  mine  longtems 
avant  qu'elle  dédomage  les  entrepreneurs  & 
qu'ils  parviennent  à  la  bonne  veine:  Le  Thé- 
âtre elt  com-me  cette  mine  j  le  plomb  s'eft 
préfenté  le  premier  :  Les  loix ,  la  police , 
&  le  génie  des  Auteurs  font  enfin  parvenus 
à  découvrir  l'or  qui  fê  cachoit  fous  des  en- 
veloppes craiTes  &  des  marcalîittes  méprifâ- 
bles  j  &  c'eft  au  moment  de  la  découverte  que 

vous 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        12 

vous  vous  déguiiez  combien  la  mine  eft  ri- 
che &  que  vous  voulez  en  faire  abandonner 
l'exploitation  :  vifitons  la  cette  mine  avec  le 
flambleau  de  la  vérité,  quil  diffipe  les  ténè- 
bres du  préjugé  que  vous  voulez  épaiiïïr.  je 
ne  me  fuis  pas  impofé  la  loi  de  vous  ména- 
ger beaucoup ,  vous  m'en  avez  donné  lexem- 
ple,  &  fi  ma  réplique  vous  paroitdure,  pre- 
nez vous  en  à  vôtre  déclamation  qui  ne  l'eft 
affurément  pas  moins. 

Primo,  le  Théâtre  eft  à  vôtre  avis  le- 
côle  des'pafllons,  fecimdb ,  les  Dames  Fran- 
çoifes  ont  les  mœurs  des  V  ivandieres  &  font 
caufe  du  peu  de  cas  que  l'on  fait  à  Paris  de 
la  vertu.  En  trotfiéme  lieu  les  Comédiens 
font  des  gens  fans  mœurs ,  il  n'eft  pas  posfi- 
bîe  qu'ils  en  aient,  leur  état  s'y  opofe,  & 
vous  ne  feriez  pas  furpris  qu'ils  fufîènt  des 
ftipons  par  ce  qu'ils  en  jouent  fouvent  le  rô- 
le au  Théâtre.  En  quatrième  lieu,  nouveau 
Jonas,  vous  prédifez  la  corruption  des  mœurs 
de  Genève  &  fa  ruine,  comme  le  Prophète  a 
prédit  celle  de  Nimve. 

Le  feu,  renthoiifiifme,  l'éloquence  dont 
vous  avez  embelli  ces  quatre  paradoxes  vous 
ont  acquis  des  partifans  que  je  veux  détromper. 
Je  n'ai  pas  alfarement  pour  plaider  la  caufê 
de  la  vérité ,  les  avantages  dont  vous  abufez 
pour  établir  vos  erreurs  ;  mais  fon  éclat  fup- 
pléera  à  l'infuffifance  de  ma  plume,  j'écar- 
terai feulement  les  nuages  dont  vous  offusquez 
la  raifon  ,  il  ne  faut  que  la  montrer  pour  qu'on 
la  fuive,  un  beau  (tile  n'ajoute  rien  à  fapuis- 
ihnce.  CHA- 


12      L.   H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

CHAPITRE    L     . 

Où  ton  prouve  que  le  fpeSfacle  eft  bon 

en  lui-même  &par  conféquent  au  des- 

fus  des  reproches  de  Mr.  Rousfeau, 

Ce  n'eft  point  pour  flatter  les  paffions  des 
hommes  que  le  fpedacle  eft  établi  c'eft 
au  contraire  pour  les  régler.  Ce  n'ell  point 
pour  corrompre  les  mœurs,  c'eft  pour  les 
réformer  :  mais  il  y  a  chez  tous  les  peuples 
des  opinions  refpedables  &  utiles  au  Gou- 
vernement que  les  Auteurs  Dramatiques  fe 
gardent  bien  d'attaquer ,  il  faut  louer  leur  fa- 
geflè  &  ne  pas  confondre  avec  les  vices  qu' 
on  critique  fans  ménagement,  les  opinions 
qu'on  respeéle  vu  leur  utilité,  quoique  ces 
opinions  puiffent  quelque  fois  introduire  cer- 
tains abus  dans  les  mœurs. 

Vous  vous  plaignez  par  exemple ,  de  ce  qu' 
on  ménage  trop  au  Théâtre  François  le  pré- 
jugé du  point  d'honneur  ;  mais  quand  vous 
voudrez  réfléchir  fur  l'intérêt  que  le  Gouver- 
nement de  France  doit  prendre  au  maintien 
de  ce  préjugé,  vous  ne  vous  élèverez  plus  a- 
vec  tant  d'aigreur  contre  la  prudence  des  Dra- 
matiques qui  le  refpecftent  &  fe  contentent 
d'en  critiquer  les  abus.  Le  point  d'honneur 
n'eft  autre  chofe  que  la  bravoure,  &  la  bra- 
voure eft  une  qualité  eftimabledont  il  eft  beau 
de  fè  piquer:  elle  convient  fur- tout  à  uneNo- 

bleffe 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        13 

hleÛh  généreufe  appellée  par  fa  naiflance,  fès 
privilèges  &  les  vœux  qu'elle  en  a  faits,  à 
la  deffenfe  de  l'Etat.  On  a  reconnu  que  la 
valeur  dépendoit  beaucoup  de  l'habitude  & 
cette  obrcrvation  engage  le  Gouvernement  a 
diifimuier  quelque  fois  les  abus  d'une  qualité 
qui  dans  les  occafionsoij  l'Etat  doit  l'employer 
ne  peut  jamais  être  excesfive. 

Si  le  GouvernementdifTimule  certains  abus 
parce  qu'il  en  réfulte  un  avantage,  les  Au- 
teurs doivent  imiter  fa  discrétion  &  ne  pas 
trop  appuyer  fur  cet  abus,&c'eft  à  cet  égard 
qu'on  pourroit  être  de  vôtre  avis  &  recon- 
nojtre  que  le  Gouvernement  à  quelqu'  influ- 
ence fur  le  fpediacle. 

Un  Auteur  Dramatique  dans  une  Monar- 
chie doit  un  refpe6t  aveugle  aux  volontés  du 
Prince ,  comme  le  refte  des  fujets ,  il  ne  fê  per- 
mettra pas  de  traiter  des  affaires  d'Etat  fur  la 
fcene,&  ne  fera  parler  fes  Acteurs  qu'avec  ref- 
pe6l  des  perfonnes  qui  en  ont  fadminiUration, 
dans  une  Démocratie  au  contraire ,  on  peut 
en  tous  tems  &  en  tous  lieux  attaquer  l'incon- 
duite  des  Chefs  du  Gouvernement.  Un  Au- 
teur zélé  Patriote  peut  employer  fonart  àin- 
ftruire  fes  Concitoyens  de  leur  intérêt,  Refai- 
re au  Théâtre  ce  qu'un  autre  feroit  fur  la  Tri- 
bune. Léloquence  plus  vive  £5*  phts  emportée 
dans  une  République ,  dit  le  Père  Brumoy ,  *  ejî 
plus  douce ^ plus  mfmuaute  dans  une  Monarchie', 
cette  différence  réfulte  de  celle  des  Gouverne- 

mens 
,    *  Discours  fur  la  Comédie  Grecque» 


14 


L.  H.    D  A  N  C  O  U  R  T 


mens.  Dans  une  Monarchie  le  peuple  a  dé- 
pofé  tous  {es  droits  dans  les  mains  d'un  feu! , 
jl  lui  a  remis  toute  l'autorité  néceflaire  pour 
la  conduite  des  affaires ,  &  ne  lui  a  donné 
d'autre  juge  que  fa  confcience. 

L,e  Prince  n'eft  donc  comptable  à  perfon- 
ne  qu'à  Dieu  &  aux  loix,  de  fes  démarches. 
Les  fujets  liés  par  le  ferment  d'obeïffance  & 
de  fidélité,  ne  pouvant  porter  d'avis  fur  fa 
conduite ,  dont  ils  ignorent  le  principe  parce 
qu'ils  ne  font  point  au  fait  des  affaires,  qu'i:s 
en  ont  perdu  le  fil ,  ne  pourroient  raifonner 
qu'en  aveugles ,  ils  ne  peuvent  donc  donner 
aucun  avis  ni  faire  aucun  reproche.  Le  dou- 
te dans  lequel  ils  font  des  motifs  qui  font 
agir  leur  Chef,  doit  les  rendre  très  circon- 
fpeds  quand  ils  veulent  prendre  part  aux 
affaires,  &  'fi  leur  inquiétude  les  fait  parler, 
ce  ne  doit  jamais  être  qu'avec  refped,  elle 
doit  les  conduire  aux  pieds  du  Trône  pour 
y  faire  des  repréfentations  &  non  pas  des  pro- 
teltationsj  autrement,  c'eft  agir  contre  le  fer- 
ment d'obéïffance  &  de  fidélité  3  c'eft  mar- 
quer de  la  défiance  &  du  caprice ,  après  avo'r 
donné  toute  fa  confiance:  c'cft  choquer  en 
un  mot  le  refpe(5t  impofé  par  les  loix  à  tout 
l'Ktat  pour  la  perfonne  facrée  du  Monarque. 
Voilà  les  motifs  qui  rendent  l'éloquence  dans 
une  Monarchie  moins  vive ,  mais  plus  douce 
&  plus  infinuante. 

Dans  une  Démocratie  au  contraire  un  Ci- 
toyen eft  toujours  inftruit  des  motifs  qui  font 
agir  les  Chefs  de  l'Etat. 

Ces 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        jf 

Ces  Chefs  n'ont  qu'une  autorité  paflagere 
&dont  ils  font  comptables  à  tous  les  Citoyens 
en  général  ;  chacun  peut  donc  leur  demander 
compte  de  leur  adminiftration.  Tout  bon  Pa- 
triote d'une  République  peut  &  doit  en 
confcience  rendre  compte  à  Tes  Concitoyens 
de  ce  qu'il  trouve  de  vicieux  dans  cette  admi- 
niftration. 

L'Orateur  en  ce  cas  eft  un  juge  qui  ne 
connoit  rien  au  deifus  de  lui  que  les  loix, 
qui  peut  parler  auiïï  fortement  qu'il  le  ju^-e 
à  propos  pour  le  bien  public,  parce  qu'il  a 
le  droit  de  le  faire,  &  qu'on  n'en  a  aucun  de 
lui  refufer  tous  les  éclairciflèments  qu'il  de- 
mande, voilà  pourquoi  l'éloquence  efi:  plus 
forte  &  plus  vive  dans  une  République  5  ici 
rOrateur  parle  en  maître ,  dans  une  Monar- 
chie c'eft  un  fujet  qui  doute ,  qui  remontre, 
qui  fupplie,  ici  c'eft  un  client  qui  parle  à 
ibnjuge,  là  c'efl:  unRaporteur  qui  Pindruit. 

Si  les  Auteurs  Dramatiques  dans  une  Mo- 
narchie ou  dans  une  République  ont  tous 
deux  pour  objet  d'attaquer  les  défauts  particu- 
liers à  leur  nation ,  ils  ne  manqueront  pas  s'ils 
font  fages,  de  ménager  ceux  qui  réfultent  de 
la  conftitution ,  ils  fe  contenteront  d'attaquer 
certains  effets  ,  mais  ils  en  refpederont  le 
principe. 

Un  Auteur  François  refpedera  le  point 
d'honneur  &  fe  contentera  d'en  attaquer  cer- 
tains abus ,  il  donnera  toujours  l'exemple  du 
refpeél  qu'on  doit  au  Trône,  aux  Miniftres  , 
auxMagiftrats  &  autres  Dépofitaires  de  l'Au- 
torité Royale.  Ce 


ï6      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

Ce  refpeâ  habituel  peut  bien  altérer  les 
mœurs,  en  quelque  façon ,  il  peut  porter  dans 
l'ame  une  efpece  d'indifférence  fur  le  fort  de 
la  Patrie.  Les  Citoyens  alors  ne  s'occuperont 
que  de  chofes  frivoles,  parce  que  déchargés 
du  fardeau  des  affaires ,  ils  s'embarafferont  peu 
du  tour  qu'elles  prendront  ,  fûrs  qu'allant 
bien  ou  mal ,  il  n'en  réfultera  pour  eux  ni 
gloire,  ni  reproche. 

AlTez  heureux  pour  n'avoir  à  s'occuper 
que  de  leurs  affaires  perfonnelles  3c  de  l'aug- 
mentation de  leur  fortune ,  tout  ce  qui  n'y  a 
pas  un  raport  direél ,  leur  devient  comme  é- 
tranger  j  mais  dites  moi  M.  cette  indifféren- 
ce fur  le  bien  général  n'eft  elle  pas  moins 
dangereufè,  que  le  zèle  indisc  et  &  l'efprit 
réformateur?  Ne  vaut  il  pas  mieux  que  lesfu- 
jets  d'un  Monarque  bien  aimé  vivent  dans  une 
parfaite  fécurité ,  fruit  de  la  confiance  &  du 
refpeâ:  qu'ils  ont  pour  ce  Monarque,  que  s'ils 
éprouvoient  l'inquiétude  perpétuelle  qu'on 
pourroit  leur  infpirer  fur  le  fort  de  la  Patrie 
en  tournant  en  ridicule  les  gens  d'Etat,  en 
leur  fuggérant  l'impatience  &  le  dépit  de  ne 
pouvoir  donner  leur  avis  au  Confeil,  &  le 
defir  indiscret  de  faire  éclater  inutilement  leur 
aveugle  &  fougueux  Patriotisme:  ils  feroient 
meilleurs  Citoyens  dans  l'ame  ,  mais  l'Etat 
en  feroit  peut-être  plus  mal  gouverné  fur- 
tout  fi  le  Monarque  trop  complaifant  daignoit 
faire  trop  d'attention  à  leurs  criailleries.  On 
ne  peut  contenter  tout  le  monde ,  'J'ot  capita 
tôt  fenfus  j  dit  le  Proverbe. 

Si 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        17 

Si  un  Auteur  Dramatique  choqué  de  la  tié- 
deur des  François  fur  la  conduite  du  Miniftére, 
vouloit  réformer  leurs  mœurs  à  cet  égard ,  s'il 
parvenoit  à  les  rendre  des  C  itoyens  plus  chauds, 
il  pourroit  arriver  qu'il  les  rendroit  en  même 
tems  turbulens,  indociles,  préfomptueux ,  & 
ces  ardens  Citoyens  abufant  d'un  excellent 
motif  ne  fe  feroient  corrigés  d'un  défaut 
que  pour  en  contraéler  d'autres  très  préju- 
diciables à  leur  bonheur  particulier  ,  &  à  ce- 
lui de  l'Etat  en  général.  Il  convient  donc  de 
leur  laifler  leur  indifférence  en  matière  d'E- 
tat. Les  fept  pèches  mortels  que  les  François 
com.mettent  aufli  fréquemment  que  perfon- 
ne,  &  tant  de  ridicules  qu'on  leur  reproche, 
offrent  affés  de  matière  aux  géniesDramatiques. 

Il  eft  dans  les  mœurs  des  Anglois  de  mé- 
prifer  les  Etrangers,  leur  impoliteflè  eft  alTu- 
rément  très  repréhenfibîe  ,  cependant  leurs 
Auteurs  Dramatiques  fêmblent  autorifèr  ce 
mépris  &  le  nourrir  par  les  peintures  outrées 
qu'ils  font  des  Etrangers  &  furtout  des  Frari» 
çois.  Vous  condamneriez  ces  tableaux  fans 
doute  :  mais  comme  il  eft  utile  à  la  Conftî- 
tution  Angloife,  que  les  Anglois  fe  croyent 
les  premiers  hommes  du  monde,  &  comme 
le  maintien  de  leurs  loix  exige  un  plus  grand 
nombre  de  véritables  Citoyens  ,  on  a  grand 
foin  pour  leur  infpirer  le  Patriotisme,  de  leur 
dire  qu'ils  reflemblent  aux  Romains,  &  que 
perfonne  ne  leur  refîemble  :  il  en  réfulte  que 
beaucoup  d'entre  eux  ont  réellement  les  Ver- 
tus Romaines  ;  mais  qu'ils  en  ont  en  même 
B  tems 


i8       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

tems  les  préjugés.     Les  Romains  appel loient 
Barbares  tout  ce  qui  n'etoit  pas  Romain ,  les 
Anglok  French  dog  tout  ce  qui  n'eft  pas  An- 
glois.  Si  cet  orgueil  ett  utile  aux  Angloispour 
le  maintien  de  leur  Conilitution ,  un  Auteur 
Anglois   auroit  donc  tort  de  le  leur  repro- 
cher &  de  vouloir  les  métamorphofer  en  Phi- 
lantropes.     Ils  en  deviendroient  à  la  vérité 
plus  fociables  &  plus  polis ,  mais  il  en  réful- 
teroit  en    même  tems  qu'ils  le  feroient  trop 
vis  avis  de  leur  Miniftére&  qu'ils  perdroient 
cette    fermeté    fi   redoutable   aux   Chefs   de 
leur  Gouvernement ,    &  fi  utile  à  la  confer- 
vation  des  privilèges  delà  Nation  :  néanmoins 
Il  le  penchant  d'un  Peuple  eft  abfolument  vi- 
cieux on  doit  l'attaquer  fans  ménagement, 
c'efl:  fervirle  Prince  &  le  Peuple;  fi  le  mau- 
vais goût  prévaut  ,   on  doit  s'efforcer  de  le 
détruire,  &c'eft  ce  que  Molière  a  fait.  Vous 
dites  cependant  :  Pour  feu  que  Molière  anti- 
cipât il  avoit  peine  à  fe  foutenir ,  le  plus  par- 
fait   de  fes  ouvrages  tomba  dans  fa  naijfance. 
Obfervez  qu'il  fe  releva  peu  de  tems  après 
g:  qu'on  ne  tarda  pas  à  préférer  le  Mifan- 
trope  au  Médecin  malgré  lui  :  un  Philofophe 
comme  Molière  n'etoit  pas  homme  à  fe  dé- 
courager pour  la  chute  aétuelle  de  fon  chef- 
d'œuvre  ,  il  prévoyoit  bien  que  la  force  de  la 
raiibn  fubjugueroit  le  mauvais  goût,  &  c'eft 
ce  que  les  bons  Auteurs  qui  lui  ont  fuccedé 
ont  ofé  prévoir  comme  lui ,  en  attaquant  des 
vices,  des  ridicules,  &  des  opinions  du  jour, 
qu'on  avoit  trop  ménagées  avant  eux. 

Ceci 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.         ig 

Ceci  vous  prouve  qu'on  ne  doit  pas  res- 
peder  û  fcrupuleufement  les  penchans  du 
Peuple  pourqui  l'on  écrit,  il  n'eft  qrf;ftion 
que  de  diftinguer  ceux  qu'on  doit  ménager, 
&  ce  font  encore  un  coup  ceux  qui  font  miles 
aux  vues  du  Gouvernement ,  on  ne  doit  pas 
fur-tout  prêcher  le  bonheur  des  Républicains 
à  des  peuples  affujettis  à  la  Monarchie ,  ni  la 
fupériorité  de  puiffance  des  Monarchies  fur 
les  Républiques  à  des  Républicains.  Les 
hommes  peuvent  être  fages  fans  fe  croire  mal- 
heureux ,  &  les  rpeétacies  deftinés  à  leur  en- 
feigner  la  morale  en  les  amufant,  ne  doivent 
pas  fervir  à  les  faire  douter  de  leur  félicité. 
Ui2_  Peuple  galant  veut  de  Pamour  ^  de  la 
pUteffe  &  ce  Peuple  a  raifon,  puis  qu'on 
peut  être  amoureux,  galant  &  faae  à  la  fois, 
c'eft  le  comble  de  la  fagelTe  que  d'être  tendre  , 
aimable  &  Philofophe  en  mêmiC  tems. 

Un  homme  fans  pasfions  ne  favroït  intérejjer 
ferfonne  au  'Théâtre^  ^  Von  a  déjà  remarqué  quun 
Sto'icïm  dans  la  tragédie  ferait  un  perfonnage 
infiipportaUe  dans  la  Comédie ,  ^ fer  oit  rire  tout 
au  plus. 

On  a  très  mal  remarqué  j  Glaucias  dans  Pir- 
rhus,  Brutus,  Alphonfe  dans  Inès,  Ciceron 
dans  le  Triumvirat,  Zovire  dans  Mahomet, 
_&  tant  d'autres  à  citer  font  des  Stoïciens  ou 
jamais  il  n'en  fut ,  &  l'hiftoire  nous  trompe  j 
dans  les  Comédies  tous  nos  Arides  ,  un 
Théodon  dansMéîanide,  le  Héros  de  laGou- 
vernante  ,^  ces  gens  là  reffemblent  affurément 
au  portrait  qu'on  nous  fait  des  Stoïciens  tou- 
B  2  jours 


20 


L.  H.  D  A  N  COU  R  T 


jours  amis  de  rhumanité  &  préférant  l'intérêt 
de  la  vérité,  de  la  raifon ,  de  la  juftice  &  de 
l'amitié  ,  à  leur  intérêt  propre. 

Qiiant  à  l'homme  fans  paffions ,  expliquons 
nous.  Entendez  vous  par  un  homme  fins 
paflions ,  un  homme  infenfible  à  tout  ce  qui 
peut  flatter  l'imagination  ou  les  fens,  un 
homme  dans  une  Apathie  perpétuelle ,  in- 
capable de  fentir  &  de  défirer. 

(^'on  fe  garde  bien  de  mettre  un  tel 
homme  fur  la  fcene ,  il  eft  bien  éloigné  de  mé- 
riter cet  honneur ,  c'cft  un  Original  qui  n'exis- 
te pas  j  &  qui  ne  mérite  pas  d'éxiiler  :  c'eft 
une  chimère  méthaphyrique  injurieufe^  à  la 
nature ,  c'eft  un  monftre  qu'il  faudroit  étouf- 
fer puifqu'lncapable  de  bien  &  de  mal,  il 
feroit  éç^alement  infenfible  à  l'un  comme  à 
l'autre, qu'il  regarderoit  du  même  œil  la  pro- 
fpérité  &  le  malheur  d'autrui  &  trouveroit 
également  ridicule  qu'on  rit  ou  qu'on  pleu- 
rft  ,  par  conféquent  il  ne  feroit  pas  plus 
difpofé  à  foulager  les  malheureux  qu'à  par- 
ticiper aux  plaifirs  des  gens  contens. 

Si  par  un  homme  fans  paiTions,  vous  en- 
tendez un  fage  incapable  d'aucuns  excès,  dont 
tous  les  defirs  font  fubordonnés  à  la  raifon, 
ce  n'^efh  pas  un  homme  fans  paffions. 

C'eft  un  homme  qui  fait  aimer  &  eftimer 
tout  ce  qui  mérite  de  l'être ,  c'eft  un  hom- 
me qui  méprife  &  détefte  la  débauche  &  l'im- 
pureté, mais  qui  fe  permettra  d'aimer  ten- 
drement une  époufe  vertueufe ,  qui  fuira  les 
ivrognes ,  mais  qui  fe  permettra  pour  la  ré- 
para- 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.        n 

paration  de  fes  forces  &  le  bien  de  fa  fanté, 
un  ufage  modéré  de  fa  bouteille  j  qui  fuira  la 
fureur  da  jeu,  mais  qui  n'en  fera  pas  moins 
fa  partie  avec  des  amis  de  fa  trempé,  fans 
défirer  le  gain  bc  regretter  la  perte  ,  qui  fera 
attentif  à  fes  intérêts ,  vigilant  dans  fon  com- 
merce, œconome  dans  fa  dépenfè,  mais  qui 
loin  d'être  avare,  emploiera  le  fuperflu  de  fa 
fortune  à  foulager  les  malheureux ,  à  gagner 
le  cŒur  de  fes  mercenaires  &  de  fês  dome- 
ftiques  par  des  libéralités  encourageantes  & 
bien  placées  :  c'eft  un  homme  enfin  pieux  & 
charitable,  fans  hypocrifie,  qui  fe  contente 
de  donner  à  Dieu  lesmomens  qu'il  exige  &  le 
refte  du  tems  à  fes  affaires. 

Tel  eft  l'homme  qu'on  doit  mettre  fur  la 
fcene ,  vous  l'y  verrez  tous  les  jours  quand 
vous  voudrez  l'y  voir,  &  cet  homme  à  mon 
avis  eft  plus  eft imable  qu'un  homme  iâns  pas- 
sions. 

Pour  commencer  à  {èntir  l'utilité  des  fpec- 
tacles ,  fuppcfez  M.  un  Gouverneur  homme 
d'efprit  qui  perfuadé  de  la  bonté  de  ce  genre 
d'inftrudion  conduit  fon  élevé  à  la  Comédie 
Françoife,  on  yrepréfènte  \q  Joueur-  Le  jeu- 
ne homme  ne  peut  encore  recueillir  par  lui 
même  la  morale  dont  cette  pièce  abonde ,  fon 
Gou  uerneur  la  lui  fait  appercevoir.  Voyez  vou$ 
„  M.  dira-t-il,  à  quoi  expofe  la  malheureufè 
3,  paflion  du  jeu ,  quel  eft  l'état  de  ce  Valére, 
„  à  quelles  basfeftès  tout  Gentil  homme  qu'il 
,,  eft,  fapaiïïon  ne  le  réduit  elle  pas?  Il  trahit 
j,  lâchement  les  bontés  d'une  Amante  vertu- 
B  3  ,j  eufè 


2Z       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

55  eufè ,  il  perd  la  tendreffe  d'un  père  hom- 
„  me  d'honneur  &  riche  qu  il  réduit  au  défès- 
„  poir,  &  qui  le  déshérite,  il  {è  voit  fup- 
„  planter  par  un  rival  auquel  les  agrémens 
de  la  JeunefTe  dévoient  le  faire  préférer;  & 
comme  il  n'efl  que  trop  vrai  qu'un  joueur 
doit  opter  des  deux ,  être  duppe  oufripon^  com- 
me l'a  très  bien  dit  Geronte  ,  Valére  , 
comme  vous  le  voyez  las  d'être  duppe  a  dé- 
jà mandé  'Tout-à-has  pour  apprendre  de  ce 
fripon  l'art  de  corriger  la  fortune,  &  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  acquis  cette  indigne  reflburce  il 
fera  la  viélime  des  Escamoteurs  &  desUfu- 
5,  riers  ^^.  N'avouerez  vous  pas  M.  que  toute 
cette  morale  eftdans  la  pièce  &quecen'eft  pas 
pour  gâter  le  cour  de  perfônne  que  l'Auteur 
s'eft  aviie  de  l'y  mettre, vous  aimeriez  mieux  un 
fermon  peut-être,  mais  fouvenez  vous  de  ce 
beau  précepte  d'Horace  fegniiis  irritant  ^c. 

^'on  fiattrihie  pas  au  'Théâtre  le  pouvoir  de 
shinger  des  feutimens  ^  des  mœurs  quil  ne  peut 
que  fuivre  £ff  embellir. 

Embellir  des  mœurs  n'efl:  ce  pas  à  peu  de 
chofe  près  les  changer,  rendre  un  Peuple  vo- 
luptueux, galant:  un  Peuple  badin,  fpintue]  6c 
délicat  :  un  Peuple  natuiellement  farouche, 
brave  &  généreux  :  c'eil  ce  me  femble  gagner 
beaucoup  fur  l'humanité ,  c'efl  pi  oiif^r  d'un 
caradére  vicieux  faute  de  raifon  qui  réclaire, 
pour  en  former  un  cara6lére  qui  devient  es- 
timable par  fa  réforme  :  c'ed  retrancher  des 
mœurs  ce  qu'elles  avoient  de  deffcétueux 
auparavant ,  &  Molière  en  fe  bornant  à  l'em- 

bel- 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        23 

belliffement  des  mœurs  du  Peuple  qu  il  vou- 
loit  corriger,  a  fans  doute  rempli  la  tâche  que 
la  raifon  impofe  aux  Philofophes.  Il  a  lerxti  qu  ii 
ne  s'agisfoit  pas  de  faire  d'autres_  hommes ', 
mais  feulement  de  leur  apprendre  à  tirer  de  leurs 
mœurs  &  de  leur  génie  tous  les  avantages  que 
la  nature  y  avoit  dépofés  &  que  la  raifon  en 
devoit  attendre. 

Molière  s'eft  dit  à  lui  même ,  au  moins  je 
me  l'imagine,  „  les  François  font  naturelle- 
ment portés  aux  plaifirs  :  eft-ce  un  mal  que 
d'aimer  le  plaifîr  ?  Je  ne  le  crois  pas ,  mais 
c'eft  un  mal  de  prendre  la  débauche  pour 
^^  le  plaifir  j  l'extravangance  de  nos  Mar- 
^,'  quis,  leurs  airs  évaporés  pour  une  aima- 
',  ble  liberté  j  la  parure  exceifive  &  ridicule 
",  pour  le  moyen  de  s'embellir ,  les  pointes, 
„  les  quolibets , les  jeux  de  mots, les  anti^té- 
„  fes  pour  les  plus  belles  produdions  dePes- 
'„  prit.  Faifons  leur  fentir  combien  les  objets 
„  dans  lesquels  il  font  confifter  les  plaifirs , 
„  font  méprilables ,  oppofons  dans  mes  ta- 
„  bleaux  des  gens  raifonnables  à  des  fous, 
profitons  du  penchant  de  mes  fpedateurs 
à  la  volupté  pour  en  faire  des  Amans  ten-, 
dres,  galans,  &  raifonnables,  ce  qui  me 
feroit  impofiible  s'ils  n'avoient  aucun  goût 
,,'  pour  le  plaifir  ;  ils  aiment  la  fociété ,  qu' 
„  ils  apprennent  de  moi  quels  font  les  amufe- 
„  mens  honnêtes  qu'ils  doivent  chercher  dans 
5,  la  fociété:  pour  leur  faire  préférer  la  com- 
,  pagnie  des  femmes  eftimables ,  tâchons  de 
,  leur  iufpirer  du  dégoût  &  même  de  l'horreur 
B  4  55  pour 


5> 


24      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

„  pour  les  débauches  de  cabaret  auxquelles  ils 
5,  fe  livrent  beaucoup  moins  par  goût  que  pour 
5,  fuivre  la  mode;  faifons  leur  fentir  que  ces 
55  rubans,  ces  pompons ,  ces  collifichcts  dont  ils 
35  font  affublés  les  rendent  ridicules  aux  y'ux 
5,  du  Sexe,  &  que  la  licence  de  leurs  propos 
5j  les  rend  aufil  mépiifables  qu'une  conver- 
55  fation  galante  &  fenfée  les  rendroit  aima- 
5.5  blés  aux  yeux  de  perfonnes  dont  ils  défi- 
55  rent  la  conquête.  Apprennons  aux  Mé- 
55  decins  que  leur  jargon  &  leur  pédantis- 
55  me  prouve  leur  ignorance ,  &  qu'un  hom- 
55  me  vraiment  favant  n'employé  jamais  de 
55  termes  barbares  pour  s'expliquer  parce  que 
55  le  plaifir  de  favoir  ne  peut  être  lenti  que 
35  lors  qu'on  peut  fe  faire  entendre ,  c'eft  ce 
55  qui  fait  que  les  habiles  gens  fe  font  tou- 
5,  jours  très  aifément  comprendre  même  en 
55  traitant  les  matières  les  plus  abdraites. 

5,  Attaquons  les  vices  en  général,  qu'ils 
,5  foient  toujours  les  objets  de  nôtre  critique; 
5,  puiffe  le  Ciel  en  fécondant  nos  travaux 
55  les  en  rendre  la  viélime. 

Molière  a  furement  réuiïï  dans  fon  projet 
autant  qu'aucun  Philofophe  qui  ait  entrepris 
de  réformer  les  hommes.  Il  a  corrigé  nos 
Marquis  de  leur  ftile  effronté  qu'on  ne  reîrou- 
veroit  plus  aujourd'hui  que  dans  la  bouche 
des  laquais  ;  il  a  dégoûté  des  parties  de  caba- 
ret, au  point  qu'une  bonne  partie  de  nosar- 
tifans  même  rougîroient  qu'on  peut  leur  repro- 
cher un  goût  fi  crapuleux. 

Si  nos   petitSrMaitres  n'ont  pas  moins  de 

con- 


AMrJ.  ].  ROUSSEAU.        2j 

confiance  dans  leur  esprit,  dans  leurs  maniè- 
res que  du  tems  de  Molière,  au  moins  favent 
ils  que  les  femmes  les  trouvent  très  fots  quand 
ils  le  laiffent  entrevoir  ,  que  ce  n'eft  pas  un 
moven  de  plaire  que  de  fau'e  comme  on  fai- 
foit  autrefois  l'cloge  perpétuel  de  la  figure  & 
de  fon  ajuftement,  qu'un  moyen  fur  de  ré- 
volter le  Sexe  contre  eux  feroit  d'imiter  les 
Mascarilles  de  Molière  ,  en  faifant  à  tous 
propos  rénumèration  de  Tes  conquêtes. 

On  a  fubftitué  les  Caffés  aux  cabarets:  les 
plaifirs  d'une  fociété  mi-partie  entre  les  hom- 
mes &  le  Sexe,  le  goût  des  concerts,  des 
cercles  amufants  &  des  foupers  délicats  ,  aux 
débauches  groflieres  &aux  défis  d'ivrognerie 
qui  étoient  autrefois  à  la  mode.  Les  mœurs 
fe  font  embellies  fans  contredit,  c'eft  à  dire 
qu'elles  ont  été  corrigées.  Il  faut  efpérer  que 
quelque  nouveau  Molière  achèvera  l'ouvrage 
de  ce  grand  homme.  Il  en  a  montré  le  che- 
min, qu'on  le  fuive,  &fi  nous  n'avons  plus 
de  Molière  à  espérer ,  qu'il  nous  vienne  feu- 
lement des  Deitouches  &  nous  pouvons  être 
fur  s  qu'ils  attaqueront  avec  fuccès  les  ridicu- 
les &  les  vices  qu'on  peut  nous  reprocher  au- 
jourd'hui. 

Qiiand  Molière  n'auroit  pas  eu  tous  ces 
fuccès ,  il  ne  s'en  fuit  pas  qu'on  foit  autorifé 
à  lui  reprocher  quil  ait  fait  des  ouvrages  inu- 
tiles. On  le  feroit  donc  à  profcrire  l'Evangile 
parce  que  depuis  le  tems  qu'on  le  prêche  aux 
hommes  on  ne  les  a  pas  encore  rendus  tous 
fages  j  vertueux  &  bons  Chrétiens. 

B  5  Que 


2(5      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Que  Molière  ait  d'abord  refpe(5lé  le  goût 
du  Public  pour  s'en  faire  écouter,  il  a  bien 
fait.  C'eft  le  père  qui  frotte  de  miel  le  va- 
fe  qui  tient  la  médecine  qu'il  prefente  à  fon 
enfant.  Il  s'agit  de  favoir  fi  le  goût  que 
Molière  a  reconnu  dans  fes  compatriotes  , 
étoit  un  mauvais  goût  en  lui  même,  &  fi  en 
le  refpedant  c'étoit  entretenir  les  défauts ,  les 
ridicules  &  les  vices  que  ce  goût  mal  dirigé 
pouvoit  produire.  Or  il  eft  aifé  de  prouver 
que  l'ufage  que  Molière  a  fait  de  ce  goût  loin 
d'être  préjudiciable,  fut  utile  aux  progrès  de 
fà  morale  &  l'on  en  doit  conclure  qu'il  étoit 
bon  en  lui-même,  &  qu'il  a  du  le  refpeder. 
On  ne  doit  pas  deilecher  un  fleuve  parce  que 
dans  ion  cours  il  entraine  des  immondices, 
détournez  les  égouts,  fes  eaux  relieront  pures. 

'Tout  Auteur  qui  'veut  nous  peindre  dei  mœurs 
étrangères  a  pourtant  grand  foin  d'^aproprier  fa 
■pièce  aux  nôtres  :  pourquoi  ne  le  feroit  il  pas  ? 
S'il  eil  contraire  aux  mœurs  des  François  ou 
s'ils  répugne  de  voir  fur  leur  fcene  les  hor- 
reurs (i  communes  aux  Théâtres  Anglois ,  c'eft 
que  les  crimes  de  l'cfpece  de  ceux,  qu'on  leur 
offriroit  ne  leur  font  pas  familiers ,  que  l'ef- 
prit  toujours  ami  de  la  vérité  &  de  la  vrai- 
ièmblance  rejette  des  images  dont  le  cœur 
n'eil  pas  capable  de  fe  peindre  les  originaux. 
Je  ne  fai  fi  la  bonne  ou  mauvoife  opinion 
qu'on  prendîoit  du  cœur  d'un  Peuple  ne  fe- 
roit pas  fondée  légitimement  fur  le  goût  de 
fès  fpeélacles,  il  eft  certain,  à  ce  qu'il  me 
fêjnble,  que  celui  qui  fe  laiffe  toucher  d'hor- 
reur 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.       27 

reur  ou  de  pitié  par  des  tableaux  moins  ef- 
fraians  &  moins  atroces  fera  celui  en  faveur 
duquel  on  doit  préfumer  qu'il  elt  plus  hu- 
main, plus  vertueux,  plus  fenfible,  &:par  con- 
féquent  plus  facile  à  corriger  de  Tes  défauts , 
puifqu'il  faut  des  refforts  moins  violens  pour 
rémouvoir  &  le  toucher. 

La  com.plaifance  d'un  Auteur  à  peindre 
dans  fes  perfonnages  les  mœurs  &  le  carade- 
re  de  fes  compatriotes,  c'ell  à  dire  de  donner 
à  fes  Héros  des  Vertus  que  rhiftoire  leur  re- 
fufe ,  &  qui  font  communes  dans  (à  Patrie  me 
paroit  louable  en  ce  que  c'eft  un  moyen  d'en- 
tretenir  ces  bonnes  qualités  dans  la  Nation, 
de  les  faire  aimer  d'avantage  &  de  captiver 
l'attention  du  fpeélateur  en  l'intérefîant  pour 
des  Vertus  &  des  bonnes  qualités  qu'il  a  lui 
même,  c'eft  fans  doute  le  motif  qui  a  porté 
Racine  à  donner  à  fes  Héros  la  politeffe  &  la 
galanterie  Françoifes ,  &  ce  ne  font  que  des 
gens  de  mauvaife  humeur  qui  peuvent  trou- 
ver que  ces  Héros  y  ayent  perdu.  Quoi,  par- 
ce que  l'on  aura  donné  à  Brîtannicus  une 
ame  délicate,  un  amour  pour  junie  fondés 
fur  le  mérite ,  les  grâces  &  les  vertus  de  cet- 
te Princefie  ;  qu'on  aura,  dis -je,  uni  dans  une 
ame  généreufe  ce  fentim.ent  louable  à  la  fier- 
té Romaine ,  il  s'en  fuivroit  que  ce  Héros  ne 
feroit  plus  digne  de  l'oreille  des  fagesf*  De- 
puis quand  donc  l'amour  gêné  eux,  délicat  & 
poli  ne  peut  il  plus  s'accorder  avec  la  gran- 
deur d'ame?  La  politeffe  des  François  a-t-elle 
exclu  l'héroïfme  de  chez  cette  nation  &  le 

ga- 


28     L.  H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

galant  Céfar  en  a-t-il  moins  fait  la  conquête 
du  monde  pour  avoir  été  dans  fa  jeuneffe 
auffi  polijaulfi  galant, auffi  fpirituelque  cou- 
rageux &  magnanime?  . 

Les  chefs- d' œuvres  de  Corneille  £^  de  Molïcre 
lomheroïeht  aujourd''hiii  ^  itls  fe  fonùennenî  ce 
n'eft  que  par  la  honte" qu'oit  aurait  de  fe  dédire  S* 
tfon  par  un  vrai  fentiment  de  leurs  beautés ,  une 
honne  pièce  ^  ajoutez- vous,  ne  tombe  jamais  que 
far  ce  qu'acné  ne  choque  pas  les  mœurs  de  fontems. 

Après  vous  avoir  fait  diftinguer  ce  que  Mo- 
lière &  Racine  ont  bien  fait  de  ménager  dans 
nos  mœurs ,  il  efl  queltion  de  vous  prouver 
maintenant  que  Molière  fur  tout  n'a  pas  à 
beaucoup  prés  refpedé  ce  qu'il  y  avoit  réel- 
lement de  vicieux  en  elles. 

L-e  M  ifantrope  &  le  Tartuffe  n'auroientpas 
cffuyé  tant  de  fatires  &  de  perfécutions,nous 
verrions  encore  fubfifter  fous  la  forme  qu'ils 
avoient  alors,  les  défauts,  les  vies  &  les  lidi- 
cules  que  Molière  a  joués  avec  tant  de  naïve- 
té &  fi  peu  de  ménagement.  Il  ne  fe  feroit 
pas  fait  parmi  les  dévots,  les  Médecins,  les  Au- 
teurs &  les  gens  de  Cour  des  ennemis  de  la 
méchanceté  defquels  le  boft  goût  &  Teftime 
de  Louis  XIV.  furent  feuls  capables  de  le  pré- 
server. 

Quant  au  goût  que  vous  fuppofez  dimi- 
nué pour  les  pièces  de  Molière,  c'ed  préci- 
fêment  par  la  raifon  que  vous  imaginez  plus 
capable  de  les  rendre  meilleures ,  c'eft  à  dire 
par  une  critique  peu  ménagée  des  mœurs 
du  tems,  qu'elle  caufe,  i'/7  efi  vrai^  moins  de 

plaifir 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.         2p 

plaifir  aujourd'hui  qu'elle  n'en  faifoit  de  fon 
tems. 

Les  ridicules,  les  défauts  des  mœurs^  qu'il 
a  corrigés  ne  fubfiftant  plus ,  il  ne  feroit  pas 
étonnant  qu'on  fut  moins  frappé  de  fes  ta- 
bleaux puifque  les  originaux  en  font  perdus. 
Les  ridicules  laffés  de  voir  rire  à  leur  dépens, 
les  vices  fatigués  d'être  contrariés  ont  pu 
prendre  une  autre  forme  &  fe  cacher  fous  un 
autre  déguifement  :  c'ell  l'affaire  des  Auteurs 
du  fiécle,  d'imiter  Molière  &  de  leur  arra- 
cher le  nouveau  mafque  qui  les  déguife.  Les 
Ecrivains  du  fiécle  futur  en  feront  autant  & 
peut-être  qu'en  pourfuivant  ainfi  les  vices  de 
retranchement  en  retranchement,  les  Auteurs 
Dramatiques  parviendront  enfin  à  leur  défaite. 

^land  Arlequin  fauvage  efl  fi  bien  accueilli 
des  jpe^ateurs ,  fenje-t-on  que  ce  foit  far  le  goût 
qu'ils  prennent  pur  le  fens  ^la  fimplicité  de  ce 
perjonnage  ^  quun  feul  d entre  eus  voulût  pour 
cela  lui  refjembkr?  Ceft  tout  au  contraire  que 
cette  pièce  favorife  leur  tour  d'efprit  qui  efl  d'ai- 
mer F£  rechercher  les  idles  neuves  £5  fingulieres. 

S'il  étoit  vrai  que  le  Public  eut_  tant  de 
goût  pour  les  idées  neuves  ce  fingulieres,  les 
vôtres  fur  laMufiaueFrançoire&  fur  le  fpec- 
tacle  feroient  généralement  adoptées  &  pour 
réfuter  vôtre  opinion  il  fuffiroit  fans  doute 
de  vous  montrer  le  peu  de  partifans  que  ces 
idées  ont  acquis ,  mais  avec  des  gens  de  vô- 
tre efpece  ce  n'eft  pas  aiîés  que  l'évidence 
pour  les  convaincre,  il  y  faut  joindre  enco- 
re j  le  raifonnement.     Le  Public  eft  fi  £bt  à 

leur 


30       J.  Pï.  D  A  N  C  O  U  R  T 

leur  avis  ,  que  fa  conviuite  &;  fon  goût  ne 
peuvent  jamais  leur  tenir  lieu  de  démondra- 
tion.,  Raifbnuons  donc  puifqus  vous  l'exi- 
gez :  pourquoi  ne  voulez- vous  pas  qu'on  dé- 
lire de  reflèmbler  à  Arlequin  rauvag,e,  pour- 
quoi ne  voulez-vous  pas  qu'on  foit  touché 
de  fon  innocence  &  que  les  fentimens  qu'il 
infpire  partent  d'un  fond  de  bonté  que  les 
vices  n'ayent  pu  anéantir  chez  les  hommes  ? 
Vous  faites  pré  fumer  fi  bien  par  vôtre  ingé- 
nieux Difcours  fur  l'inégalité  des  conditions, 
que  les  hommes  font  bons  naturellement , 
qu'on  peut  vous  l'objeéter  à  vous  même  pour 
vous  convaincre  que  ce  n'efi:  pas  parce  que 
]es  idées  d'Arlequin  fauvage  font  neuves  & 
iîngulieres  qu'on  s'en  laifle  toucher  ;  mais 
que  c'eft  parce  qu'elles  font  naturelles  à  tous 
les  hommes  ,  qu'elles  repréfentent  les  pre- 
miers fentimens  que  la  nature  a  gravés  dans 
leur  cœur  ,  qu'on  les  écoute  avec  tant  de 
plaifîr  &  qu'on  les  faifit  avec  tant  d'avidité. 
Les  hommes  étant  donc  nés  bons  comme 
vous  dites  ,  il  s'en  fuit  qu'un  homme  bon 
doit  leur  plaire  ,  Sz  je  me  laiffe  facilement 
perfuader  que  les  aplaudilTemcns  qu'ils  ac- 
cordent aux  belles  maximes  de  nos  Tragé- 
dies, les  ris  qu'excitent  les  chagrins  d'un  vi- 
cieux tourmenté  fur  la  fcene  comique  par- 
tent également  de  leur  goût  pour  la  vertu 
&  du  plaifîr  qu'ils  ont  de  voir  le  vice  dans 
l'embarras.  11  efl  vrai  M.  qu'il  y  a  peu 
d'hommes  qui ,  connoifTant  les  douceurs  de 
la  fôciétéj  leur  préfèrent  les  mifêres  réelles  de 

Pétat 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       31 

l'état  d'un  Caraïbe  ou  d'un  Orang-Outang 
&  qui  fe  (bucient  beaucoup  de  courir  plus 
vite  qu'un  Cheval ,  d'apercevoir  un  vaifièau 
en  mer  d'auflî  loin  qu'on  puifle  le  voir  a- 
vec  une  lunette,  ou  de  pouvoir  fe  battre  a- 
vec  les  Ours  à  forces  égales. 

Ils  fèntent  trop  que  ces  avantages  phyfî- 
ques  ne  les  dédomageroient  pas  de  la  rai- 
fon  5  mais  ils  font  très  perfuadés  en  même 
tems  ,  que  les  Oramg-Outangs  &  les  Pongos, 
n'ont  pas  à  beaucoup  prés  la  connoiffance 
de  la  loi  naturelle  com_me  Arlequin  fauva- 
ge.  Arlequin  eft  pour  eux  un  modèle  à 
qui  la  nature  les  fait  défirer  de  refièmbler, 
&  il  n'eft  pas  douteux  qu'il  fèroit  à  fouhai- 
ter  pour  le  bien  de  la  fociété  politique  que 
fes  Chefs  aufli  bien  que  tous  fes  m.embres 
enflent  toujours  un  pareil  modèle  fous  les 
yeux.  Le  fpe(5lacle  leur  offre  ce  m.odele, 
il  eft  donc  très  fage  de  les  exhorter  à  ve- 
nir fouvent  l'y  voir,  pour  leur  faire  con- 
trader  l'habitude  de  ces  idées  qu'ils  n'admi- 
rent en  lui  que  par  ce  que  la  nature  leur 
a  donné  les  difpofitions  nécefîaires  à  les  ad- 
mirer. Au  fur -plus  ce  qu'Arlequin  fauva- 
ge  dit  des  nations  civilifées  n'eft  ni  fingu- 
lier  ni  nouveau  ,  mais  il  eft  fage  &  natu- 
rel ;  ce  font  des  idées  exprimées  très  ancien- 
nement ,  vous  les  retrouverez  dans  les  Li- 
vres Sacrés  &  dans  ceux  des  Philofophes  : 
elles  font  préfentées  d'une  manière  h  non 
édifiante  du  moins  plus  agréable  ,  &  c'eft 
par  l'agrément  que  le  fpeâacle  unit  à  la  mo- 
rale 


32      L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T  .. 

raie  qu'il  fait  quelque  fois  dans  le  cOeur  des 
hommes  une  réformation  que  la  Religion  ni 
la  philofophie  n'ont  pu  faire.  C'efl  un  troi- 
fiéme  moyen  d'infcruire  les  hommes  &  de 
les  corriger  que  la  Providence  a  peut  être 
voulu  joindre  aux  deux  premiers  pour  aider 
les  hommes  à  fe  rendre  dignes  de  iâ  miféri- 
corde,  &  qui  fera  tout  aufll  refpeétable  que 
les  autres  quand  on  l'aura  purgé  de  l'Anatê- 
me  &  qu'on  aura  corrigé  quelques  abus  qui 
marchent  encore  à  fa  fuite.  Rappeliez  vous 
M.  quels  applaudilTemens  on  dorïne  généra- 
lement à  cet'te  tirade  d'Arlequin  fauvage  que 
voici. 

Je  penfe  que  vous  êtes  fous  ,  car  vous  cher" 
chez  avec  beaucoup  de  foins  une  infinité  de  chu f es 
mutiles ,  vous^  êtes  pauvres ,  parce  que  vous  hor- 
7iez  vos  biens  dans  V argent ,  ou.  d"^ autres  diable- 
res  ,  au  lieu  de  jouir  fimplement  de  la  nature 
comme  nous ,  qui  m  voulons  rien  avoir ,  afin  de 
jouir  plus  librement  de  tout.  Vous  êtes  efclaves 
de  toutes  vos  pofj'elfwns ,  que  vous  fr: ferez  à  va  ■ 
tre  liberté  ^  à  vos  frères  que  vous  feriez  pen- 
dre s'^îls  vous  avaient  pris  la  plus  petite  partie 
de  ce  qui  vous  ejt  mutile.  Enfin  vous  êtes  des 
ignorans  j  parce  que  vous  faites  conji/ier  vôtre  fa- 
geffe  à  [avoir  les  loix ,  tandis  que  vous  ne  con- 
noifjez  pas  la  raifon  qui  vous  apprendrait  à  vous 
paffer  de  loix  comme  nous. 

Je  puis  vous  protcOer,  moi  qui  fuis  Arle- 
quin ,  &  qui  par  conféquent  puis  vous  fom- 
mer  de  vous  en  rapporter  à  mon  expérien- 
ce. 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      33 

ce,  que  ni  moi  ni  mes  Camarades  ne  fem- 
mes applaudis  dans  aucun  endroit  de  la  pièce 
avec  plus  de  chaleur  que  dans  celui-ci  :  croire 
que  chacun  n'applaudit  alors  que  parce  qu'il 
défire  dans  les  autres  des  vertus  qu'il  ne  fe 
fbucie  pas  d'avoir ,  c'eft  croire  tous  les  hom- 
mes méchans ,  puifque  tous  applaudiflênt  a- 
lors,  &  c'eft  attaquer  vous  même  l'opinion 
que  vous  dites  avoir  de  la  bonté  naturelle  des 
hommes. 
Naturcim  expellas  furcâ  tamen  ufque  recurreU 
Je  (iiis  perfuadé  que  les  hommes  admirent 
la  vertu  de  bonne  foi  dès  qu'ils  la  voyent, 
qu'ils  la  chériflènt,  qu'ils  déteftent  le  crime 
&  le  Vice,  &  que  fi  leurs  pafTions  &  leurs 
intérêts  les  aveuglent  fouvent ,  ils  n'en  font 
pas  moins  les  amis  de  la  Vertu,  ils  n'en  défi- 
rent pas  moins  de  reflèmbler  au^t  modèles 
qu'on  leur  propofè  tur  la  fcene.  Je  crois  fer- 
mement qu'il  n'eft  point  d'homme  qui  ne 
fouhaite  de  mériter  d'être  comparé  à  ces  mo- 
dèles par  préférence  à  tous  autres.  Par  un 
fèntiment  naturel ,  par  un  penchant  irréfifti- 
ble ,  nous  voyons  tous  les  jours  des  méchans 
applaudir  à  de  belles  avions,  je  puis  extrai- 
re d'un  ouvrage  très  indécent  une  maxime 
qui  n'en  eft  pas  moins  admirable  pour  n'être 
pas  dans  fa  place  ,  la  voici  :  'Tel  eft  Vavan- 
tags  de  la  VerHi  que  le  Vice  même  lui  rend  hom- 
mage. 

"Si  le  fpeélacle  eft  capable  de  faire  applau- 
dir la  Vertu  ,  il  eft  donc  capable  de  la  faire 
aimer ,  ce  n'eft  furement  pas  dans  le  moment 
C  où 


34       ,L.   H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

ou  des  inécha.ns  applaudirent  dans  le  parterre 
à  des  maximes  admirables  qu'ails  font  difpofés 
à  mal  faire,  c'eft  lorfque  rendus  à  eux  mê- 
mes au,  feiii  du  vice  &  de  l'oifiveté  ils  n'en- 
tendent plus  la  voix  de  la  fagefle  &  de  la  rai- 
fon  dans  la  bouche  des  Orateurs  facrés ,  des 
Philoibphes  ou  des  Comédiens. 

Lorfque  1&  fanguinaire  Sylla  pleuroit  au 
fpe6lacle,  ce  n'étoit  pas  le  moment  auquel 
il  diétoit  fcs  profcriptions ,  je  crois  au  con- 
traire qu'il  feroit  facile  de  conclure  de  la  fen- 
fîbilité  qu'il  montroit  que  û  la  fréquenta- 
tion du  Théâtre  eut  fait  partie  de  fon  éduca- 
liion,que  s'il  eut  appris  à  réfléchir  comme  on 
le.  peut  faire  dans  un  bon  nombre  de  nos  ex- 
cellentes Tragédies  fur  les  dangers  de  l'aïubî- 
tion,  s'il  eut  vu  fouvent  le  tableau  des  périls 
auxquels  un  Tyran,  unUfurpateur,  un  Traî- 
tre font  expofés  ,  fa  fenfîbilité  naturelle  eut 
triomphé  dans  fon  cœur  de  fès  difpoiîtions  à 
la  Tyrannie.  Qui  vous  affurera  M.  que  fon  ab- 
dication de  l'autorité  fuprême  ne  fut  pas  une 
fuitte  des  imprefTions  qu'il  avoit  reçues  au 
fpedlicle:  pourquoi  vouloir  en  attribuer  tout 
l'honneur  à  la  politique  plutôt  qu'à  fes  re- 
mords ,  remords  excités  en  lui  par  un  tableau 
frappant  de  la.  mifere  d'autrui. 

l\  eft  facile  de  fe  perfîaader  que  l'affreux 
Damieii ,  ni  les  abominables  Jefuites ,  auteurs 
de  l'attentat  contre  Sa  Majefté  Portugaife,  ni 
la  Marquife  de  Tavora ,  n'auroient  jamais  eu 
les  idées  funeftes  qui  les  ont  conduits  au  fli- 
plice  fi  juflement  mérité,  s'ils  avoient  vu  fou* 

vent 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU        35? 

vent  repréfènter  les  Tragédies  de  Cinna  ,  de 
Brutus,  de  Venife  fauvée  5  deCatilina,  &de 
la  mort  de  Céfar.  Ces  Poèmes  admirables 
où  tout  refpire  l'amour  de  la  Patiie  &  fait 
connoître  les  fuites  dangereufes  des  confpira* 
tions  5  auroient  gravé  dans  leur  cœur  la  mo- 
rale qu'elles  contiennent ,  &  fans  doute  éloi- 
gné de  leur  efprit  les  projets  affreux  qui  leur 
ont  caufé  la  mort  &  l'ignominie. 

Il  n'eft  pas  facile  de  concevoir  fuivant  vô- 
tre raifonnement  comment  une  choie  peut 
être  bonne  &  mauvaife  à  la  fois.  Le  /pelade 
dites  vous^  fe  home  à  charger  ^  non  pas  à  chan- 
ger les  mœurs  établies  ,  &  par  conféquent  la 
Comédie  ferait  bonne  aux  bons  £^  mauvaife  aux 
méchans. 

Il  ftiut  opter ,  le  changement  que  la  Comé- 
die porte  dans  les  mœurs  eft  bon  ou  mauvais, 
la  charge  elt  une  addition  qui  ne  peut  qu'être 
utile  ou  préjudiciable  :  or  vous  ne  pouvez  dé- 
montrer que  les  Auteurs  Dragmatiques  en  ref^ 
peétant  par  exemple  le  penchant  des  François 
a  l'amour ,  aient  prélenté  ce  que  cette  paf- 
lion  a  de  vicieux,  comme  l'agrément  le  plus 
flatteur  qu'elle  puiflè  procurer  ,  auquel  cas 
le  ipeélacle  fèroit  également  mauvais  pour 
tout  le  monde.  Ils  transforment  au  contrai- 
re cette  pafllon  en  fentiment ,  ils  veulent  tou- 
jours qu'elle  foit  fubordonnée  à  la  Vertu  ,- 
qu'elle  Ibit  juflifiée  par  le  mérite  &  la  fagefîè 
de  la  perfonne  aimée ,  fi  cette  paifion  eft  tel- 
le dans  les  mœurs  des  François,  affurément 
les  Auteurs  auroient  orand  tort  de  la  pein- 
C  2  dre 


^6       L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

dre  comme  criminelle ,  mais  il  cette  paflion 
n'eft  pas  encore  telle  &  n'eft  qu'un  tribut 
que  les  Auteurs  impofent  aux  cœurs  bien 
faits  en  faveur  de  la  Vertu ,  loin  de  changer 
les  moeurs ,  ils  veulent  apprendre  ce  qui  man- 
que à  leur  perfeélion.  Quand  on  ne  verra 
dans  le  monde  d'autres  Amans  que  ceux  de 
nos  Tragédies ,  on  pourra  regarder  la  pafTion 
de  l'amour  comme  une  vertu ,  la  nation  qui 
la  première  joindra  tant  de  délicateflè  à  fês 
penchans  pourra  fe  flatter  d'être  parfaite,  &" 
les  Ecrivains  qui  auront  infpiré  cette  délica- 
tefîe  auront  fait  une  chofe  également  bonne 
pour  les  bons  &  pour  les  méchans. 

Le  mot  de  àarge  dans  le  fens  qu'il  eft  en-' 
tendu  au  fpedacle  demande  encore  une  autre 
explication. 

Dans  les  pièces  du  Théâtre  François  ôc  du 
Théâtre  Italien  que  nous  appelions  Farces ,  la 
charge  peut  être  regardée  comme  l'abus  de  l'ef- 
prit,  &  aux  dépens  du  fens  commun,  èiVoû 
ne  perdroit  pas  beaucoup  à  la  privation  de  ce 
genre  de  fpeé^acle  burlefque  :  dans  les  pièces 
régulières  la  charge  eft  la  multiplication  des 
traits  dont  l'Auteur  compofe  le  portrait  du 
fujet  qu'il  veut  peindre:  cette  charge  eft  le  chef 
d'œuvre  de  l'art  &  du  génie. 

Molière  par  exemple  a  faifi  d'après  dix 
vingt,  trente,  cent  avares  tous  les  traits  ca- 
raélériftiques  de  l'avarice  dont  il  a  compofé 
le  rôle  d'Harpagon  ;  mais  tous  ces  traits  font 
vrais.  L'art  de  l'Auteur  fut  d'imaginer 
des  fituations  5  de  les  coudre  fi  artiftement, 

que 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       37 

que  û  elles  arrivoient  en  effet  dans  refpace  de 
tems  que  dure  la  pièce ,  un  avare  quel  qu'il 
fut,  feroit  infailliblement  les  mêmes  chofes  que 
fait  Harpagon.  La  charge  ne  confifte  efFeCli- 
vement  que  dans  le  laps  de  tems  dont  la  briè- 
veté ne  lailfe  pas  fuppofer  raflêmblage  aduel 
d'un  fi  grand  nombre  d'incidens  ,  mais  elle 
n'eft  pas  capable  d'altérer  la  vérité  des  traits , 
c'elt  au  contraire  l'affemblage  de  ces  traits  vifs 
&  vrais  qui  rend  le  tableau  plus  frappant,  & 
qui  force  le  fpedateur  d'appercevoir  les  in- 
convéniens  du  Vice  ou  du  ridicule  que  l'on 
joue  :  comment  donc  voulez  vous  que  cette 
manière  dinftruire  foit  capable  d'entretenir  le 
Vice  au  lieu  de  le  corriger  &  que  le  cœur  des 
méchansen  tire  partie?  Sic'ert  là  le  genre  de 
charge  que  vous  attaquez  vous  ne  réumrez  fans 
doute  pas  mieux  à  prouver  le  danger  du  fpec- 
tacle. 

Mais  fi  vous  me  prouvez  qu'un  avare  en 
devient  plus  avare  pour  avoir  vu  repréfenter 
celui  de  Molière,  un  Roi  pacifique  &  bien- 
fàifant,  un  Tyran  dételtable  pour  avoir  vu 
repréfenter  y^/rf'e ,  un  de  nos  Marquis  plus  ri- 
dicule qu'à  fon  ordinaire  pour  avoir  vu  don- 
ner des  nafardes  à  l'Efine  dans  le  Joueur^  & 
des  coups  de  bâton  à  Mafcarille  &  à  Jodelkt 
dans  les,  Prêcieuf es  Ridicules  y  je  conviendrai  de 
bonne  foi  que  le  fpedacle  non  feulement  eft 
mauvais  pour  les  méchans ,  mais  même  je  fou- 
tiendrai  qu'il  ejt  dangereux:  pour  les  bons. 

A  Londres ,  ditez-vous ,  un  Drame  intérefe 

-enfaifant  hdir  les  François^  àTimis  la  belle paf' 

C  3  jion 


38      L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

fwn  ferait  la  piraterie  y  à  Me  fine  une  njengeance 
bien  favoureufe  y  à  Goà  r  honneur  de  Irukr  des 
Juifs  :^  pourquoi  citer  des  goûts  atroces  pour 
en  faire  induire  que  le  nôtre  eft  mauvais  & 
pour  atténuer  les  bonnes  raifons  que  nous  a- 
vons  de  trouver  nos  pièces  bonnes  ?  Ce  n'eft 
pas  en  agir  en  critique  de  bonne  foi.  Prou- 
vez encore  un  coup  que  nos  mœurs  font  mau- 
vaifes  &  que  nos  Drames  en  entretiennent  la 
corruption. 
^  Je  crois  vous  avoir  dém.ontré  ci-deffus  en 
citant  Britannicus  que  nôtre  goût  pour  l'a- 
mour n'étoit  pas  condamnable  en  lui-même , 
qu'au  contraire  les  Auteurs  Dragmatiques  au- 
roient  tort  de  ne  pas  refpeder  &  profiter  d'un 
des  avantages  de  nos  mœurs  fur  celles  des  au- 
tres peuples,  qu'ils  s'étoient  fagement  attachés 
à  nous  apprendre  le  parti  que  nous  pouvions 
tirer  en  faveur  de  la  vertu  de  nôtre  penchant 
à  l'amour,  en  indiquant  aux  cœurs  bien  faits 
les  objets  auxquels  ce  penchant  doit  les  atta- 
cher ;  &  je  crois  qu'en  ce  cas  il  eft  auffi  fage 
de  defîèndre  l'amour  &  de  forcer  les  pédans  à 
k  reconnoitre  pour  un  fêntiment  fublime  & 
délicat, qu'il  feroit  abfurde  d'applaudir  l'atta- 
chem.ent  intérefle  d'un  vieux  avare  pour  une 
jeune  perfonne  lors  qu'il  n'évalue  pour  quel- 
que chofe  les  charmes  de  fa  Maitrefîè,  qu'après 
avoir  fait  attention  à  Ton  coffre  fort,  que 
la  Vertu  ,  la  bonne  conduite,  l'œconnomie  ne 
lui  paroiffent  pas  dignes  d'entrer  en  compte 
&  qu'il  palTeroit  volontiers  tous  les  vices 
g.  l'objet  de  fon  amour  pour  vu   qu'elle  eut 

autant 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        39 

autant  d'écus  que  de  mauvaifes  qualités. 

On  voit  bien  que  vous  n'avez  pas  fous  les 
yeux  les  objets  de  vôtre  critique,  les  livres 
vous  manquent  &rurtout  Molière,  vôtre  mé- 
moire ne  vous  dédomage  pas  de  cette  priva-. 
tion,  vous  n'auriez  pas  imaginé  qu'il  eft  des 
caraderes  eftimables  qu  on  n'ofe  mettre  fur 
la  fcene  tel  que  celui  d'un  homme  droit ,  ver- 
tueuxjimple&fans  galanterie  qui  m  fait  point 
de  belles  pbrafes ,  ou  un  fage  fam^  préjugés  qui 
aiant  reçu  un  affront  d'un  fpadaijin ,  rcfufe  de 
s'aller  faire  égorger  par  Voffenfeur  vqu'on  epmfe^ 
ajoutez- vous,  tout  Part  du  Watre  pour  ren- 
dre ces  perfonnages  intéreffans  comme  le  Cid  au 
peuple  François ,  j  aurai  tort  fi  l'on  réujfiîr 

Pour  détruire  cette  obje6lion ,  il  m'eft  fa- 
cile de  prouver  que  nos  Auteurs  n'ont  pas  eu 
la  lâche  complaiiance  que  vous  dites  &  de  le 
prouver  par  des  faits. 

Molière  a-t-il  attendu  que  les  ordonnances 
de  Louis  XIV.  du  Duc  d'Orléans  Régent  & 
de  Louis  XV.  impof.ffent  filence  au  zelein- 
difcret  desEcclefialliques  turbulents  ou  fana- 
tiques pour  attaquer  Thipocrifie  des  faux  dé- 
vots dans  fon Tartuffe?  A-t-il  attendu  que  les 
extravagances  des  Marquis  de  fon  tems  ne  fuf- 
fent  plus  a  la  mode  pour  les  tourner  en  ridicule? 
A-t-il  attendu  qu'on  fe lalîat  de  flatter  la  vani- 
té des  Coquettes  en  partageant  leur  maligni- 
té &  faifant  chorus  de  médifance  avec  elles, 
pour  faire  le  Mifantrope?  A-t-il  attenduque 
nos  Médecins  fuffent  devenus  favans,  aima- 
bles ,  éloquens  ,  dociles  &  prudens  dans  les 
C  4  con- 


40      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

confultations,  prêts  à  defférer  à  l'avis  le  plus 
fage  &  à  des  conclurions  probables ,  pour  fe 
moquer  des  Médecins  pédans  opiniâtres ,  ba- 
vards ,  incapables  par  ignorance  de  faire 
des  applications  raifonnées  des  principes  de 
leur  art  ?  tr        r 

Corneille ,  le  pieux  Racine  &  M.  de  Vol- 
taire ont  ils  attendu  des  motifs  pour  attaquer 
l'orgueil  defpotique,  l'hipocrifie  &  le  fana- 
tifme?_  Non  furement.  Ne  femble-t-il  pas  au 
contraire  qu'ils  aient   prévu  le  malheur  du 
Portugal ,  &  que  ce  trifte  événement  foit  ar- 
rivé pour  juftifier  leur  hardieffe  ,  leur  pré- 
voyance, &la  jufteffe  de  leur  efprit.  Je  con- 
viens que  Ravaillac  &  Jaques  Clément  ont 
exifté  avant   eux  &  que  la  Mémoire  de  ces 
fcélérats  peut  avoir  inlpiré  leurs  Mufes,  mais 
enfin  il  elt  certain  que  le  fanatifme  n  eft  pas 
encore  détruit  &  qu'il  fait  prévoir  &  crain- 
dre aux  gens  %es  des  événemens  triftes  pour 
Tavenir.   Corneille,  Racine  &  Voltaire   n'ont 
cependant  pas  attendu  ces  événemens,  pour 
s  efforcer  d'en  infpirer  la  crainte  ^  nous  pou- 
vons ce  me  femble  conclure  de  ces  exemples 
que  nos  Auteurs  ne  font  pas  auffi  lâches  que 
vous  le  dites  èc  ne  refpeaent  pas  autant  les 
mœurs  du  fiécle  que  vous  feignez  de  le  croi- 
re.    On  n'a  pas  attendu  que  la  Chambre  Ar- 
dente eut  fait  rendre  gorge  aux  fangfues  du 
Peuple  pour  avertir  le  Public  &  par  confé- 
quent  le  Miniftére  de  leur  friponnerie. 

Ce  n'eft  peut-être  qu'aux  fcenes  ingénieu- 
fes  fi  fôuvent  décochées  contre  les  Procureurs 

qu'on 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.        41 

qu'on  doit  l'attention  que  nos  intégres  Ma- 
giftrats  font  maintenant  à  leur  conduite,  on 
n'a  pas  furement  attendu  qu'ils  fuflcnt  deve- 
nus honnêtes  gens  pour  jouer  leurs  manœu- 
vres en  plein  Théâtre,  fi  Ton  n'a  pas  coiri- 
gé  les  Financiers  de  leur  voracité,  les  Procu- 
reurs &  les  autres  Commis  llibal ternes  de  la 
Juftice ,  de  leur  friponneries  ;  au  moins  par 
ies  avis  qu'on  a  donnés  au  Public  aux  Magi- 
ftrats  &  aux  Minières ,  a-t  on  fuggeré  à  ceux- 
ci  l'attention  néceflaire  pour  y  mettre  ordre , 
c'eft  ainfi  qu'on  a  trouvé  les  Àdminlitrateurs 
du  remède  ;  vous  objederez  à  cela  que  vôtre 
reproche  fubfifte  toujours  &  qu'il  eft  égale- 
ment bien  fondé ,  puifque  le  remède  n'eft  pas 
le  Théâtre  qui  opère  la  converfion  de  ceux 
qu'il  accufe,mais  la  févérité  falutaire  de  leurs 
furveillans. 

Un  homme  reçoit  un  coup  d'épée,  il  eft  en 
danger  de  la  vie,  il  tombe  de  foibleflè,  un 
paflànt  charitable  touché  de  fon  état  vole  chez 
un  Chirurgien,  l'amené  &  lui  remet  le  blef- 
fédans  les  mains,  le  Chirurgien  tire  cet  hom- 
me d'affaire  &  lui  fauve  la  vie  ;  le  pafTant  en 
e(l  il  moins  la  caufe  première  du  falut  de  cet 
homme? 

Pour  prouver  que  îe  'Théâtre  purge  les  paf- 
fions  qiCon  n'a  fas  ^fomente  celles  qu'on  a ,  vous 
dites  qu'on  n'ofê  mettre  fur  la  fcene  un  hom- 
me ^roit ,  vertueux  ^fimfle  ^greffier  ^  fans  galan- 
terie ^  qui  ne  dit  point  de  helhs  phrafes ,  il  y  a  ce- 
pendant longtems  que  Molière  a  produit  cet 
homme  fur  la  fcene.  Chrifale  dans  les  fem- 
C  5  mes 


42      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

mes  favantes  eft  l'homme  que  vous  dites  à  la 
grofïïereté  près  qui  n'eft  bonne  à  rien  ,  c'eft 
un  homme  dont  le  rôle  eft  û  bien  foutenu , 
qui  dit  des  chofes  û  fimples  &  fi  peu  galan- 
te, fi  analogues  à  la  fituation  dans  laquelle 
il  eft,  qu'il  faut  l'admirer  malgré  qu'on  en  ait. 
Pourquoi  fon  rôle  fait  il  tant  de  plaifii?  C'eft 
précifementj  que  l'Auteur  a  employé  tout 
fon  efprit  a  n'en  point  donner  à  fon  perfon- 
nage  :  hic  îahor  hc  opus. 

Molière  auroit  pu  comme  nos  Auteurs  d'à 
préfent  lui  donner  beaucoup  de  fineflè  lui  fai- 
re lancer  des  m.adrigaux  &des  épigrames  très 
aiguës  contre  la  pédanterie  des  femmes  favan- 
tes, mais  il  étoittrop  grand  maître  pour  cela, 
il  a  fenti  qu'il  ne  falloit  oppofer  que  du  bon 
fens  à  l'abus  de  la  fcience  &  de  l'efprit,  il  a 
<ionc  fait  parler  un  homme  fenfé  ^fimple,  fans 
amour  S' fans  galanterie^  enfin  un  homme  tel 
que  celui  que  vous  croiez  qu'on  n'a  pas  en- 
core ofé  mettre  fur  la  fcene ,  écoutez-le  pour 
vous  en  convaincre. 

C'cft^  à  vous  que  je  parle,  ma  fôeur. 
Le  moindre  folécifme  en  parlant  vours  irrite  ^ 
Mais  vous  en  faites ,  vous ,  d'étranges  en  con- 
duite. 
Vos  livres  éternels  ne  me  contentent  pas, 
Et ,  hors  un  gros  Plutarqiie  à  mettre  mes  rabats, 
Vous  devriez  brûler  tout  ce  meuble  inutile. 
Et  laiffer  la  fcience  aux  dodleurs  de  la  Ville; 
M'ôter  pour  faire  bien ,  du  grenier  de  céans 
Cette  longue  Lunette  à  faire  peur  aux  ç^ens , 

^  "   Et 


A  Mr.  J.  }.  ROUSSEAU.      4^ 

Et  cent   brimborions  dont   rarpe6l   impor- 
tune j 
Ne  point  aller  chercher  ce  qu'on  fait  dans  la 

Lune , 
'^t  vous  mêler  un  peu  de  ce  qu'on  fait  chez 

vous , 
Où  nous  voions  aller  tout   fans  deffus  def- 

fous. 
Il  n'eft  pas  bien  honnête  &  pour  beaucoup  de 

caufès , 
Qu'une  femme  étudie  &  fâche  tant  de  chofes. 
Former  aux  bonnes  mœurs  l'efprit  de  fes  En- 
fans  , 
Faire  aller  fon  ménage  avoir  l'œil  fur  fes 

gens , 
Et  iéQ;ler  la  dépenfe  avec  œconomie 
Doit  être  fon  étude  &  fa  Philofophie. 
Nos  Pères  fur   ce  point   étoient   gens  bien 

fenfés, 
Qui  difoicnt  qu'une  femme  en  fait  toujours 

aifés 
Qiiand  la  capacité  de  fon  efprit  fe  hauffe 
A  connoître  un  pourpoint  d'avec  un  haut  de 

chauffe  : 
Les  leurs  ne  iifoient  point,  mais  elle  vivoient 

bien  ; 
Leurs  ménag-es  étoient  tout  leur  do6le  entre- 

tien  j 
Et  leurs  livres,  un  dé,  du  fil  &  des  aiguilles 
Dont  elles  travailloient  au  trouffeau  de  leurs 

filles 
Les  femmes  d'à  prélênt  font  bien  loin  de  ces 

Elle, 


4*       L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Elles  veulent  écrire  &  devenir  Auteurs  : 
Nulle  fcience  n'eft  pour  elles  trop  profonde 
Et  ccaus  beaucoup  plus  qu'en  aucun  lieu  du 

monde , 
Les  fecrets  les  plus  hauts  s'y  laiflènt  conce- 
voir, 

Et  l'on  fait  tout  chez  moi ,  hors  ce  qu'il  faut 
fçavoir  ; 

On  y  fait  comme  vont  Lune ,  Etoile  polaire , 

Venus,  Saturne  &  Mars  dont  je  n'ai  point 
affaire  ; 

Et  dans  ce  vain  fçavoir  qu'on  va  chercher  fî 
loin , 

On  ne  fait  comme  va  mon  pot  dont  j'ai  be- 
foin. 

Mes  ^gns   à  la  fcience  afpirent  pour   vous 
plaire. 

Et  tous  ne  font  rien  moins  que  ce  qu'ils  ont 
à  faire. 

Raifonner  eft  l'emploi  de  toute  ma  maifon; 

Et  le  raifonnement  en  bannit  la  raifbn  : 

L'un  me  brûle  mon  rot  en  lifant   quelque 
hiftoire, 

L'autre  rêve  à  des  vers  quand  je  demande  à 
boire  ;  > 

Enfin  je  vois  par  eux  vôtre  exemple  fuivi. 

Et  j'ai  des  ferviteurs  &  ne  fuis  point  fervi. 

Une  pauvre   fervante   au  moins  m'étoit  ref- 
tée , 

Qui  de  ce  mauvais  air  n'étoit  point  infec- 
tée; 

Et  voilà  qu'on  la  chaffe  avec  un  grand  fracas, 

A  caufê  qu'elle  manque  à  parler  Vaugelas. 

Je 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        4^ 

Je  vous  le  dis ,  ma  iôeur ,  tout  ce  train  là  me 
bleflê, 
..    Car  c'eft ,  comme  j'ai  dit ,  à  vous  que  je  m'a- 
I         drefle. 

Appellerez  vous  tout  cela  de  refprît,  du 
ftile  fleuri,  des  épigrames,de  la  galanterie.  Non 
fans  doute  ;  on  n'y  peut  voir  qn'un  ftile  fim- 
ple,  uni,  &  ce  que  tout  homme  fenfé  diroit  à 
la  place  de  Chrifale:  il  ne  fè  fêrt  pour  expli- 
quer fk  penfée  que  des  exprcflions  les  plus 
fïmples  &  les  plus  communes  au  lieu  d'em- 
ployer de  belles  phrafes  comme  vous  fuppo- 
fez  qu'on  fait  toujours. 

J'ai  donc  trouvé  dans  Chrifale  l'homme  que 
vous  n'aviez  pas  encore  vu ,  fi  ce  n'eft  pas 
lèlon  vous,  avoir  trop  d'efprit  que  de  ne  dire 
quef  des  chofes  vraies,  fimpies  &  raifonnables. 

Le  troifiéme  reproche  de  vôtre  obfèrvation 
n'eft  pas  plus  difficile  à  pulverKêr  que  les  deux 
autres  ,  &  je  ne  vois  pas  pourquoi  l'on  n'ofê- 
roit  pas  mettre  fur  la  fcene  un  homme  fans  pré- 
jugé qui  refuferoit  d^expfer  fa  vie  pour  fè  van- 
ger  d'une  infulte.  Le  Cocu  imaginaire  eft  dé- 
jà plein  de  traits  qui  feroient  à  merveille  dans 
la  bouche  de  vôtre  homme  ,  il  pourroit  dire 
comme  Sganarelle. 

Mais  mon  honneur  me  dit  que  d'une  telle  of- 

fenfè, 
Il  faut  abfolument  que  je  tire  vengeance. 
Ma  foi  laiflfons  le  dire  autant  qu'il  lui  plaira , 
-  Au  Diantre  qui  pourtant  rien  du  tout  en  fera. 

Quand 


46       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Quand  j'aurai  fait  le  brave  &  qu'un  fer  pout 

ma  peine 
M'aura  d  un  vilain  coup  transpercé  la  bedaine, 
Que  par  la  Ville  ira  le  bruit  de  mon, trépas. 
Dites  moi ,  mon  honneur ,  en  {êrez  vous  plus 

gras  ? 

Puis  qu'on  tient  à  bon  droit  t«ut  crime  per- 

fonel , 
Qiie  fait  la  nôtre  honneur  pour  être  criminel? 
Des  adions  d'autrui  dois  je  porter  le  blâme? 

Ce  ton  comique  vous  révolteroit  dans  la 
bouche  d'un  fage,  aufîi  n'eft  ce  pas  le  ftile 
que  je  propoferois  d'imiter  ;  mais  l'emploi  de 
ces  mêmes  argumens  en  ftile  plus  grave  con- 
tre les  abus  du  point  d'honneur  mal  entendu. 
Perfonne  je  vous  jure  ne  fèroit  choqué  de  voir 
fur  la  Scène  un  Spadaffin  inlblent  puni  tout 
autrement  que  par  des  voyes  de  fait ,  &  pour- 
vu que  vôtre  fage  prouvât  que  ce  n'cit  point 
la  lâcheté  qui  l'arrête  mais  la  raifon ,  que  le 
mépris  qu'il  a  pour  un  infolent  n'exclut  pas 
chez  lui  la  bravoure  :  je  vous  jure  qu'un  pa- 
reil perfonnage  feroit  goûté.  Mettez  dans  une 
Tragédie  ce  brave  Capitaine  Grec  en  discus- 
fion  avec  ce  brutal  qui  picqué  de  n'avoir  pas 
raifon  le  menaçoit  de  le  frapper,  croyez  vous 
qu'on  ne  l'applaudira  pas  quand  avec  un  mé- 
pris héroïque,  il  lui  dira:  frapes  mais  écoutes. 

Vous  imaginez  vous,  m'allez  vous  dire, 
que  ce  point  d  honneur  pointilleux  fubfifteroit 
avec  moins  de  force,  quand  on  auroit  vu  vô- 
tre Comédie  ou   vôtre  Tragédie  &   qu'un 

hom- 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      '47 

homme  qui  auroit  reçu  un  foufflet  en  feroit 
moins  méprilé  quelque  fage  qu'il  fut  ,  s'il 
négligeoit  d'en  tirer  raifon;  Pourquoi  non? 
Si  cet  homme  pouvoit  juftifier  fon  Stoicif- 
me  par  des  motifs  auf  fi  louables  que  ceux  que 
j'exige,  &  fî  la  pièce  étoit  affés  bien  faite 
pour  prouver  à  tout  le  monde  que  puis- 
qu'on a  les  voyes  de  la  Juftice  pour  (ê  van- 
ger  de  l'injure  c'eft  fe  rendre  aufll  criminel 
que  l'offenfeur  que  d'anticiper  fur  les  droits 
du  Gouvernement  en  fe  faifant  foi  même  juf- 
tice, il  y  auroit  plus  d'oreilles  que  vous  ne 
croyez  dispofées  à  faifir  les  vérités  de  cette 
pièce. 

Nous  devons  fans  doute  à  l'éducation  de  nos 
Militaires  d'aujourd'hui ,  à  leur  politefle ,  aux 
progrès  de  la  fageffe  dans  cet  ordre,  &  fur- 
tout  au  discrédit  des  parties  de  Cabaret  jadis 
trop  à  lan)ode,  l'extinétion  de  cette  fureur 
des  duels  maiheurcufement  fi  fréquens  au- 
trefois. 

On  chaffe  aujourd'hui  de  tous  les  Corps 
les  Spadaffins  turbulens  qui  en  troublent 
la  tranquillité  :  on  a  defiéndu  ces  épreu- 
ves de  valeur  qu'on  faifoit  effuyer  aux  Of- 
ficiers nouvellement  reçus  ,  preuves  trop 
multipliées  pour  n'être  pas  dégoûtantes  & 
pour  ne  pas  rendre  l'uniforme  odieux  à  tous 
les  gens  fenfés.  On  diftingue  parfaiternent 
la  valeur  de  la  faufîe  bravoure  &  l'on  voit  a- 
vcc  une  fatisfaétion  infinie  pour  les  fages  que 
les  Officiers  dont  la  valeur  elt  la  moins  fus- 
-  pede  vis  à  vis  les  ennemis  de  l'^^tat ,  font  ceux 

qui 


48      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

qui  craignent  le  plus  de  fe  faire  des  ennemis 
perfonnels  11  eft  donc  certiin  que  ces  braves 
gens  feroient  les  premiers  à  applaudir  celte 
pièce  &  à  fiiifir  des  argumens  folides  qui  fe- 
roient céder  le  préjugé  au  bon  fens  &  à  la 
raifon;  mais  fî  l'homme  que  vous  dites,  ne 
juftîfie  pas  qu'il  a  de  la  valeur  &  qu'il  pour- 
roit  même  entreprendre  fa  vengeance  avec 
fuccès,  que  c'eft  la  feule  raifon  qui  lui  retient 
le  bras,  vôtre  homme  déplaira  certainement 
parce  qu'il  paroîtra  lâche  &  que  la  lâcheté  eft 
légitimement  odieufe.  S'il  n'y  avoit  point  de 
lâches  il  n'y  auroit  point  de  Spadamns,  car 
ces  derniers  favent  bien  que  toute  leur  capa- 
cité ne  les  tireroit  pas  d'affaire  vis-à-vis  d'un 
brave  homme,  fi  dès  la  première  affaire  qu'ils 
ont,  ils  couroient  risque  de  la  vie,  ils  fe- 
roient furement  moins  téméraires  dans  la  fliite 
&  réferveroient  pour  l'Etat  cette  bravoure 
impertinente  qui  ne  fert  qu'à  les  faire  haïr  oC 
méprifer  des  gens  fages  &  modérés.  JLa  plus 
part  des  gens  de  cette  efpece ,  ne  font  d'ail- 
leurs ufàge  de  leur  adreffe  que  vis  à  vis  de 
ceux  qu'ils  connoifïènt  ou  timides  ou  mal-a- 
droits. Je  comtois  tels  de  mes  écoliers ,  dit  le  maî- 
tre d'armes  dansThimon  le  mifantrope,  qui 
n  ofer oient  jamais  fe  battre  s'ils  n'èîoient  fûrs  de 
le  faire  fans  péril. 

Si  les  Spadaffms  font  haï  (Tables  vous  m'avoue- 
rez que  les  lâches  ne  le  font  pas  moins  :  la 
valeur  cil  le  feul  rempart  que  la  nature  ait 
accordé  aux  hommes  contre  la  violence:  c'efl 
l'unique  obftacle  que  les  Rois  puifTent  oppofer  à 

l'am- 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        49 

l'ambition  de  leurs  voifins,  c'eft  à  la  valeur 
qui  menace  &  fait  trembler   les  Machiaveîs ^ 
qu'on  doit  le  falut  &la  tranquillité  des  Etats: 
tout  homme  qui  n'a  pas  cette  qualité  de  l'ame, 
peut  avec  raiibn  être  méprifé  ;  on  ne  mérite 
pas  la  part  que  l'on  a  dans  les  biens  de  la  Pa- 
trie quand  on  n'a  pas  le  courage  de  la  deffendre. 
Ce  courage  ne  doit  avoir  lieu  que   vis-à- 
vis  les  ennemis  du  Prince ,  6:  dès  qu'on  l'em- 
ployé contre  un  de  fes  compatriotes   on   de- 
vient criminel  envers  l'Etat, puisqu'on  s'expofê 
à  le  priver  d'un  bras  deftiné  pour  fa  deffenfê. 
On  doit  fe  mocquer  également  des  lâches  & 
des  Spadaflins ,   les  uns  &  les  autres  peuvent 
être  joués  avec  fuccès  fur  la  fcene,  &  l'on  y 
peut  fqire  admirer  un  vaillant  homme  qui  re- 
fufe  d'expofer  pour  fa  caufe  pcrfonnelle,  une 
vie  nécefîàire  à  l'Etat,  on  l'applaudira  au  con- 
traire de  fbn  mépris  pour  le  préjugé.     Il  eft 
dur  de  foupçonner  le  Public  François  com- 
me vous  le  faites,  de  n'applaudir  dans  leCid 
qu'au  grand  coup  d'épée  qu'il  donne  au  Com- 
te de  Gormas. 

Vous  n'affeélez  apparemment  cette  opinion 
que  pour  faire  croire  que  la  bravoure  gâte  les 
m.œurs  de  la  nation ,  je  fais  bien  que  fi  tous 
les  hommes  étoient  bons  &  fages,  la  valeur 
feroit  la  plus  inutile  de  toutes  les  qualités  : 
mais  puisque  l'ambition,  rinjuftice,  l'opprcf- 
fion ,  la  cruauté  l'on  rendu  fi  néceflaive  de- 
puis Nimbrûth  juiqu'aujourd'hui  &  que  pro- 
D  bable- 


jo      J.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

bablement  elle  ne  le  fera  gueres  moins  dans 
les   fiécles  à  venir  ;   il  eft  très  fage  de    la 
faire  aimer  &  de  la  nourrir  par  de^  grands 
applaudiflêmens.     Le  Quiétifme  Tolérant  de 
la  Penfilvanie  ne  convient  point  du  tout  à  la 
France:  on  applaudit  cependant  moins  à  la 
bravoure  du  Cid  qu'à  la  juftice  du  coup  qui 
punit  un  infolentjVÛ  que  l'infulte  eft  faite  a 
un  vieilland  hors  d'état  de  fe  venger  lui  même. 
On  compatit  avec  raifon  au  malheur  d'un 
brave  Cavalier  puis  que  ce  n'eft  point  fa  ven- 
geance perfonnelle  qu'il  a  entreprife  mais  cel- 
le de  fon  père,  &  que  cette  vengeance  tout- 
te  légitime  qu'elle  eft ,  le  rend  malheureux , 
on  détefte  la  cruauté  du  point  d'honneur  qui 
lui  a  fait  perdre  fa  maitreffe  dont  il  eft  fi  dig- 
ne &  qu'il  eft  fur  le  point  d'époufer,  &  l'on 
eft  ravi  que  fa  valeur  &  fa  vertu  lui  méritent 
l'honneur  de  voir  fon  Roi  s'intérefTer  au  fuc- 
cès  de  fon  Amour,  &  qu'à  force  de  belles 
aaions,  il  juftifie  le  penchant  deChiménepour 
le  meurtrier  de  fon  père:  voilà  ce  qui  inté- 
reflè  &  ce  qu'on  applaudit  dans  la  pièce  j  c'eft 
parce  que  Rodrigue  a  toutes  les  vertus,  qu'on 
lui  pardonne  une  vengeance  qu'il  ne  prend 
que  malgré  lui ,  &  non  pas  parce  qu'il  a  fait 
un  beau  coup  d'épée,  &  que  les  François  les 
aiment  trop  comme  on  préfume  que  vous  le 
croiez.    Remarquez  auflîM.  que  l'Auteur  n'a 
pas  oublié  de  mettre  dans  le  bouche  du  Roi 
des  vers  très  énergiques  contre  la  fureur  des 
duels,  &  que  par  cette  fage  précaution,  il 


aver- 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        ^i 

avertit  le  Public  que  ce  n*eft  pas  pour  encou- 
rager nos  Fenagus  qu'il  fait  paroître  la  valeur 
au  Cid  2iYec  tant  d'éclat. 

On  admire  à  la  Comédie  leCià  quon  iroit  voir 
pendre  en  grève.    Eh  !   quel  eft  M*  le  cœuf 
afles  barbare  pour  prendre  plaifîr  à  ce  der- 
nier Tpedacle  ?  Quel  eft  l'homme  afles  ftupi- 
de ,  afles  inhumain  pour  ne  voir  qu'un  Cri- 
minel dans  laperfonne  de  ce  Héros  qu'on  traî- 
neroit  au  Tuplice?  Onneverroit  en  lui  qu'un 
martyr  du  point  d'honneur;  &  toutes  les  ré- 
flexions que  vous  faites  furTétabliflement  des 
loix  qui  le  prôfcrivent  fe  préfenteroîent  à  l'ef^ 
prit  de  tout  homme  fenfépourjuftifier  le  pré- 
tendu Criminel  :  étes-vous  bien  fur  d'ailleurs 
que  ces  loix  ne  feroient  pas  mitigées  en  fa- 
veur d'un  fils  qni  ne  feroient   criminel  que 
par  l'ordre  de  fon  père  &  par  excès  d'attache- 
ment pour  lui. 

Entretenir  le  courage  dans  le  cœur  d*urt 
Peuple  quelconque,  c'eft  faire  un  bien  mo- 
ral &  politique.  C'eft  aux  loix, à  la  raifon, 
c'eft  aux  Auteurs  Dramatiques  à  lui  faire  fen- 
tir  que  la  faufle  application  du  courage  eft  uri 
vice  &  cela  n'eft  pas  fl  fort  éloigné  d°u  fuccès 
que  vous  vous  l'imaginez. 

Je  me  trompe  fort  fi  vous  n'avez  imaginé 
un  très  beau  dénouement  pour  quelque  Tra- 
gédie ou  Comédie  dans  laauelle  le  point  d'hon- 
neur mal  entendu  feroit  robjet  de  la  critique. 
Le  perfonnage  que  Vous  indiquez  à  Louis 
XIV.  vis  à  vis  de  M.  de  Làimin  fiéroit  par- 
faitement à  quelque  Héros  poétique. 

D  a  .  Ce 


52       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Ce  n'eft  pas  cependant  que  je  voye  comme 
vous,  des  coups  de  canne    bien  appliqués  k 
M.  de  Lauvm  par  Louis  XIV ,  rien  n'étoit 
plus  aifé  à  ce  grand  Monarque  que  d'en  don- 
ner ;  mais  pour  infpirer  à  fes  peuples  le  ref- 
pea  qu'il  éxigeoit  d'eux  pour  la  Nobleflcjil 
en  donnoit  l'exemple  &  ne  vouloit  pas  que  ce 
Corps  illuftre  eut  à  rougir    du  deshonneur 
d'un  de  fes  membres     Le  procédé  de  Louis 
XIV.  elt  donc  obfolumenr  ie  contraire  de  ce- 
lui que  vous  lui  reprochez:  il  enfeignoit  par 
là  à  tout  le  monde  que  la  Noblefle  eft  fi  ref- 
pedable  qu'il  n'eft  jamais  permis  qu'aux  loix 
de  l'Etat  de  la  punir  de  Tes  désordres. 

Si  les  caufes  qui  occafionnoient  des  duels 
autrefois  fi  fréquens,  ne  fubfiftent  plus,  fi 
les  hommes  ont  reconnu  qu'ils  étoient  des 
fous  de  s'égorger  pour  des  motifs  auffi  puéri- 
les, que  ceux  qui  donnoient  lieu  autrefois  à 
ces  fortes  de  combats,  c'eft  un  degré  de  fa- 
ctefle  acquis.  Vous  devriez  vous  en  apperce- 
voir,  &  ne  pas  vous  élever  fi  fort  contre 
ceux  qui  fe  contentent  de  fe  battre  2.\i  pre- 
mier fang. 

Ce  n'eft  pas  comme  vous  le  dites ,  qu'on 
s'en  impofe  la  condition  j  il  n'y  a  pas  un  bra- 
ve homme  qui  ne  crût  être  taxé  de  lâcheté, 
s'il  en  faifoit  la  propofition  ;  mais  l'humanité 
&  la  raifon  ont  gacrné  dans  le  cœur  des  bra- 
ves gens,  de  leur  faire  fentir  que  la  plus  gran- 
de partie  des  raifons  pour  lefquelles  le  préju- 
gé leur  met  l'épée  à  la  main  ne  demandent 
pas  tout  le  fang  d'un  adverfaire  j  &  c'eft  par- 
ce 


AMr.  ].  J.  ROUSSEAU.        53 

ce  qu'ils  ne  font  pas  des  hêtes  féroces  qu'Us 
s'abîtiennent  de  le  répandre.  Ce  qui  auroit 
coûté  la  vie  à  un  homme  autrefois  ,  ne  lui 
coûte  plus  qu'un  coup  d'épée  léger ,  lorfque 
le  hazard  du  combat  a  dirigé  aitis  heureufe- 
ment  la  main  de  Ton  adverfaire  pour  qu'il  ne 
foit  pas  mortel. 

Si  l'on  a  déjà  fecoué  à  moitié  le  joug  de 
l'opinion  ,  efpérons  que  la  raifon  achèvera 
l'ouvrage,  en  fourniflant  aux  gens  d'un  vrai 
courage  des  raifons  de  fê  fouftraire  à  l'étour- 
derie  des  faux  braves. 

Ne  fermez  point  les  yeux  M.  fur  les  pre- 
miers efforts  de  nos  Auteurs  contre  ce  préjugé. 

On  a  déjà  fait  une  pièce  intitulée  le  Powt 
d"" honneur ,  cette  pièce  eli  de  Le  Sage ,  elle  jet- 
te un  fi  grand  ridicule  fur  la  fauffe  bravoure, 
que  vous  ne  pourriez  que  fouhaitter  qu'on  la 
repréfente  plus  fouvent  qu'on  ne  fait,  fi  elle 
vous  étoit  plus  connue.  Elle  eft  traduite  de 
l'Efpagnol,  nouvelle  obfervation  qui  doit  vous 
défàbufer  fiir  les  compte  des  Dramatiques. 
Vous  n'ignorez  pas  que  la  Nation  Efpagno- 
le  eft  celle  qui  a  le  plus  abufé  du  point  d'hon- 
neur &  qui  en  a  le  plus  outré  les  maximes. 
L'original  eft  de  Dom  Franc'ifco  de  Koxas ,  il 
a  pour  titre  en  Efpagnol  non  ay  am'igo  para 
Vamigo ,  il  n^y  a  point  d'ami  four  Pamù  M.  Le 
Sage  en  a  changé  le  titre  parce  que  le  point 
d'honneur  eft  le  mobile  de  toute  l'intrigue. 

Cette  pièce  ne  paroit  pas  avoir  eu  un  flic- 

cès  bien  complet,  lî  l'on  en  juge  par  la  né- 

D  3  gligen- 


54      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

gligence  des  Comédiens  de  Paris  à  la  repié- 
ienter,.  mais  elle  n'en  eft  pas  moins  propre  à 
prouver  qus  les  Auteurs  Dramatiques  d'aucu- 
ne nation  ne  ménagent  pas  tant  les  mœurs 
de  leur  fiécle  &  de  leur  pais  que  vous  voulez 
vous  le  perfuader. 

Vous  connoiflêz  la  Double  Imonftame  de  M. 
de  Marivaux  :  il  ne  traite  pas  dans  cette  piè- 
ce les  gens  qui  fe  battent  par  honneur  de  bê- 
tes féroces  ^  mais  pour  les  inllruire  &  s'en  fai- 
re écouter ,  il  s'y  prend  bien  plus  joliment  : 
voyez  la  fcene  4me  du  troifiéme  adle  de  cet- 
te pièce  entre  Arlequin  &  un  Seigneur  qui 
lui  apporte  des  lettres  de  Nobleiïè. 
Le  Seigneur. 

A  regard  du  refte  5  comme  je  vous 

ai  dit,  ayez  de  la  Vertu  ,   aimez   l'honneur 
plus  que  la  vie,   &  vous  ferez  dans  Pordre. 
Arlequin. 

Tout  doucement  :  ces  dernières  obligations 
là  ne  me  plaifent  pas  tant  que  les  autres.  Pre- 
mièrement il  eft  bon  d'expliquer  ce  que  c'eft 
que  cet  honneur  qu'on  doit  aimer  plus  que  la 
vie.  Malapefte  quel  honneur  1 
Le  Seigneur. 

Vous  approuverez  ce  que  cela  veut  dire  ; 
c'eft  qu'il  faut  fe  venger  d'une  injure ,  ou  pé- 
rir plutôt  que  de  la  fouffrir. 
Arlequin. 

Tout  ce  que  vous  m'avez  dit  n'eft  donc 
qu'un  Coq-à-1'ane,  car  fi  je  fuis  obligé  d'être 
généreux ,  il  faut  que  je  pardonne  aux  gens; 

a 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        SS 

fi  je  fuis  obligé  d'être  méchant,  il  faut  que 
je  les  aflbmme.    Comment  donc  faire  pour 
tuer  le  monde  &  le  laifler  vivre  ? 
Le  Seigneur. 
Vous  ferez  généreux  &  bon ,  quand  on  ne 
vous  infultera  pas. 
y^rîequm. 
Je  vous  entends:  il  m'eft  defîendu  d'être 
meilleur  que  les  autres  j  &  fi  je  rends  le  bien 
pour  le  mal ,  je  ferai  donc  un  homme  fans 
honneur?  Par  la  mardi  la  méchanceté  n'efl 
pas  rare ,  ce  n'étoit  pas  la  peine  de  la  recom- 
mander tant.     Voilà  une  vilaine  invention  ! 
Tenez  5  accommodons  nous  plutôt,  quand  on 
me  dira  une  grofTe  injure,  j'en  repondrai  une 
autre ,  fi  je  fuis  le  plus  fort  :  voulez  vous  me 
laifTer  vôtre  marchandifè  à  ce  prix  là?  dites 
moi  vôtre  dernier  mot. 
Le  Seigneur. 
Une  injure  répondue  à  une  injure  ne  fuffit 
point ,  cela  ne  peut  fè  laver ,  s'effacer  que  par 
le  fang  de  vôtre  ennemi  ou  le  vôtre. 
Jlrîequin, 
Que  la  tache  y  refle  ;  vous  parlez  du  fang , 
comme  fi  c'étoit  de  l'eau  de  la  rivière.     Je 
vous  rends  vôtre  paquet  de  NoblefTe ,   mon 
honneur  n'eft  pas  fait  pour  être  noble ,  il  efl 
trop  raifbnnable  pour  cela.   Bonjour. 
Le  Seigneur. 
Vous  n'y  fongez  pas. 
Arlequin. 
_   Sans  complimens  reprenez  vôtre  zfhire. 

D4  Le 


56     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Le  Seigneur, 

Gardez  le  toujours ,  vous  vous  ajufterez 
avec  le  Prince,  on  n'y  regardera  pas  de  fi 
près  avec  vous. 

Arlequin  les  reprenant. 

Il  faudra  donc  qu'il  me  figne  un  contra6l 
comme  quoi  je  ferai  éxemt  de  me  faire  tuer 
par  mon  prochain  pour  le  faire  repentir  de  fon 
impertinence  avec  moi. 
Le  Seigneur. 

A  la  bonne  heure,  vous  ferez  vos  conven- 
tions.    Adieu ,  je  fuis  vôtre  Serviteur. 
Arlequin, 

Et  moi  le  vôtre. 

Qu'en  dites  vous  M.  peut  on  attaquer  le 
point  d'honneur  avec  plus  de  force  &  plus 
d'énergie ,  cela  re  vaut  il  pas  mieux  que  des 
invedives;  &  M.  de  Marivaux  ne  vous  prou- 
ve-t~il  pas  bien  qu  on  peut  être  un  grand  Phi- 
lofophe,  un  excellent  critique  fans  être  info- 
lent.  Rappeliez  vous  encore  la  pièce  de  M. 
Fan;an  ,  intitulée  les  Originaux ,  dans  laquelle 
on  inftruit  un  jeune  homme  des  périls  aux- 
quels tous  les  vices  expofent  par  le  malheur 
des  vicieux,  qu'on  fait  paflcr en  revue  devant 
lui.  La  fcene  d'un  jeune  homme  d'un  ca- 
raélere  doux  &  bienfaifànt  qui  cependant  em- 
porté par  les  fumées  du  vin,  vient  de  jettcr 
Une  affiette  au  vifage  d'un  de  fcs  meilleurs 
amis,  contient  des  réflexions  &  en  fait  fai- 
re de  lî  fenfées  à  tous  ceux  qui  Pécoutent 
ou  qui  la  lifent ,  qu'on  peut  préfumer  que 

des 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.         J; 

des  {cènes  dans  ce  goût  &  deftinées  à  la  mê- 
me critique  feroient  une  impreffion  très  utile 
dans  le  cœur  de  nos  ferrailleurs  étourdis. 

M.  GrelTet  n'a  pas  cru  s'expofer  à  la  mau- 
vaife  humeur  du  Public  ,  en  faifant  entendre 
ces  beaux  vers  dans  la  Tragédie  d'jidouard  III. 

Sçavoir  fouffrir  la  vie  &  voir  venir  la  mort, 
C'eft  le  devoir  du  Sage ,  &  ce  fera  mon  fort. 
Le  défefpoir   n'eft   point   d'un  ame  nragna- 

nime , 
Souvent   il   eft    foibleiTe   &   toujours    il   ell: 

crime. 
La  vie  eft  un  dépôt  confié  par  le  Ciel , 
Ofer  en  difpofer ,  o'eft  être  criminel, 
Du  monde  où  m'a  placé   la  fageife  immor- 
telle , 
J'attends  que  dans  Ton  fein  Ton  ordre  me  rap- 
pelle. 
N'outrons  point  les  vertus  par  la  férocité  : 
Relions  dans  la  nature  5c  dans  l'humanité  : 

Quoi  de  plus  contraire  aux  maximes  ou- 
trées du  point  d'honneur  que  ces  vers:  ce- 
pendant ils  ont  été  applaudis  &  admirés  ^  û 
vous  en  doutez ,  informez  vous  en.  Ces  ap- 
plaudiflèmens  ferviront  encore  à  vous  convain- 
cre qu'on  peut  mettre  fans  péril  un  Stoï- 
cien, fi  vous  n'en  reconnoifi^ez  pas  un  dans 
ÏVorceftre. 

Dans  Arlequin  fauvage,  la  fcene  du  Capi- 
taine qui  efi:  prêt  à  fe  couper  la  gorge  avec 
fon  ami  devenu  par  hazard  fon  rival ,  n'ed 
D  5  elle 


58      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

elle  pas  une  excellente  critique  de  la  bra- 
voure mal  employée?  Le  Public  trouve-t-il 
mauvais  que  ces  deux  amis  ou  plutôt  ces 
deux  Rivaux  fe  rendent  aux  bonnes  raifons 
d'Arlequin  &  abandonnent  le  projet  de  fe 
couper  la  gorge. 

Iles  fiffle-t-on  quand  ils  difent  unaniment: 
^ous  ferions  plus  fauvages  qu  Arlequin  fi  nous  ne 
nous  rendions  à  fes  reflemns  ?  En  voilà  fans 
doute  afîes  pour  vous  prouver  qu'on  peut 
attaquer  la  fauffe  bravoure  fur  la  fcene  fans 
îndirpofer  le  Public  &  fans  choquer  les 
mœurs. 

Permettez  moi  M.  de  n'être  ni  de  l'avis 
de  Diogene  Laërce  ni  de  celui  de  l'Abbé 
Dubos. 

Ce  n'eit  pas  comme  le  penfè  le  premier, 
que  des  maus  feints  f oient  plus  capables  d^ émou- 
voir y  que  des  maux  viritahks. 

Ce  n'eft  pas  comme  le  penfè  le  fécond ,  ^le 
h  Poëte  ne  nous  afflige  qiC autant  quil  nous  plaît» 

Le  iêntiment  de  compafiion  que  nous  é- 
prouvons  eft  comme  vous  le  penfez ,  un  fen- 
timent  involontaire  excité  dans  nous  par  l'a- 
dreflè  de  l'Auteur  qui  nousote  le  pouvoir  d'y 
réfifter.  Un  habile  Dramatique  a  force  d'é- 
tudier la  nature  du  coeur  humain,  en  con- 
noît  tous  les  refforts  j  il  fait  les  ajufter ,  les  réu- 
nir, &  ralîembler  leurs  forces,  pour  en  augmen- 
ter la  puifiance.  Il  eft  certain  que  nous  ne  feront 
pas  toujours  fi  fenfiblement  émus  par  la  nature 
que  par  l'art ,  parce  que  la  nature  n'eft  pas  ac- 
compagnée toujours  de  l'affemblage  de  ces  ex- 

prc{^ 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       5-9 

prenions  touchantes  &  de  ces  traits  pénétrans 
que  l'art  emprunte  d'elle,  mais  qu'il  raflèm- 
ble  &  multiplie  pour  opérer  de  plus  grands 
eiFets.  C'eft  ainfi  que  l'art  à  force  de  nous 
émouvoir  établit  en  nous  par  l'habitude  d'ê- 
tre remués,  une  dispofition  à  l'être  plus  fa- 
cilement &  quiconque  fréquentera  les  fpeéla- 
cles ,  ne  peut  qu'accoutumer  fon  cœur  à  fe 
laifler  toucher  en  faveur  des  honnêtes  gens 
infortunés  ,  &  concevoir  une  horreur  plus 
forte  pour  l'injuftice,  la  tyrannie  &les  autres 
vices  qui  les  perfécutent.  Les  loix  félon  vous 
n*ont  nul  accès  au  Théâtre ,  &  moi ,  je  dis 
au  contraire  que  fans  le  pouvoir  des  loix  nous 
ferions  encore  fpeélateurs  de  ces  profanations 
où  l'indécence  &  l'impureté  s'uniffoient  aux 
matières  les  plus  faintcs  &  les  plus  fublimes. 
l'Hiftoire  du  Théâtre  François  vous  prouve 
que  les  désordres  qui  accompagnoient  ces  re- 
pré(êntions  ont  été  abolis  par  les  loix  de  l'E- 
glife  &  par  l'autorité  des  Magiftrats.  Il  eft 
réfulté  du  pouvoir  des  loix  que  le  vice  à  été 
contraint  d'abandonner  la  fcene&  que  les  Au- 
teurs Dramatiques  n'ont  plus  eu  de  relTour- 
ce  que  d'y  faire  paroître  la  Vertu. 

Le  Public  prend  aujourd'hui  tant  de  plai- 
fir  à  l'y  voir  que  ce  feroit  lui  faire  une  inju- 
re grosfiere  que  de  lui  remettre  fous  les  yeux 
les  abfurdités  faintes  di  les  impudicités  que  des 
fpe6lateurs  imbéciles  admiroient  jadis  de  fî 
bonne  foi.  Vous  prétendez  que  les  nueés 
<i'Ariftophane  furent  caufe  de  la  mort  de  So- 
crate  ;  ce  ne  fut  cependant  que  vingt  trois  ans 

après 


<5o        L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

après  la  repréfentation  de  cette  pièce  que  So- 
crate  but  la  ligue. 

Mais  en  fuppofant  que  cette  pièce  fut  la 
feule  caufe  qui  détermina  fes  Concitoyens  à 
Je  condamner,  il  n'en  eft  pas  moins  vrai ,  que 
s'il  y  eut  eu  à  Athènes  la  même  police  qu'à 
Paris,  Socrate  n'eut  pas  été  la  vi(5lime  de  cet- 
te pièce.  On  ne  fouffre  point  à  Paris  qu'à 
l'exemple  des  Giecs  on  prenne  le  masque  oc 
les  habits  des  perfonnes  qu'on  voudroit  tour- 
ner en  ridicule,  ou  ne  fouffre  point  qu'on  y 
nomme  les  gens  par  leur  nom  &  qu'on  leur 
dife  des  injures  en  face  :  on  eft  fâché  d'avoir 
à  reprocher  à  Molière  d'avoir  pris  le  Chapeau 
la  Perruque  &  l'Habit  de  Ménage  pour  faire 
connoître  que  c'étoit  lui  qu'il  jouoit  dans  le 
rôle  de  Vadhts. 

Les  Comédiens  leroient  expofés  aujourd'hui 
à  toute  la  rigeur  de  la  Police,  s'ils s'avifoient 
d'employer  les  mêmes  moyens  pour  mortifier 
quelqu'un. 

Voilà  M.  ce  que  les  loix  ont  corrigé  fur  la 
fcene:  elles  y  peuvent  donc  quelque  chofe, 
puis  qu'en  ne  permettant  qu'à  la  Vertu  d'y 
paroitre,  elles  en  ont  banni  le  Vice,  puis 
qu'en  n'y  fouffrant  qu'une  critique  générale 
des  iPiOeurs  ,  elles  mettent  les  particuliers  à 
couvert ,  de  la  fatire  des  Auteurs  &  de  la  ma- 
lice des  Comédiens.  Rappeliez  vous  ces  vers  de 
Despréaux  il  juftifient  tout  ce  que  je  vous 
dis  là. 

Des  fuccès  fortunés  du  fpeé^acle  tragique. 
Dans  Athènes  naquit  la  Comédie  antique. 

Là 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       6s 

Là  le  Grec  né  moqueur  par  mille  Jeux  plai- 

fans 
Diftilla  le  venin  de  (es  traits  médifans. 
Aux  accès  infolens  d'une  bouffonne  joye , 
La  fagefîe ,  Pefprit ,  l'honneur  furent  en  proye, 
On  vit  par  le  Public  un  Poëte  avoué 
S'enrichir  aux  dépens  du  mérite  joué. 
Et  Socrate  par  lui  dans  un  Choeur  de  Niices 
D'un  vil  amas  de  peuple  attirer  les  huées , 
Enfin  de  la  licence  on  arrêta  le  cours, 
Le  Magiftrat  des  loix  emprunta  le  fêcours , 
Et  rendant  par  édit  lesPoëtes  plus  fages 
Deffendit  de  marquer  les  noms  ni  les  viiâges, 
Le  Théâtre  perdit  Ton  antique  fureur , 
La  Comédie  apprit  à  rire  fans  aigreur  : 
Sans  fiel  &  fans  venin  fçut  inftruire  &  repren- 
dre, 
Et  plut  innocemment  dans  les  vers  de  mé- 
nandre. 

C'efl:  la  même  chofè  que  la  Police  a  ^pro- 
duit à  Paris ,  elle  a  profcrit  les  f\tyres  atro- 
ces d'Ariftophane  &  n'y  fouffre  plus  que  la 
fage  critique  deMénandre. 

Ceft  le  Public^  dites  vous,  qui  fait  la  loi  ait 
Théâtre  ^  non  pas  le  'Théâtre  qui  la  fait  au  Pit- 
hlic;  quoi  déplus  jufte  &  de  pluslènfé:  n'eft 
ce  pas  au  goût  général ,  que  les  particuliers 
raisonnables  doivent  fe  fou  mettre?  ,,  ISon, 
„  direz  vous  en  ftile  Cinique,  il  convient 
5,  d'être  feul  de  fon  parti ,  quand  on  eft  feul 
„  raiionnable  ;"  j'en  conviens  mais  quand 
-  le  Public  eft  fage ,  il  eft  beau  fans  doute  d'ê- 
tre 


6z       L.  H.   i)  A  N  C  O  U  R  T 

tre  de  l'avis  du  Public.  Or  nos  Auteurs  veu- 
lent plaire  ,  ils  doivent  s'aflujettir  à  fon  goût: 
ce  n'eft  donc  qu'après  avoir  reconnu  ce  goût 
qu^ils  fe  permettent  de  lui  donner  des  pièces 
qui  refpirent  la  Vertu. 

Le  Public  applaudit  ces  pièces,  donc  il  a 
de  goût  pour  la  Vertu ,  donc  les  Auteurs  font 
bien  &  très  bien  de  fe  foumettre  à  ce  goût  & 
de  recevoir  la  loi  du  Public. 

Ne  craignez  point  au  refte  qu'à  Pexem- 
ple  de  Néron  nos  fages  Magiftrats  faiîent 
égorger  ceux  des  {pe(5tateurs  qui  ne  fe  plai- 
ront pas  à  des  pièces  trop  fages  :  Cette  apo- 
ftrophe  au  plus  affreux  des  Tyrans  ne  juftifie 
ni  vôtre  opinion  à  Pégard  de  la  foibleffe  des 
loix  contre  les  abus  du  fpeâiacle  ni  le  re- 
proche que  vous  faites  aux  Adeurs  de  PO- 
pera  de  Paris ,  de  vous  avoir  voulu  quelque 
mal. 

N'eft-il  pas  bien  naturel,  de  ne  pas  ai- 
mer quelqu'un  qui  fait  ce  qu'il  peut  pour 
avilir  nos  talens ,  qui  s'efforce  ainfi  de  nous 
ôter  les  moyens  de  fubfifter?  Eft  il  bien 
généreux  à  vous  de  déprimer  des  gens  qui 
par  leur  habileté  particulière  ont  fait  valoir 
un  de  vos  ouvrages  beaucoup  plus  que  vous 
ne  deviez  naturellement  l'espérer,  qui  par 
les  charmes  de  leur  adion  &  la  délicatelîe 
de  leur  chant  ont  fait  monter  aux  nues  un 
petit  Poëme  très  froid,  une  mufique  plei- 
ne de  traits  communs,  qui  peut-être  eut  été 
reléguée ,  promptement  du  Théâtre  au  Pont 
neuf^  fi  les  Jeliotte  &  les  fel  n'avoient  fçu  les 

cm- 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        63 

embellir  d'ornemens  tirés  de  leur  propre  fond. 
La  preuve  de  ce  que  je  dis  réfultera  de  l'ex- 
périence, tirez  vôtre  mufique  de  la  bouche 
de  ces  gens  là,  vous  verrez  ce  qu'elle  devien- 
dra. Vôtre  ingratitude  devoit  donc  néceflai- 
rement  révolter  des  gens  à  qui  vous  aviez  tant 
d'obligation.  Des  Chanteurs  habitués  avoir  le 
Public  en  larmes  quand  ils  peignent  par  leur 
chant  la  tendreireouledéfefpoir  dans  les  Tra- 
gédies, qui  par  la  naïveté ,  le  goût&  la  légè- 
reté de  leurs  fons  portent  la  joye  la  plus 
vive  ou  la  délicateffe  la  plus  pure  du  fenti- 
ment  dans  l'ame  des  fpeétateurs ,  lorfqu'ils 
chantent  des  Pailorales  ou  des  Poèmes  comi- 
ques ,  ont  ils  pu  lire  avec  plaifir  un  gros 
livre  pour  prouver  qu'ils  n'étoient  capables 
de  rien ,  &  que  le  Public  étoit  imbécile  de 
fe  laifîer  toucher? 

Ce  fêroit  ici  le  lieu  peut-être  de  vous  fai- 
re part  de  mes  réflexions  fur  vôtre  mauvaife 
critique  de  la  Mufique  Françoifè  &  d'atta- 
quer vôtre  préjugé  ridicule  pour  la  Mufique 
Italienne,  mais  comme  l'objet  occafionneroit 
une  trop  longue  digreflion ,  j'aime  mieux  la 
renvoyer  à  la  fin  de  cet  ouvrage  pour  ne 
point  imiter  vôtre  défordre  &  fautiller  d'un 
objet  à  l'autre  comme  vous  faites.  Je  reviens 
donc  ^.  ce  qui  concerne  le  fpecflacle  de  la 
Comédie  &  pour  mieux  vous  convaincre 
qu'il  eft  bon  en  lui  même,  je  vais  maintenant 
diflinguer  les  objets  que  j'ai  confondus  juf^ 
qu'à  préfent  5c  co^nmencer  par  la  Tragédie. 

CHA- 


64       L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 
CHAPITRE   IL 

De  la  Tragédie, 

Le  Théâtre  rend  la  Vertu  aimable ,  c'eft  ce 
que  les  Auteui  s  Dramatiques  &  bien  des 
fages  penlênt  unanimement:  mais  cet  avan- 
tage ne  vous  étonne  point,  ce  n'eft  pas  fé- 
lon vous  opérer  un  grand  prodige ,  la  natu- 
re &  la  raifon  Topèrent  avant  la  Sene  \  diftin- 
çuons,  s'il  vons  plait.     Si  tous  les  hommes 
étoient  fages  naturellement  rien  de  plus  inu- 
tile ,  j'en  conviens ,  que  le  Théâtre  j  rien  de 
plus  inutile  que  tous  les  écrits  des  Pères,  que 
l'Evangile   même  :    mais   fi    la   plupart  des 
hommes  ne  font  rien  moins  que  fages ,  &  que 
leur  conduite  &  leurs  mœurs  prouvent  que 
la  nature  &  la  raifon  ne  leur  ont  pas  encore 
fait  trouver  la  Vertu  ailés  aimable,  pour  n'a- 
voir pas  befoin  de  peintres  qui  leur  en  fas- 
fent  remarquer  les  attraits  :  fi  la  vue  de  ces 
peintures  les  porte  à  faire  plus  d'attention  à 
l'original ,  comme  le  portrait  d'une  jolie  fem- 
me fait   défirer  d'en  connoître  le  modèle  à 
ceux  qui  ne  l'ont  pas  vue  ;  il  eft  donc  pro- 
bable que  le  Théâtre  peut  opérer  les  mêmes 
effets  &  que  le  coloris  agréable  qu'il  prête 
aux  charmes  de  la  Vertu  altérées  quelque  fois 
par  les  pinceaux  aufteres  des  Pafleurs  ou  des 
JPhilofophes ,  peut  faire  défuer  de  la  connoî- 
tre &  de  la  pratiquer.  Or  on  voit  fouvent  au 
Théâtre  combien  la  Vertu  paroit  aimable  à 

tel 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.       6$ 

tel  qu'on  n'auroit  pas  foupçonné  d^être  iên- 
fibleà  fcs  charmes,  n'eft  ce  pas  opérer  le  pro- 
dige que  la  nature  &  la  raifon  n'ont  pu  fai- 
re? J'ai  vu  tel  jeune  homme  que  les  exhorta- 
tions &  les  larmes  de  Ton  père  ne  pouvoient 
rappeller  de  fbn  égarement,  laifferlui  même 
couler  des  pleurs  lorsque  dans  VEnfant  pro' 
digne  Euphémon  embralTe  Ton  fils  repen- 
tant &  que  les  larmes  de  la  tendrefle  pater- 
nelle &  de  la  joye  effacent  celles  delà  douleur 
fîir  les  joues  de  ce  père  vénérable. 

Parmi  tant  de  jeunes  gens  libertins  parmi 
tant  de  jeunes  prodigues  que  nul  respe(5l  hu- 
main, que  ni  devoir  ni  raifon,  ni  les  cha- 
grins de  leur  famille  ne  peuvent  rappeller  au 
bien ,  foyez  convaincu  M.  qu'il  n'en  eft  pas 
un  feul,  qui  voyant  repréfenter  cette  pièce , 
ne  partage  au  moins  dans  ce  moment  le  re- 
pentir d'Euphémon  fils  &  qui  ne  foit  alors 
du  parti  de  la  Vertu.  Que  préfumer  de  là, 
fi  non ,  que  fi  ces  libertins  &  ces  fils  dénatu- 
rés venoient  fouvent  aux  fpeélacîes ,  s'ils  pre- 
noient  plaifir  pendant  deux  heures  par  jour  à 
entendre  la  langage  de  la  Vertu,  (i  l'onpou- 
voit  les  habituer  à  venir  fouvent  fe  convain- 
cre de  fes  avantages  dans  nos  Tragédies,  l'a- 
mour naturel  que  vous  leur  fuppofez  pour  la 
Vertu  deviendroit  plus  efficace.  On  aime  la 
Vertu  dites-vous,  je  le  nie,  fi  on  l'aimoit  on 
la  fuivroit  :  rien  n'eft  plus  (impie  &  plus  na- 
turel ;  mais  ajoutez-vous,  on  ne  l'aime  que 
j^ans  les  autres ^  eft  ce  donc  là  l'aimer?  Ceft 
comme  fi  l'on  difoit  qu'un  voleur  de  grand 
E  che- 


6(5       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

chemin  aime  beaucoup  un  voyageur  parce 
qu'il  lui  fouhaitte  beaucoup  d'argent  pour  en 
avoir  plus  à  lui  voler  :  mais  lorsque  je  vois 
un  cœur  endurci  contre  la  tendreffe  &  lamo- 
ifale  d'un  père,  contre  les  larmes  &  lescares- 
ifès  d'une  iTjere  ,  s'amollir  au  fpeftacle  & 
fe  laifler  pénétrer  du  langage  de  la  Vertu  ; 
je  fuis  convaincu  que  la  fcene  la  rend  aima- 
bïe,  &  que  c'eft  un  moyen  des  plus  lurs 
pour  opérer  la  converfion  démon  jeune  hom- 
me. 11  n'aimoit  furement  pas  la  Vertu  &:  voilà 
tout  à  coup  qu'on  la  lui  fait  aimer,  &  qu'on 
le  force  à  pleurer  pour  elle, fondez  foncœur 
dans  ce  moment ,  vous  verrez  qui  des  deux  y 
triomphe,  ou  du  Vice  ou  delà  Vertu. 

Je  doute  que  tout  homme  à  qui  Von  expofera 
d\ivame  les  crimes  de  Phèdre  ^  de  Médee ,  ne 
les  déîefte  plus  encore  au  commencement  qu'^à  la 
fin  de  la  fike:  mais  vous  avez  bien  raifon.  Si 
je  dis  fimplemicnt  à  cet  homme:  „ Phèdre ell" 
une  Marâtre  qui  perfécute  cruellement  le 
^,  fils  defonmari,  jusqu'au  moment  qu'elle 
,,  en  devient  éperdument  amoureufè;  fa  dé- 
„  ckration  n'excite  que  l'indignation  &  l'hor- 
„  rcur  de  la  partd'Hypolite,  la  rage,]ahon- 
,  te  &  la  jaloufie  la  portent  à  l'accufer  au- 
,  près  de  Théfée  du  crime  dont  elle  eft  cou- 
„  pable  elle  même    Thélee  dans  le  premier 
moment  dévoue  fon  fils  à  la  vengeance  des 
„  Dieux  &  ce  fils  en  devient  la  vidime  ;  ^^  il 
eft  certain  que  fur  une  pareille  expofîtion  tout 
homme  tant  foit  peu  raifcnnable  &  vertueux 
frémira  d'horreur  &  regardera  Phèdre  com- 
me 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        67 

me  un  monftre  abominable:  mais  il  changera 
d'avis  après  la  repréfentation  ,  parce  qu'il 
verra  dans  Phèdre  une  femme  malheureufe 
par  fa  paffion,  &  chez  qui  la  Vertu  eft  pres- 
qu'auffi  puiflante  que  le  Vice:  elle  eft  jufti- 
fiée  de  la  perfécution  qu'elle  a  fait  efluyer  à 
Hypolite  par  ces  vers  où  respire  la  Vertu. 

Toi  même  en  ton  esprit  rappelle  le  pafle. 
C'eft  peu  de  t'a  voir  fui,  cruel,  je  t'ai  chaffé,' 
J'ai  voulu  te  paroître  odieufe  inhumaine. 
Pour  mieux  te  refifter  j'ai  recherché  ta  haine. 

Digne  fils  du  Héros  qui  t'a  donné  le  jour. 
Délivre  l'univers  d'un  monftre  qui  t'irrite, 
La  Veuve  de  Théfée  ofe  aimer  Hypolite, 
Crois  moi ,  ce  monftre  affreux  ne  doit  point 

t'échapper. 
Voilà  mon  cœur,  c'eft  là  que  ta  main  doit 

frapper. 
Impatient  déjà  d'expier  fon  ofFenfe 
Au  devant  de  ton  bras,  je  le  fens  qui  s'a- 
vance 
Trappe.  &c. 

Ce  n'eft  point  Phèdre  direaement,  c'eft 
Oenone  fa  confidente  qui  conduit  la  malheu- 
reufe intrigue  qui  caufe  la  mort  d'x4ypoli- 
te,  en  un  mot  fi  l'on  fentde  l'horreur  pour 
le  crim.e  de  Phèdre  ,  elle  force  en  même 
tems  le  Spedateur  d'aimer  fes  remords  &  k 
vertu  à  l'exemple  de  ce  Prélat  fi  célèbre  par 
les  charmes  de  fon  éloquence,  par  la  pro- 

E   2  fOH' 


68       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

fondeur  de  fou  favoir  &  par  l'éclat  de  fes 
veitus  ;  Phèdre  ,  difoit  il  ,  toute  imejtueufe 
qu'elle  eft  me  fiait  par  fa  vertu. 

Remarquez  s'il  vous  plaît,  que  le  Vice  ne 
craone  rien  à  l'intérêt  qu'on  prend  pour 
?*hédre,  la  vertu  de  celle  ci  augmente  au  con- 
traire l'exécration  qu'Oenone  mérite  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  pièce. 

Que  de  vérités  cette  Tragédie  ne  met  elle 
pas  au  jour!  Primo  que  Von  doit    fuir    foi- 
gneufement  l'occafion  &  ne  jamais  préfumer 
de  fes  forces  :  fecimdb  que  la  prévention  des 
Juges  fait  la  perte  des  innocen?.   'Tertio ,  que 
les  flatteurs  font  le  prèfent  le  plus  funefte  qu'ait 
jamais  fait  au  Rois  la  colère  celefte.    Un  ou- 
vrage qui  développe  &  prouve  trois  ventés  de 
cette  importance,  ne  mérite-t-ilpas  bien  d'ê- 
tre écouté  ?  Et  ne  conviendrez  vous  par  M. 
que  c'eli  un  efîét  du  pouvoir  de  la  Vertu  que 
la  pitié  que  l'on  conçoit  pour  Phèdre   quon 
haïffoit  fi  fort  avant  que  de  la  m.ieux  connoîlre. 
Il  s'en   faut  bien  que  Médée  opère  le  mê- 
me effet,  quoique  l'inconftance  de  fop  mari 
femble  en  quelque  façon  juftifier  fa  furie  com- 
me elle  ne  penfe  gueres  à  la  Vertu ,  j'ai  tou- 
iours  entendu  dire  de  Médée:  lamiàanîefem- 
me\  au  lieu  que  de  Phèdre  on  dit,  la  pauvre 
femme  !  , 

La  fource  de  Vintcrêt  qui  mus  attache  a  ce 
qui  eft  hmnête  &tJ0us  infpire  de  Vaverfwn  pour 
le  mal  eft  en  nous  &non  dans  les  pièces  -.l'amour 
du  beau  eft  un  fentiment  auffi  naturel  au  cœur 
humain^  que  Vamour  de  foi- même. 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        6$ 

La  belle  découverte  que  vous  faites  làî 
C'ert  comme  fi  vous  difiez  -.laraifon  qui  nous 
fait  trouver  un  tableau  admirable  eft  en  nous 
&  non  pas  dans  le  tableau.  Il  faut  avoir  des 
yeux  pour  pouvoir  Fadmirer  :  car  fans  yeux 
on  ne  l'admirera  pas ,  de  même  il  faut  avoir 
un  cœur  pour  fentir  &  apprécier  la  Veitu, 
car  fans  un  cœur  fenfible&  dispofé  à  la  trou- 
ver belle  5  on  en  feroit  envain  le  portrait  le 
plus  flatteur  &  le  plus  flatté. 

Le  grave  Murait  ni  vous  n'avez  entendu 
félon  moi  ce  paiîaged'Ariftote.  Comedia  emm 
détériores  ,  ^ragedia  meliores  quam  nunc  funî 
jmitari  conantur. 

Voilà  comme  je  crois  qu'il  doit  être  expli- 
qué &  entendu ,  car  la  Tragédie  doit  rcpré- 
lènter  les  hommes  comme  meilleurs,  &  la 
Comédie  comme  plus  vicieux  qu'ils  ne  font 
ordinairement ,  ou  qu'ils  ne  le  feroient  dans 
le  tems  préfixe  qu'ils  occupent  la  fcene.  C'elt 
un  précepte  par  lequel  Ariftote  prescrit  aux 
Auteurs  Dramatiques  de  préférer  la  vraifem- 
blance  à  la  vérité ,  &  c'eft  la  même  cholê 
que  je  vous  ai  dit  ci-deffus.  Détériores  ^  ou 
Meliores  n'expriment  que  la  charge  que  l'on 
doit  donner  aux  c«ra6leres  pour  les  faire  res- 
fortir  d'avantage.  Si  l'on  peint  un  vicieux , 
on  doit  multiplier  hîc  ^  nunc  les  fituations 
les  plus  capables  de  faire  fortir  fon  caraélere 
&  de  le  rendre  odieux ,  fie  nunc  deterior  erit. 
On  doit  faire  la  même  chofe  par  raport  aux 
Héros  qu'on  veut  repiéfenter  &  leur  faire  faire 
dans  l'espace  de  tems  qu'ils  font  en  fcene, 
E  3  plus 


70      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

plus  de  belles  avions,  &  dire  plus  de  belles  cho- 
fës  qu'il  n'eft  probable  qu'ils  n'en  feroient  & 
qu'ils  n'en  dîroient  dans  le  court  espace  de 
tems  qu'ils  occupent  la  fcene.  Sk  imnc  melio- 
res  erunt.  Voilà  comme  le*s  hommes  en  un 
mot  doivent  être  peints  au  Théâtre, ^^/mo- 
res  vel  meUores  quam  mine  f mit  ^  pkis  méchans 
ou  p'us  vertueux  qu  à  leur  ordinaire. 

On  me  dira  que  dans  ces  puces  le  crime  efl  tou- 
jours puni  f^Li  Vertu  toujours  recotnpenjée.  Je 
réponds  que  quand  cela  fer  oit ,  la  plupart  des  ac- 
tions tragiques  n\tant  que  de  pures  fables  ^  des 
évenemens  qwon  fait  être  de  P invention  du  Poète , 
re  font  pas  une  grande  imprej/ion  fur  les  Specta- 
teur s. 

Il  ne  falloit  ^2iSÔ\xt  furies Spe^ateur s .^xn^Às 
dire  fur  nioi^  &  ne  pas  conclure  de  vôtre  in- 
lenfîbilité  fmguliere  que  tous  les  Spedateurs 
foient  infenfibles:  vôtre  allégation  d'ailleurs 
eft  faufTe.  Les  fujets  de  nos  Tragédies  font 
ordinairement  puifés  dans  l'Hiftoire,  les  Au- 
teurs fe  font  une  loi  de  respeder  les  faits  at- 
teftés ,  &  loin  que  le  Spedateur  dans  les  cir- 
conftances  inventées  s'amufe  à  réfléchir  que 
ce  font  des  fables,  les  larmes  que  l'Adeurlui 
arrache  prouvent  ailés  qu'il  eft  frappé  du  ta- 
bleau comme  il  le  feroit  de  l'original.  Vice  ou 
njerîu  ,  qii^importe  dites  vous  ;  mais  il  importe 
beaucoup  :  il  n'eft  pas  du  tout  indifférent  de 
faii-e  iriompher  la  Vertu  ou  de  punir  le  Vice. 
j  ^âvoî  ë  qu'un  attachement  trop  rigoureux  à 
«•;tte  règle  auroit  banni  du  Théâtre  des  fujets 
•^aaiment  tragiques,  tels  que  Britannicus,  A- 

trée 


A  Mr.].  ].  ROUSSEAI5      71. 

trée  &  Mahomet:  mais  je  remarque  en  mê- 
me tems,  que  Néron  &  les  deux 'autrçsmon- 
ftres  ci  defliis  ne  gagnent  rien  à  leur  triom- 
phe ,  qu'une  horreur  plus  grande  de  la  part 
des  Spedateurs;  je  le  prouverai  bientôt.  Re- 
venons. 

^eï  jiigenwnt  porterons  mus  d'une  uragédie , 
hien  que  les  criminels  f oient  punis ,  ils  nous  font 
repréfentès  jous  un.aspe^  fi  favorable  que  tous 
P  intérêt  eft  pour  eux^  où  Ca*vn  le  plus,  grand  de  s 
humains  fait  le  rôle  d'un  pédant ,  oà  Qccron  le 
fauveur  de  la  PJpublique  efl  nient rc  conimeunyil 
rhéteur^  un  lâche ^  tandié-  que  ï infâme  Catiiina 
couvert  de  crimes  quon  n^oferoit  nommer ,  prêt 
d'' égorger  tous  fes  Magiflrats  S  àe  rêdake  fa  Pa-. 
trié  en  cendres ,  fait  le  réle  d'un  grand  homme , 
^  réunit  par  fa  fermeté ,  fes  talens  ^fon  coura- 
ge ^  toute  Peftime  des  Spectateurs  Qfc. 
.  Avec  quelles  lunettes  avez  vous  donc  vu  cela, 
çft  ce  dans  la  pièce  de  M.  deCrebihon  ou  dans 
celle  de  M.  de  Voltaire,  eft  ce  dans  toutes 
les  deux?  Il  falloit  vous  expliquer.  Dans  cellç 
de  M.  de  Crebillon  les  gens  fans  humeur 
voyent  un  Scélérat  fublime  peint  telqu'étoit 
Catilina,  &  qu'il  faudroit  peindic  un  Crom- 
wel:  car  les  Scélérats  ont  leur  Z'c^Voj"  comme  le? 
gens  vertueux.  N'e(l-ll  pas  vrai  que  Cartouche 
n'eft  comparable  dans^  l'étendue  de  les  vûe^ 
&  de  fes  projets  ni  à  Catilina  ni  à  Crom* 
wel  ;  ce  miférable  cependant ocçupoit  un  de- 
gré fupérieur  parmi  les  Scélérats  de  fà  clasr 
le,  ce  qui  a  fait  dire  à  le  Grand,  cesdeui^ 
vers  dans  le  Poëme  héroï-comique  dont 
£^4  il 


7i       L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

il  a  honnoré  afTés  mal  à  propos  la  mémoi- 
re de  ce  coquin. 

Heureux  fi  f  on  grand  cœur  dHefiant  Pinju/tice , 
Eut  fait  pour  la  Vertu  ce  qu'il  fit  four  le  Vice  ! 

Loin  donc  que  conformément  à  l'hiftoirc 
M.  de  Crebillon  ait  eu  tort  de  repréfentcr 
Catilina  éloquent,  ferme  &  courageux , ceft 
au  contraire  par  l'abus  de  ces  grandes  quali- 
tés qui  ne  font  pas  des  vertus ,  qu'il  cherche 
à  le  rendre,  &  qu'il  le  rend  en  effet  plus 
odieux  aux  Spectateurs  Brutus  dans  la  mort 
de  Céfar ,  reproche  à  celui-ci  jusques  à  fes 
vertus 
^i  de  fes  attentats  font  en  lui  des  complices* 

Si  l'on  admire  le  courage  de  Catilina  quand 
il  entre  au  Sénat,  le  Speélateurbien  inftruit 
qu'il  va  mentir ,  ne  voit  en  lui  qu'un  Scélé- 
rat déteftable  qui  abufe  de  Ton  éloquence, 
pour  perfuader  tout  ce  qui  peut  opérer  le  ra- 
vage de  Rome,  la  hauteur  &  l'infolencequ'il 
affe(5le  &  qui  fuspendent  l'arrêt  de  fa  mort , 
font  regreter  qu'il  nefoitpas  prononcé.  C'eil 
moins  du  courage  qu'il  montre  alors  que  l'ef- 
fonterie  du  Vice  qui  n'a  plus  de  reflburce 
que  l'impudence.  Ce  n'efl  point  la  grandeur 
d'ame  qui  le  porte  à  fê  donner  la  mort ,  c'eil 
le  défespoir,  c'eit  la  rage  de  n'avoir  pasréus- 
fi  dans  fon  affreux  projet,  fituation  de  Ton 
cœur  qu'il  peint  fi  bien  dans  les  derniers  vers 
qu'il  prononce  en  faifant  encore  un  effort 
pour  poignarder  quelqu'une 

Cruels  3 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.       73 

Cruels,  qui  redoublez  l'horreur  qui  m'en- 
vironne, 

Qu'heureufement  pour  vous  la  force  m'a- 
bandonne 

Mais  croyez  qu'en  mourant  mon  cœur  n'eft 
point  changé. 

Qui  voudroit  il  affaffiner ,  ce  prétendu  grand 
homme?  Tullie  l'époufe  la  plus  vertueufc  & 
la  plus  eftimable,  le  pcre  de  cette  m.ême  fem- 
me &  tout  le  Sénat. 

Caton  que  vous  croyez  un  pédant  a  pour- 
tant été  trouvé  tel  que  l'hiftoire  nous  le  peint, 
un  vertueux  féroce.  Je  ne  m'amuferai  pas  à 
Je  jultifier  ,  je  vous  fomme  feulement  de  la 
part  du  Public  de  trouver  dans  fon  rôle  un 
feul  vers  qui  fente  le  pédant.  Qiiant  à  Cice- 
ron  que  vous  qualifiez  de  vil  rhéteur,  où 
trouvez  vous  donc  qu'il  le  foit?  Vil  rhéteur 
répond  à  peu  prés  à  ce  qu'on  nomme  en  bon 
Fran<^ois  un  bavard  ennuveux.  Pouvez  vous 
io-norcr  cela?  Vôtre  goût  s'accorde  bien  mal 
avec  celui  de  nos  critiques  qui  font  reconnus 
pour  en  avoir  beaucoup  :  ils  reprochent  à  M. 
de  Crebillon ,  de  n'avoir  pas  au  contraire  as- 
fés  fait  parler  Cicéron,  je  ferois  entièrement 
de  leur  avis,  û  je  ne  fa  vois  gré  à  cet  Auteur 
d'avoir  fait  faire  de  grandes  chofes  au  Con- 
ful,  au  lieu  de  lui  en  faire  dire,  fur-tout  dans 
le  moment  qu'il  a  choifi  pour  fon  aCiion. 
Voilà  des  afïaffi  nais  commis,  des  avis  effray- 
ants reçus,  il  n'eft  plus  queflion  de  pérorer, 
l'incendie  menace  Rome,  il  laut  étemdre  les 
K  5  -flam' 


74      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

flambeaux  déjà  tournés  contre  elle  pour  kré- 
duire  en  cendres ,  il  faut  donc  agir.  Ciceron 
agit  en  effet  en  Conful  habile,  en  Miniftre 
prudent,  en  politique  éclairé;  voilà  ce  que 
des  connoiffeurs  ont  trouvé ,  ce  que  des  cri- 
tiques fevercs  ont  applaudi.  Vous  êtes  le  pre- 
mier qui  ayez  la  gloire  d'avoir  vu  dans  ce 
perfônnage  un  vil  Rhéteur,  mais  vous  êtes 
habitué  à  voir  par-tout  ce  que  perfonne  n'y 
a  vu,  n'y  voit  &  n'y  verra  jamais:  félicitez 
vous  donc  feu!  aulfi  de  ce  bienfait  des  Cieux. 

Le  /avoir ,  V esprit ,  le  courage  ont  feuls  nôtre 
admiration ,  ^  toi  douce  £5*  tnodefte  Vertu ,  tu 
rejies  toujours  fans  honneur. 

A  vous  entendre  gémir  de  la  forte,  qui  ne 
eroiroit  que  vous  venez  de  dire  des  vérités 
inutilemicnt  démontiées,qui  ne  eroiroit  que 
vous  en  allez  dire  de  nouvelles,  &  qu'elles 
auront  un  fort  plus  heureux.?  Avec  un  peu 
de  réflexion  pourriez  vous  l'espérer  P 

Alrèe  ^  Mahomet  joiiiffsnt  de  leurs  forfaits 
s^en  vantent  ,  &  vous  ne  voyez  pas  de  quoi 
feut  profiter  aux  Speciatenrs ,  une  Pièce  ou  ce  vers. 

Et  je  jouis  enfin  du  prix  de  mes  forfaits. 

Eftmis  en  exemple.  ]QZïo\sh]tu  que  vous  ne 
le  voyez  pas  vous ,  qui  ne  voulez  jamais  re- 
garder que  l'envers  des  chofés  qu'on  vous 
montre. 

IS'avez  vous  jamais  vu,  dites  moi,  con- 
duire un  criminel  au  fuplice,  n'avez  vous 
pas  remarqué  le  fentiment  de  pitié ,  dont  la 
plupart  de  ceux  qui  le  voyent  aller  à  la  mort , 
font  pénétrés,  c'eft  que  ce  u'eft  plus  là  le 

mo- 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        77 

moment  de  l'équité.  La  compaffion  feule  elt 
la  maitreffe  de  toute  ame  fenfible  en  pareil 
cas.  On  voniit  des  imprécations  contre  l'exé- 
cuteur &  l'on  a  plus  d'un  exemple  que  fans 
autre  intérêt,  des  étourdis,  quoique  bien  in- 
ftruits  des  crimes  du  patient,  ont  eu  la  té- 
mérité de  détourner  de  deffus  fâ  tête  le  glaive 
delajuftice:  d'où  vient  ce  fentiment?  C'ell 
qu'alors  on  ne  voit  que  le  malheur  du  crimi- 
nel ,  &  qu'on  ne  voit  pas  Ton  crime.  Ivlais 
quel  horreur  n'aura-t-on  pas  pour  un  Scélé- 
rat protégé  ou  puiiïant,  qui  après  s'être  im- 
punément fouillé  de  tous  les  crimes ,  aura 
néanmoins  été  ailés  bien  fervi  en  Cour  pour 
en  fortir  blanc  &  net ,  &  pour  obtenir  même 
un  pofte  éclatant  du  haut  du  quel  il  infulte- 
roit  à  la  probité ,  braveroit  les  loix ,  oppri- 
meroit  les  foibles  &}es  innocensiun  tel  hom- 
me fèroit  d'autant  plus  odieux  à  tout  le  mon- 
de qu'il  jouïroit  tranquilementde  fes forfaits, 
&  qu'il  feroit  heureux  au  fein  du  crime,  ceux 
qui  fe  feroient  attendris  pour  lui  en  le  voyant 
conduire  au  fupplice,  deviendroient  eux  mê- 
mes fes  bouireaux,  au  moment  qu'ils  le 
voyent  heureux. 

Les  crrands  Auteurs  qui  fçavent  cela  ne  ris- 
quent donc  rien  de  violer  avec  difcernement 
la  règle  établie  de  faire  triompher  la  Vertu  & 
de  punir  le  Vice,  parce  qu'ils  s'impofent  alors 
celle  de  rendre  leur  perfonnage  (i  odieux ,  qu'il, 
réfulte  de  fa  félicité  une  horreur  plus  vive 
pour  les  crimes  qui  la  lui  ont  procurée. 

Voilà  ce  que  d'habiles  gens,  des  connoif- 

fcurs 


76        L.  H.  D  A  M  C  O  U  R  T 

fêurs  délicats  remarquent  au  premier  coup 
d'œil  j  au  lieu  que  mus  autres  petits  Auteurs , 
en  voulant  cenfurer  les  tait  scie  nos  maîtres^  mus 
y  relevons  par  étourdene  mille  fautes  qui  font  des 
beautés  pour  les  hommes  de  jugement. 

C'eft  donc  vôtre  faute  ce  n'avoir  pas  fenti 
pourquoi  M.  de  Cribillon  a  confervé  au  ca- 
ractère d'Atrée  toute  la  noirceur  qu'il  a  trou- 
vée dans  l'original  Grec  à  très  peu  de  choie 
près ,  c'eft  vôtre  faute  de  n'avoir  pas  fenti 
pourquoi  ce  Sophocle  François  a  mis  dans  la 
bouche  de  cemonftre  ce  vers  terrible  qui  vous 
révolte  fi  fort:  c'eft  vôtre  faute  enfin  de  ne 
pas  favoir  que  plus  un  Scélérat  eft  heureux 
plus  il  eft  en  horreur  à  tous  ceux  qui  le  con- 
noifient. 

Un  des  motifs  qui  fait  que  les  Comédiens 
jouent  rarement  cette  pièce  c'eft  qu'ils  favent 
que  la  pltjpart  des  Spedatcurs  font  révoltes  fi 
fort  de  l'horrible  cruauté  d'Atrée  qu'ils  ne 
peuvent  que  rarement  foutenir  une  féconde 
reprélcntation  de  cette  pièce. 

Permettez  moi  de  vous  raconter  un    fait 
qui  quoiquafles  comique  vous  fera  juger  de  ' 
l'effet  que  cette  excellente  l'ragéiie  eft  capa- 
ble de  produire  ,  tout  Marfeille  vous  en   at- 
teftera  la  vérité , 

Et  vous  entendrez  là  le  cris  de  la  nature. 

Un  Capitaine  de  Vaifieau  qui  n'avoit  ja- 
mais vu  de  fpeétacle,  fut  entraîné  par  fes 
amis  à  la  Comédie,  on  y  jouoit  Atrée,  nô- 
tre homme  ébloui  par  des  objets  tout  nori- 
veaux  pour  lui ,  oubliant  que  c'étoit  une  fa- 
ble 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.        77 

Me  qu'il  voyoit  repréfenter ,  lorfqu^il  enten- 
dit Atrée  prononcer  ce  vers  qui  vous  choque 
û  fort  &  par  lequel  il  s'applaudit  du  fuccès  de 
Tes  crimes ,  nôtre  ho-  me  dis- je ,  fe  leva  tout 
à  coup  avec  fureur  en  criant:  donnez  moïmon 
fufil  que  je  tué  ce  B.  là. 

Vous  jugez  bien  qu'une  pareille  fcene  fit 
oublier  la  cataftrophe  à  tous  les  autres  Spec- 
tateurs &  que  bien  en  prit  aux  Adeurs  que 
le  vers  qui  mettoit  le  Capitaine  en  fureur 
étoit  le  dernier  de  la  pièce ,  car  ils  auroient 
eu  peine  à  reprendre  leur  férieux  après  une 
pareille  faillie. 

11  faut  peut-être  des  exemples  plus  gé^ 
néraux  pour  vous  convaincre.  Allez  M. 
à  la  Comédie  la  première  fois  qu'on  jouera 
cette  pièce,  ne  vous  occupez  nullement  du 


tes  dont  ils  honnorent  Atrée  prefqi 
que  vers  qu'il  prononce,  de  l'eiret  que  pro- 
duit en  eux  fon  caraélere. 

je  vous  réponds  que  vous  fortirez  du  fpec- 
tacle  bien  convaincu ,  que  perfonne  ne  croit 
devoir  reffembler  à  Atrée  parce  que  ce  mon- 
^xe  jouit  du  prix  de  fes  forfaits. 

S'il  vous  faut  abfolument  cette  expérience 
pour  juftifier  M.  de  Crebijlon  dans  vôtre  ef- 
prit,  il  fera  peut-être  plus  aifé  de  juftifier  M. 
de  Voltaire,  vous  paroiiTez  un  peu  plus  de 
fes  amis,  ou  plutôt  vous  feignez  de  l'être. 
Quatre  goûtes  d'encre  de  fa  plume  barbouil- 
lent 


78      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

lent,  effacent,  anéantiffent  pour  jamais  un 
Volume  de  vos  fophJ;mes. 

La  petite  lettre  qu'il  vous  a  écrit  a  furieu- 
fement  dîminué  la  réputation  de  vôtre  long 
difcours  fur  limgaUtè  des  conditions.  C'eildonc 
un  homme  à  ménager  que  M.  de  Voltaire, 
quoiqu'il  ne  vous  ait  rendu  d'autres  fervices 
que  de  vous  éclairer  malgré  vous ,  fi  vous  étiez 
aveugle  de  bonne  foi. 

M.  de  Crebillon  toujours  pacifique  3:  con- 
tent de  fa  réputation,  Jaifie  la  Critique  aller 
fon  train,  fur  que  vous  n'ébranlerez  pas  fon 
Stojcifme,  vous  appuyez  un  peu  plus  effron- 
tément fur  fbn  compte. 

Je  le  connois  par  quelques  uns  de  fes  amis, 
je  ne  l'ai  vu  qu'une  feule  fois  pour  en  rece- 
voir une  réprimande,  &  vous  faurez  bientôt 
pourquoi ,  cette  réprimande  n'a  fait  qu'ajou- 
ter à  l'eflime  que  j'ai  conçue  pour  lui  &  que 
tous  les  honnêtes  gens  lui  doivent.  Je  fuis 
donc  bien  éloigné  d'attaquer  fes  ouvrages  fous 
prétexte  du  bien  public,  &  n'efc  il  pas  hon- 
teux pour  un  Philofophe  comme  vous,  qu'un 
Comédien  lui  donne  l'exemple  de  la  probité: 
quand  bien  même  les  Ouvrages  de  M.  de  Cre- 
billon ferolent  fuîreptibles  de  la  oroffiere  fa- 
tire  que  vous  en  faites,  étoit-ce  à'vous  de  la 
faire  p 

_  Vous  n^avez.  jamah  r.û  qu'une  fois  P/niteur 
d'Jtrée^deCalilma.,  £f  ce  fut  four  en  recevoir 
imfervice:  vous  ejtimezfong'nie  ççfvo-'s  reffec- 
t.ez  fa  vieiUeJje  j  mais  quelqu"" honneur  que  vous 

for' 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        79 

fortiez  à  fa  per forme ,  'vous  ne  devez  que  jufhce  à 
fes  pièces ,  £5*  vous  ne  Javez  point  acquitter  vos 
dettes  au  dépens  du  bien  puhlic  £5*  de  la  vérité» 
Ne  diroit  on  pas  que  vous  êtes  un  de  nos  Aca- 
démiciens &  que  par  conféquent  juge  éclairé 
de  la  Littérature  Françoife  ,  vous  ayez  été 
forcé  par  état  de  prononcer  contre  les  écrits 
de  vôtre  bienfaiteur ,  &  que  les  ordres  de  la 
Cour  vous  ayent  mis  dans  le  cas  d'opter  entre 
le  ménagement  que  vous  lui  deviez  &:  l'ac- 
compliffement  de  vos  devoirs  ?  Ne  diroit  on 
pas  qu'honnoré  de  la  place  de  Cenfeur  pu- 
blic, vous  ayez  dû  rendre  compte  au  Minif- 
tère  des  ouvrages  de  M.  de  Crebillon?  Ne 
diroit  on  pas  enfin  que  le  Public  vous  ait  fait 
le  dépofîtaire  de  fes  intérêts  j  &  que  prévenu 
pour  vos  lumières  il  ait  renoncé  de  fe  fervir 
des  tiennes  &  qu'il  ait  mis  fur  vôtre  conftien- 
ce  toutes  les  erreurs  dans  lefquelles  il  peut 
tomber  en  matière  de  goût  ou  de  fèntiment. 
Vous  n'avez  aucun  de  ces  titres;  le  Public 
n'a  pas  afles  accueilli  vos  paradoxes  précédens, 
pour  que  vous  puiiTiez  vous  flatter  de  fâ  con- 
fiance :  nulle  Autorité  ne  vous  a  donné  le 
droit  de  juger  publiquement  les  ouvrages  de 
M.  de  Crebillon  ou  de  M.  de  Voltaire,  &Pu- 
furpation  du  tribunal  n'eft  pas  un  titre  qui 
doive  accréditer  vos  fentences  :  cette  uiurpa- 
tion  au  contraire  ne  peut  que  vous  être  re- 
prochée comme  un  figne  certain  de  préfomp'- 
tion  &  d'ingratitude.  Le  bien  public  n'exï- 
pasqne  l'on  chag-fine  les  particuliers  quand  on 
peut  s'en  difpenifèr  ,  autrement  c'tft  donner 

l'exem- 


8o       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

l'exemple  de  l'abus  qu'on  peut  faire  de  ce 
motif  reipeiSlAble  :  c'eit  encourager  les  en- 
vieux par  vôtre  exemple  à  iatisfaire  leur  ja- 
loufie  fous  prétexte  du  bien  public.  On  pour- 
ra donc  en  conféquence  négliger  tous  les  ^de- 
voirs de  lafociété  avec  cette  excufe  ;  décréii- 
ter ,  trahir ,  opprimer  fes  bienfaiteurs ,  &  trans- 
former ainfi  l'ingratitude  en  vertu,  alors  il 
me  paroit  que  le  mal  public  réfultera  de  l'a- 
mour du  bien  public.  Vous  voyez  bien  M. 
que  vôtre  héroïfme  eft  abfurde  &  fur-tout  dans 
le  cas  préfent ,  ne  pouviez  vous  pas  fatisfaire 
à  l'engagement  que  vous  vous  étiez  impofé 
vous  même  d'éclairer  le  Public  fur  les  dangers 
du  fpeCtacle,  fans  trahir  les  devoirs  de  la  re- 
connoiffance  &  de  la  fociété  :  pourquoi  ne  pas 
puifer  dans  les  pièces  de  mille  Auteurs  qui 
font  morts  les  preuves  de  vôtre  fiftéme.  Vous 
en  auriez  trouvé  fûrement  de  plus  dignes  de 
reproches  que  celles  d'Atrée  ou  de  Mahomet; 
vous  auriez  rempli  vos  prétendus  devoirs  fans 
choquer  perfonne. 

Je  vous  aurai  cependant  une  obligation  de 
vous  être  livré  à  toute  vôtre  malignité,  c'eft 
qu'elle  m'offre  l'occafion  d'agir  d'une  façon 
toute  oppofée  à  la  vôtre.  M.  de  Crebillon 
vous  a  obligé  à  la  première  vus  &:  fans  vous 
connoître  ;  vous  pavez  fon  fervice  de  la  plus 
noire  ingratitude.  Malfîré  cela  la  bonté  de 
cœur  de  cet  homme  illuftre  eft  fi  publique , 
qu'il  n'eft  pas  même  permis_  de  croire  qu'il 
fe  repente  de  vous  avoir  obligé.  Je  vouslais- 
fe  penfer  en  même  tems  quel  gré  le  Public 

vous 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU        Bi 

vous  fçaura  de  vôtre  ingntitude,  &  s'il  ne 
m'en  fçaura  pas  d'avantage  de  prendre  le  par- 
ti de  M.,  de  Crebillon  dont  je  n  ay  reçu  d'au- 
tre fervice  qu'une  Mercuriale  afTés  aigre ,  mais 
je  l'avoue,  très  juftement  méritée.  Avant 
de  m'être  procuré  l'honneur  de  connoîtreM. 
de  Voltaire ,  la  mode  de  fronder  tous  fès  ou- 
vrages établie  dans  tous  les  Caffés  de  Paris ,  la 
commodité  d'y  recueillir  des  épigrames  pour 
en  enrichir  le  texte  d'une  critique ,  la  rage 
enfin  d'être  Auteur  &  de  me  faire  imprimer 
me  firent  faire  une  lettre  très  plattejtrès  ridi» 
cule  &  très  fifflable  contre  la  Comédie  de  Na- 
nine.  Je  ne  fais  fi  j'avois  un  peu  d'efprit  alors; 
mais  il  eft  bien  certain  que  je  n'avois  pas  le 
fèns  commun. 

On  accufoit  avec  la  dernière  lâcheté  M.  de 
Voltaire  d'attenter  à  la  gloire  de  M.  de  Cre- 
billon j  je  crus  faire  ma  Cour  à  celui-ci  en  lui 
portant  ma  critique  de  Nanine  pour  la  lui 
faire  approuver  en  qualité  de  Cenfèur,  j'al- 
lai le  lendemain  pour  en  chercher  l'appro- 
bation. M.  de  Crebillon  n'y  étoitpas,  ou  ne 
voulut  pas  y  être:  on  me  remît  ma  critique 
avec  cette  note  au  bas  :  ceci  yPeU  qiCune  criti- 
que très  mal  à  propos  ^  très  injitjîe  de  M.  de 
Voltaire:  la  police  rP  en  pajfe  pas. 

Un  Auteur  de  dixhiiit  ans  environ  ne  fê 
rend  pas  à  de  pareilles  leçons  &  piqué  con- 
tre M.  de  Crebillon  que  j'accufois  de  mau- 
vais goût,  je  courus  faire  imprimer  coura- 
geufement  ma  lettre ,  elle  eut  comme  vous 
jugez  bien  ,  à  peu  près  le  fuccés  qu'elle 
F  mé- 


82      J.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

méritoit  *.  Deux  ou  trois  ans  s'écoulèrent 
depuis  ce  bel  exploit  :  j'avois  pendant  ce  tems 
fréquenté  affidûment  les  Tpedacles,  j'avois  lu 
d'excellens  critiques  ,  enfin  j'avois  appris  à 
rougir  de  l'impertinence  de  ma  cenfure  &  à 
chérir  les  ouvrages  de  M.  de  Voltaire,  au- 
tant qu'ils  le  méritent.  Je  m'amufois  quel- 
que fois  à  les  repréfenter  avec  des  jeunes 
gens  de  mon  âge ,  &  nous  nous  en  acqui- 
tîons  affés  bien  pour  que  le  rapport  qu'on 
en  fit  à  M.  de  Voltaire  l'engageât  à  vouloir 
bien  nous  honnorer  de  fes  confeils.  Il  vou- 
lut bien  nous  recevoir  chez  lui ,  &  nous  pro- 
fitâmes afles  des  avis  qu'il  nous  donna,  pour 
qu'il  crut  pouvoir  bazarder  de  nous  faire 
jouer  fon  Mahomet  vis  à  vis  d'un  Auditoire 
"à  faire  trembler  les  Aéleurs  les  plus  confom- 
més.  Encouragés  par  les  fuffrages  d'un  tel 
Maître,  nous  ne  craignîmes  point  de  tenter 
d'acquérir  ceux  de  fes  égaux,  c'eft  à  dire  de 
prefque  toute  l'Académie  raflemblée  chez  lui. 
Nous  ïepïé(tntions  Mahomet  ^yy  jouois  le  rô- 
le QtSeyde^  &  les  fuffrages  de  nôtre  Auditoi- 
re préfagerent  à  mon  ami  M.  Le  Kain  les  ap- 
plaudifiemens  que  le  Public  lui  donne  main- 
tenant à  fi  jufte  titre.  Les  carefi^es  de  M.  de 
Voltaire  &  les  complimens  que  je  reçus  me 
firent  croire  que  j'avois  mis  à  profit  quelques 
uns  des  confeils  dont  il  m'avoit  honnoré.     Je 

ne 

*  Vous  ne  regarderiez  pas  la  feinonce  de  M.  deCrc* 
billon  comme  un  lervice,  je  le  fais  moy,  &  je  bénis  l'oc 
cafîon  qui  fe  préfente  de  l'en  remercier.  Je  fuis  perfuadé 
que  le  Public  me  fçaura  plus  degré  de  ma  reconnoiffan- 
ce  qu'à  vous  de  vôtre  in^raiitudc. 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        8j 

ne  me  vanterois  point  de  m'être  acquis  ces  ap- 
plaudifTemens  fi  Texiguité  de  ma  taille  m'eut 
permis  de  me  confacrer  au  tragique;  mais 
comme  le  Public  veut  que  Tes  yeux  fbientcon- 
tens  au  fpedacle  autant  que  Tes  oreilles ,  j*ai 
cru  devoir  métamorphofer  le  Héros  en  Arle- 
quin &  devoir  quitter  le  Diadème  pour  la  ca- 
lotte deCrifpin. 

Je  jouiiTois  du  tems  le  plus  heureux  de  ma 
vie ,  la  bonheur  d'être  inftruit  par  M.  de  Vol- 
taire mettoit  le  comble  à  ma  félicité  ;  il  me 
fit  un  envieux ,  un  faquin  que  nous   avions 
banni  de  nôtre  fociété  pour  des  raifous  très 
importantes ,    faquin  que  je  nommerois  s'il 
vivoit  encore  &  s'il  n'avoit  payé  de  fa  vie  en 
Hollande  fon  impudence  &  fa  fatuité,  eut  l'in- 
dignité  de  communiquer  à  M.  de  Voltaire  cet- 
te critique  de  Nanine  en  queftion  :  il  mefuroit 
i'ame  de  ce  grand  homme  fur  la  fîenne,  & 
s'étoit  imaginé  qu'un  égarement  de  jeunefle, 
une  rapfodie  d'enfant  alloit  déconcerter  fon 
amour  propre  ,    il  arriva  tout  le  contraire. 
M.  de  Voltaire  redoubla  fes  careffes,  j'ignorai 
toujours  la  perfidie  de  mon  lâche  délateiir ,  8t 
je  vis  arriver  le  cruel  moment  du  départ  de 
M.  de  Voltaire  pour  la  PrulTe  ,    fans   qu'il 
m'eut  témoigné  le  moindre  refîentiment. 

Je  le  vis  même  regretter  avec  bonté  que  ma 
taille  &  ma  mine  l'empêchafîcnt  dem'honno- 
rer  de  fi  proteélion  pour  le  Théâtre  de  Paris  ôr 
de  faire  pour  moi  ce  qu'il  faifoit  avec  tant  de 
raifon  pour  mon  ami  Le  Kain* 

F  2  La 


^       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

La  faute  en  eft  am  Dieux  qui  m'ont  fait  un 

fncigot.  ,     ,    ,^  ,    . 

Après  le  départ  de  M.  de  Voltaire  pour 
Berlin ,  nous  continuâmes  à  repréfenter  quel- 
ques  unes  de  Tes  pièces.     Le  goût  &  les  lumie-    ^ 
res  de  Madame  D.  digne  nièce  du  plus  célèbre 
des  Oncles  fuppléoit  à  la  privation  des  leçons 
de  nôtre  ch^:r    maître.     Un  jour  que  la  re-    | 
connoiffance  &  le  devoir  m'avoient  conduit 
chez  elle  pour  lui  rendre  mes  refpeas  elle  me    ^ 
d-clara  la  pièce  qu'on  m'avoit  jouée ,  &  m'ap-    ■ 
prit  que  M.  de  Voltaire  avoit  lu  ma  mauvai- 
se critique.     Cette  nouvelle  me-  pénétra  du 
chao-rin  le  plus  vif.   Ma  confufion  annonçoit 
mon  repentir,  jecherchois  des  excufes  que  je 
ne  pouvois  trouver ,  mon  embarras  &  ma  dou- 
leur fe  peignirent  fi  bien  dans  mes  yeux,^que 
Mad.  D.  en  eut  pitié,  elle  eut  la  bonté  de 
demander  pardon   pour  moi   &  l'obtint  :  je 
crus  alors  que  M.  de  Voltaire  ne  rejetteroit 
pas  le  témoignage  de  mon  repentir  ,  j'eux 
l'honneur  de  lui  écrire,  fçavez  vous  quelle     ■ 
fut  fa  reponfe  à  ma  lettre  ?    Un  engagement 
de  la  part  du  Marquis  de  Montperny  pour  la 
Cour  de  Bayreuth  avec  les  recommandations 
les  plus  fiatteufes  &  les  plus  capables  d'y  affu- 
rer  mon  bonheur.  ^ 

Si  vous  connoifliez  un  peu  mieux  les  len- 
timensde  la  reconnoifîànce ,  je  vous  laifferois 
iuo-er  de  l'étendue  de  la  mienne ,  mais  vous 
m'avez  appris  qu'il  faut  vous  faire  connoître 
iufqu'où  ce  fentiment  peut  &  doit  aller.    Je 


VOUS 


AMr.  ].  J.  ROUSSEAU.        8f 

vous  déclare  donc  que  bien  loin  de  crone 
que  le  bien  public  m'autorife  à  critiquer  les 
ouvrages  de  M.  de  Voltaire ,  je  le  regarderai 
toute  ma  vie  comme  un  maître  éclairé  à  qui 
je  dois  le  peu  de  taleus  qu'on  à  la  bonté  de 
reconnoître  en  moi,  que  p  le  regarde  com- 
me un  ami  dont  le  cœur  eit  fermé  à  tout  ce 
qui  pouroit  altérer  Tes  fentimens  en  faveur  de 
ceux  qui  s'y  font  donné  place ,  comm.e  uri 
prote6leur  moins  attentif  à  fes  intéièts  qu'à 
ceux  des  perfonnes  qu'il  protège ,  comme  un 
père  aux  foins  &à  la  tendreffe  de  qui  j'ai  1  o- 
bligation  de  n'être  plus  dans  les  chaînes  de 
la  finance ,  &  à  qui  je  dois  l'avantage  de  pou- 
voir vivre  avec  l'aifance  que  les  talens  procu- 
rent à  ceux  qui  les  exercent ,  quand  je  ferai 
devenu  fage ,  &  que  quand  bien  même  je  ver- 
rois  malheureufement  affés  clair  pour  trouver 
quelque  faute  capable  d'altérer  tant  foit  peu 
le  plaifir  ou  plutôt  le  raviffement  que  j'éprou- 
ve quand  je  lis  ou  que  je  vois  repréfenter  fes 
ouvrages,  je  ne  m'en  im.poferois  pas  moins 
la  loi  de  les  defFendre  envers  ^contre-  tous. 

Le  beau  deffenfeur  ,  alle^  vous  dire,  un 
Pigmèe  deffendre  Hercule  !  eh  pourquoi  non , 
s'il  vous  plait?  Vous  qui  n'êtes  pas  plus  grand 
que  moy ,  vous  avez  bien  ofé  l'attaquer. 

Souvenez  vous  de  la  fable  de  la  Colombe 
&  de  la  Fourmi ,  je  ne  fuis  pas  tout  à  fait  com- 
parable à  la  Fourmi ,  j'en  conviens  ^  mais  auifi 
vis  à  vis  de  M.  de  Voltaire,  n'êtes  vous  pas 
comparable  auChaflèur  qui  étoit  fur  le  point 
de  tuer  la  Colombe?  Vos  traits  feront  toujours 
F  3  hors 


g6        L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

hors  de  portée ,  il  n'eft  donc  pas  plus  ridicu- 
le à  moi  d'entreprendre  de  le  deffendre ,  qu'à 
vous  de  l'attaquer,  &  puifque  je  me  fuis  mis 
en  charge ,  j'entre  en  fondion  &  je  commence. 
Eft  ce  du  Catilina  de  M.  de  Voltaire  que 
vous  avez   voulu  dire  que  par  Ton  courage, 
fon  éloquence  &  fa  fermeté ,  il  captive  l'efti- 
me  de  tous  les  fpedateurs  j  fi  un  fcéleratpou- 
voit  être  eftime ,  aflurément  celui  de  M.  de 
Voltaire  mériteroit  cet  honneur  plus  qu'au- 
cun autre  fcéîerat ,  mais  je  fuis  bien  certain 
que    vous    ne    trouverez    perfonne    capable 
d'eftimer    un  pareil    monftre.     Le  Ciceron 
de  Rome   fau-vée  fi  éloquent,    fi  ferme  ,   fi 
grand  dans  fes  démarches   au   goût  de  tout 
ïe  monde,  (e  feroit-il  métamorphofé  à  vos 
yeux  feuls  en  vil  rhéteur,  &  parce  queCaton 
fèmble  redouter  la  hardiefle  réfléchie  de  Cice- 
ron ,  confiant  à  Céfar  qui  lui  eft  fufped ,  le 
falut  de  la  République,  fa  prudence  en  au- 
roit   elle   fait  à  vos  yeux  un  poltron  &  un 
pédant  ?  Je  ne  fais,  mais  je  crois  bien  que 
ce  fera  pour   vous   feul  qu'on  verra  arriver 
de  pareils  miracles  :  je  ne  m'arrêterai  donc 
pas   à  deffendre  Rome  faitvée  plus   longtems 
que  Catîlina  ,  je  pafle  à  Mahomet. 

C'efi:  encore  un  objet  fur  lequel  je  puis 
vous  fommer  de  vous  en  rapporter  à  mon  ex- 
périence. J'ai  joué  comme  je  vous  l'ai  déjà 
dit ,  le  rôle  de  Seyde  dans  cette  pièce ,  M.  de 
Voltaire  avoit  lui  même  compofe  nôtre  Au- 
ditoire de  gens  qu'il  avoit  prié  d'apporter  un 
œil  connoifleur  &:  critique  fur  la  pièce  &fur 

les 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       87 

les  Afl:eurs  plutôt  que  leurs  dispofitions  à  fe 
lailTer  toucher  par  les  beautés  d'un  Poème. 

M.  Le  Kain  repréfentoit  le  rôle  de  Maho- 
met avec  tout  le  feu,  l'énergie  &  la  dignité 
qui  pouvoient  paroître  miraculeux  dans  un 
jeune  homme  qui  n'avoit  encore  chauffé  le 
Cothurne  que  trois  ou  quatre  fois  pour  s'amu- 
fer.  Encouragé  par  les  fuffrages  &  les  leçons 
de  M.  de  Voltaire  aux  répétitions,  appuyé  de 
fes  avis  lumineux  j'étois  parvenu  à  féconder 
paffablement  les  talens  de  mon  camarade  ;  & 
malgré  tout  ce  qui  manquoitàmon  extérieur 
pour  me  donner  l'air  d'un  Héros,  nôtre  Au- 
ditoire me  fit  l'honneur  de  pleurer  &  de  fré- 
mir en  m'écoutant.  Je  vis  l'horreur  &  l'in- 
dignation fe  peindre  fur  tous  les  vifages  & 
monter  au  comble  à  mefure  que  la  pièce  ap- 
prochoit  de  la  cataftrophe  :  toute  l'affemblée 
noushonnorade  com.pli  mens  fur  l'exécution, 
&  chacun  de  ces  complimens  exprimoit  l'im- 
prefïïon  que  les  affiftans  avoient  reçue.  Elle 
étoit  telle  que  la  gloire  que  nous  en  recevions , 
étoit  encore  plus  flatteufe  pour  l'Auteur  que 
pour  nous.  Comment  de  jeunes  gens  fans  ha- 
bitude au  Théâtre  ^  qui  ne  montroient  enco- 
re que  les  dispofitions  nécefïàires  pour  s'y 
diliinguer  un  jour,  auroient  ils  pu  faire  cette 
impreffion  fur  des  auditeurs  confommés  au 
Spedacle,  &  maîtres  eux  mêmes  du  Théâtre, 
fi  la  pièce  n'étoit  une  de  celles  qui  touche- 
roient  le  cœur  le  moins  fênfible ,  quand  bien 
même  on  la  débiteroit  comme  on  lit  la  ga- 
zette? En  admirant  la  pièce  perfonnenes'a- 
F  4  vifâ 


88       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

vifâ  cependant  de  trouver  que  Mahomet  fut 
juftifié  par  fa  grandeur  d'ame  &  fa  politique, 
j'entendois  faire  de  toute  part  au  poëme  l'ap- 
plication de  cette  penfée  de  Lucrèce. 

^antum  Relligio  poîuit  fuadere  malorum  ! 
Quoi!  la  Religion  mené  à  de  tels  excès! 

Vous  voyez  bien  M.  que  le  fcrupule  de 
mettre  de  grands  Criminels  fur  la  Scène  feroit 
pufillanime  puisque  les  produifant  il  en  ré- 
ililte  qu'on  en  conçoit  un  horreur  plus  forte 
pour  le  crime ,  &  que  l'effet  que   vous  crai- 
gnez  que  leur  exemple    ne  prcduife,  n'eft 
qu'une  chimère,  puisqu'il  ne  s'eil  jamais  ma- 
nifêfté  depuis  tant  de  milliers  d'ans  que  l'his- 
toire, l'épopée,  la  Tragédie  &  la  Scène  met- 
tent fous  les  yeux  des  Scélérats;  mais  Maho- 
met n'eit  point  puni,  non  M.  Etc'eftjufte- 
ment  en  cela  comme  en  bien  d'autres  choies 
que  M.  de  Voltaire  doit  voir  comparer  fon 
génie  à  celui  de  Corneille,  de  Racine  &  de 
Crebilîon,  puisque  comme  eux  c'eft  par  la 
prospérité  du  crime  qu'il  a  fçu  rendre  fon 
perfonnage  encore  plus  abominable  Quel  cft 
l'homme  vertueux  qui  n'égorgeroit   pas  un 
Scélérat  aufïï  déteitabk  que  Mahomet?  Vous 
Paniez  peut  être  trouvé  un  peu  moins  odieux 
qu'Atrée  ,    &  vous  croirez  M.  de  Voltaire 
m'oins  digne  de  cenfure,  parce  que  fon   im- 
pofteur   eft  en    quelque  façon  puni  par   la 
mort  de  Palmire ,  &  qu'il  lui  fait  dire   avec 
transport. 

// 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.        89 

//  e(t  donc  des  remords. 
Malgré  cela  M.  je  m'effoicerois  (1  jejouois 
îe  rôle  de  Mahomet,  de  le  rendre  au  (Ti  odieux 
qu'Atrée  par  la  façon  dont  je  prononcerois 
cette  hemiftiche  :  je  ne  rexprimerois  pas  avec 
un  transport  involontaire  qui  laiffe  iuppofer 
un  refte  de  fenfibilité  louable  dans  le  coeur 
d'un  Scélérat  ,  &  par  laquelle  on  rappelle 
peut-être  mal  à  propos  l'indulgence  ou  la 
corapaffion  du  Spedateur  ;  Je  voudrois  au 
contraire  augmenter  l'horreur  que  MahoniCt 
infpire  faifant  fentir  par  mon  expreiTion  que 
j'ai  du  dépit  d'avoir  aucun  remord.  Cela ,  je 
crois,  rendroit  plus  naturelle  &  plus  confé- 
quente  la  promptitude  avec  laouelle  le  faux 
Prophète  pafle  des  remords  a  la  réflexion 
fcélerate  &  politique. 

Je  dois  régir  en  Dieu  P Univers  prévenu  ; 
Mon  Empire  eft  détruit ,  fi  V homme  eft  reconnu. 

Vous  me  fifflcriezfans  doute  d'avoir  ajouté 
un  trait  noir  de  plus  au  cara6lerc  de  Maho- 
met; mais  il  l'Auteur  &  le  Public  m'applau- 
diiïbient,  croyez  vous  quejeferois  beaucoup 
d'attention  à  vôtre  mauvaife  humeur? 

Oui  je  foutiens  £^  j'en  attefle  Peffroi  des  Lec- 
teurs. Il  faut  avoir  Tame  bien  fanguinaire,  îe 
jugement  bien  faux  &  le  goût  bien  dépravé 
pour  croire  les  maflacres  des  gladiateurs,  un 
îpcélacle  moins  odieux  que  celui  de  Maho- 
met ou  d'Atrée:  ceux  ci  font  dévoués  l'un  & 
l'autre  à  l'exécration  publique  ,  les  autres 
F  5  étoient 


ço       L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

étoient  dévoués  à  une  curiofité  fanguinaire, 
&  au  caprice  le  plus  déteftable.  Il  faut  avoir 
le  cœur  bien  corrompu  ,  pour  eftimer  les 
Catilina  tels  que  M.  de  Crebillon  &  M.  de  Vol- 
taire nous  les  reprefentent.  Tel  qui  leur  accor- 
de fa  bienveillance  en  fortant  de  la  Comédie, 
ne  mérite  affurément  celle  de  perfonne  dans 
la  fociété. 

Les  iwciens ,  dit  es -vous ,  avoknt  des  Héros  f^ 
mettoient  des  hommes  fur  leurs  Théâtres ,  nous 
au  contraire  ^  noui  n^y  mettons  que  des  Héros  ^ 
à  peine  avons  nous  des  hommes  :  mais  les  anciens 
faifoient  fort  mal&  nous  faifons  fort  bien. 

Pour  fortifier  un  jeune  homme  dans  Ces 
exercices ,  pour  le  former  &  lui  procurer  la 
vigueur  nccciraire,  on  doit  lui  propofer  un 
but  auquel  il  ne  femble  pas  naturel  qu'il 
puiffe  atteindre  ,  afin  qu'en  multipliant  fes 
efîbrls  &  fes  tentatives,  il  acquere  la  force 
&:  l'adrefTe  néceffaire  pour  y  parvenir  dans  la 
fuite.  Il  cft  certain  que  trop  de  complaifance 
pour  fà  foiblefîè  1  enîretiendroit  dans  l'indo- 
lence &  l'empécheroit  de  fe  fortifier  fuffifa- 
mejit  pour  vaincre  les  difîicultés  qui  lui  fe- 
ront propofées  dans  Page  viril,  donc  les  an- 
ciens en  ne  montrant  que  des  hommes  ne 
pou  voient  à  peine  faire  que  des  hommes  de 
leurs  jeunes  gens  parce  qu'il  eft  rare  qu'on 
s'efibrce  de  furpaffer  ou  même  d'égaler  fon 
modèle,  au  lieu  qu'il  ert  probable  que  nous 
faifons  des  hommes  ,  puis  qu'en  n'offrant 
pour  m.odele  que  des  Héros  à  nos  jetmes 
genSj  nous  les  mettons  dans  k  cas  de  rougir 

de 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       pr 

de  ne  pas  devenir  au  moins  des  hommes. 

Je  ne  me  fuis  pas  contenté  de  vous  prou- 
ver que  la  Tragédie  n'étoit  rien  moins  que 
dangereufe,  je  crois  vous  avoir  prouvé  qu'el- 
le eil  encore  utile  à  la  corredion  des  mœurs. 
Je  n'aurai  pas  plus  de  peine ,  je  crois ,  à  dé- 
montrer que  la  Comédie  a  les  mêmes  avan- 
tages :  c'eit  ce  que  je  vais  m'efforcer  de  faire 
dans  le  Ctiapitre  fui  vaut. 

CHAPITRE   III. 

De  la  Comédie. 

Tout  eft  mauvais ,  tout  eft  dangereux  dans 
la  Comédie  pour  les  Spedateurs  j  c'eft 
la  conféquence  que  vous  tirez  d'un  principe 
aufli  peu  admiffible  qu'elle.  Il  n'eft  fûrement 
pas  vrai  que  le  plaifir  du  comique  Toit  fondé 
fur  un  vue  du  cœur  humain^  (fa  malignité.) 

Le  principe  &  la  conféquence  font  aufiî 
abfurdes  que  le  tarrif  que  vous  faites  de  la  va- 
leur des  carafteres  :  à  la  preuve. 

^el  eft  le  plus  blâmable  d^un  bourgeois  fans 
efprit  ^vain  qui  fait  fottement  le  gentil  homme 
ou  du  gentil  homme  qui  le  dupe,  dans  la  pièce 
dont  je  parle ,  ce  dernier  n^eji  il  pas  V honnête 
homme  ? 

Et  non  M.  il  ne  l'eft  pas  :  par  quel  mal- 
heur voiez  vous  toujours  d'honnêtes  gens 
où  les  autres  ne  voient  que  des  coquins  ? 
Pourquoi  préparez  vous  une  excufe  à  un  ridi- 
cule ,  difons  mieux  ,  à  un  vicieux  imperti- 
nent. 


92        L.   H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

nent ,  à  un  bourgeois  orgueilleux  &  fot  qui 
a  l'impudence  de  fe  méconnoître  au  point 
d'oublier  qu'il  a  une  femme  pour  devenir  le 
galant  fecret  d'une  Marquife ,  qui  fe  fert  de 
tous  les  moyens  qu'il  peut  imaginer  pour  la 
féduire,  c'eft  de  vous  qu'on  peut  dire  ,  dat 
veniam  corvis. 

Vous  faites  des  queftions  au  Public  mais 
vous  lui  didez  Ces  réponlès,  elles  font  trop 
fubtiles,  on  n'y  reconnoît  pas  fon  ton.  Je 
vais  m'emparer  à  mon  tour  du  Tribunal , 
interroger  le  Public,  &  le  laifTer  répondre 
avec  toute  la  naïveté  qui  lui  eft  prcpre.  Pu- 
blic; répondez  moi,  queft-ce  que  M.  Jour- 
dain? „  C'eft  un  fot.  Que  fait  ce  fot  p  A 
,,  cinquante  ans  il  apprend  à  lire,  il  apprend 
5,  la  Philofophie,  il  apprend  à  tirer  des  Ar- 
5,  mes  ,  il  apprend  à  chanter  ,  il  s'habille 
55  comme  les  grands  Seigneurs  à  ce  qu'il 
j,  croit,  il  a  la  fotte  vanité  de  penfer  de  lui, 
„  qu'il  eft  un  habile  homme  en  tout  dès  la 
5,  première  leçon ,  au  point  de  vouloir  déjà 
5,  montrer  aux  autres,  &  cela  me  fait  bien 
5,  rire." 

Vous  avez  raifon  de  rire ,  tout  cela  eft  en 
effet  très  ridicule  ,  mais  fi  l'on  n'a  pas  de 
plus  grands  reproches  à  faire  à  M.  Jourdain^ 
M.  Jean  Jaques  a  raifon  de  s'emporter  contre 
Molière  &  de  dire  qu'il  eft  le  perturbateur  de 
la  fociété  ;  qiCd  excite  les  âmes  perfides  à  punir 
fous  le  nom  de  fottife ,  la  candeur  des  honnêtes 
^ens.  Je   crois   comme  eux  que  parce  qu'un 

hom- 


A  Mr.  j.  J   ROUSSEAU.      93 

homme  eft  fot  &  ridicule ,  on  n'eft  pas  auto- 
rifé  à  le  voler. 

„  Vous  n'y  clés  pas  M.  le  ]u^e.JourJam 
„  non  feulement  eft  ridicule  mais  il  eft  vi- 
„  cieux  :  c'eft  un  homme  vain ,  aveuglé  par 
„  Tes  richeffes ,  à  qui  fon  amour  libidineux 
5,  fait  fouhaiter  d'être  Gentil-homme  ou  tout 
„  au  moins  d'en  avoir  les  airs.  Son  orgueil 
3,  &  fon  libertinage  méritent  apurement d'ê- 
„  tre  punis,  &  comme  il  eft  un  -fot,  ils  le 
„  feroient  bientôt ,  par  une  fuite  toute  fim- 
5,  pie  de  fa  fottife  &  de  fa  prodigalité ,  fi  le 
„  bon  fens  de  fa  fem.me  ne  venoit  à  fon  Ic- 
„  cours.  „  Mais  on  dit ,  M.  le  Public,  que 
vous  prenez  pour  un  honnête  homme,  cet 
Escroc  de  Gentilhomme  qui  le  vole  fi  indi- 
gnement ?  „  Pour  un  honnête  homiue ,  M, 
„  le  Juge,  le  Ciel  m'en  préferve!  C'eft  un 
,5  fripon  du  premier  ordre ,  je  le  regarde  com- 
5,  me  telj  mais  je  fuis  charmé  que  l'orgueil, 
„  la  prodigalité ,  les  penchants  libertins  d'un 
„  plat  bourgeois  l'expcfent  au  péril  de  tcit 
„  perdre  &  que  les  autres  bourgeois  entêtés 
,,  de  noblefte  apprenant  de  Jourdain  que  le 
„  fort  qui  les  attend  eft  d'être  dépouillés 
„  par  des  Escrocs,  quand  pour  mieux  res- 
„  fêmbler  aux  grands  Seigneurs,  ils  ofent 
,,  en  affeder  tous  les  vices  &  les  ridicules.,, 
Ma  foi ,  M.  le  Public ,  je  vois  bien  que  vous 
avez  raifon  &  je  condamne  M.  de  Genève  à 
mieux  regarder  à  l'avenir  ce  qu'il  verra, afin 
d'en  porter  un  jugement  plus  folide  &  plus 
fênfé.  L'intention  de  Molière  n'eft  pas  m.oins 

pure 


94      L.  H.  D  A  N  C  O  a  R  T 

pure  dans  George  Dandin  que  dans  le 
Bourgeois  Gentilhomme  ,  &  pour  en  con- 
vamcre  le  Speélateur,  il  la  lui  expofe  dès  les 
premiers  mots  de  la  pièce;  les  voici;  c'eft 
George  Dandin  qui  parle. 

^h  !  quune  femme  Demoifelle  eft  me  étrange 
affaire  j  ^quejnon   mariage  eft  une  leçon  bien 
parlante  à  tous  les  pdi fans  qui  veulent  s'élever 
m  deffus  de  leur  condition ,  ^s"" allier  camme  j  aï 
fait  à  la  maifon  d  un  gentil  homme  £^.  Avouez 
donc  M.  que  fi  vous  euiïiez  porté  de  meil- 
leurs yeux ,  ou  plus  de  bonne  volonté  pour 
TAuteur  à  la  repréfentation   de  cette  pièce 
vous  auriez  mieux  fenti  fon  objet  qui  étoit 
d'avertir  tous  les  roturiers  opulens  que  leur 
richeflè  &  leur  vanité  ne  doivent  pas  les  faire 
aspirer  à  des  alliances  nobles ,  s'ils  ne  veulent 
s'expofèr  aux  mêmes  chagrins  que  le  pauvre 
George  Dandin.  Cet  avis  eft  affurément cha- 
ritable &  fondé  ;  combien  ne  voit  on  pas  de 
nos  George  Dandin  de  Finance  fe  repentir 
vainement  de  n'en  avoir  pas  crû  Molière? 
Le  Public  rit  de  leur  chagrin,'  &  n'a-t  ilpas 
raifon?  N'eft-il  pas  amufant  de  voir  la  vanité 
bourgeoife  confondue  par  l'orgueil  de  laNo- 
blelTe;  celanejuftifie  pas,  j'en  conviens, une 
fenime  qui  cherche  à  déshonnorer  fon  époux  : 
mais  Molière  a  produit  ce  caradere  par  les 
mêmes  motifs  qui  juftifient  MM.  de   Vol- 
taire &  de  Crebillon  dans  les  pièces  de  Ma- 
homet &  D'Atrée.  Il  met  en  Scène  un  carac- 
tère odieux  qui  fût  rire  ,   me   direz  vous  ; 
fans  doute  ;  mais  il  faut  diftinguer.  Ce  n'eit 

fû- 


A  Mr.    J.  ].  ROUSSEAU.        çs 

fûrement  pas  ce  qu'il  y  a  d'odieux  dans  le 
cara6lere  qui  fait  rire ,  mais  c'eft  le  comique 
des  fituations  dans  lesquelles  les  perfonnages 
fê  trouvent. 

Demandez  à  nos  Juges  criminels  s'ils  ne 
condamnent  pas  fouvent  au  fupplice  des  co- 
quins qui  l'ont  mérité  delà  façon  la  plus  co- 
mique 5  quoique  ceux  ci  ayent  pu  déconcer- 
ter la  gravité  de  leurs  juges  dans  leur  inter- 
rogatoire, par  ce  qui  s'eft  trouvé  deplaifant 
dans  les  circonftances  du  délit  :  ce  comique 
là  disparoit  dès  qu'il  eil:  queftion  de  pronon- 
cer ,  &  la  fentence  n'en  eft  pas  moins  férieufè 
quoi  que  le  procès  foit  rifible.  Tel  eft  le  Pu- 
blic à  l'égard  t^'' Angélique  ^  quoique  la  malice 
&  la  préfence  d'esprit  de  celle-ci  le  falTent  rire 
aux  dépens  de  George  Dand'm^  qui  d'ailleurs 
mérite  tous  les  chagrins  qu'il  éprouve. 

En  qualité  de  Juge,  il  reprend  très  fort  fbii 
férieux,  quand  il  eft  queftion  de  prononcer  fur 
le  Compte  d'' Angélique  :  il  ne  voit  plus  en  elle 
qu'une  femme  déteftable;  il  ps.lle  du  rire  à 
la  compaffion  pour  le  pauvre  George  Dandin^ 
&  convient  avec  lui  que  quand  on  a  époufé 
une  aufll  méchante  femme  que  la  fîenne ,  le 
meilleur  parti  que  Pon  puijfe  prendre ,  eft  d'' aller 
fe  jetter  dans  Peau  la  tête  la  première.  C'eft  alors 
qu"^ Angélique  n'eft  plus  aux  yeux  du  Public 
qu'une  femme  exécrable,  &:que  le  reproche 
que  l'on  fait  univerfellement  à  Moliered'a- 
voir  lailTé  triompher  le  Vice  eft  fans  doute 
l'éloge  qu'il  deftroit  pour  fa  pièce.  En  effet 
confultez  vous  vous  même.  Etes  vous  jamais 

forti 


96     L.   H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

fôrti  de  la  repréfentation  de  George  Dandin 
bien  épris  de  l'esprit  &  des  talens  d'' Angéli- 
que ,  êtes  vous  forti  avecJa  dispolltion  de 
vous  choifir  une  épou(ê  de  ce  caractère?  Avez 
vous  vu  quelqu'un  plus  épris  de  fbn  mérite 
que  vous?  Avez  vous  vu  beaucoup  de  fem- 
mes fè  slorifier  de  relîembler  à  celle-ci  ?  Ne 
les  voyez  vous  pas  toutes  au  contraire  rougir 
de  fon  impudence  &  de  fa  malice  ?  On  ne 
pouvoit  donc  pas  fiiire  un  plus  grand  com- 
plim.ent  à  l'Auteur  que  d'obferver  qiP Angéli- 
que méritoit  d'être  punie  &  de  lui  reprocher 
qu'il  avoit  mis  en  Scène  une  femmedétes- 
table. 

Onme  tuTîî  pun^um     .     .     . 

Et  cela  fuivant  vous  même-  Ceque  vous 
dites  de  la  Tragédie  eft  applicable  à  la  Comé- 
die,   &  voici  comme- vous  vous  exprimez. 

je  comprens  bien  qii'il  ne  faut  pas  toujours  re- 
garder à  la  Catastrophe  pour  juger  deVejfet  moral 
d  une  Tragédie  ^  ^quà  cet  égard  l  objet  ejt  rem- 
pli quand  on  s  intèrejje  pour  rinjortunè  vertueux 
plus  que  pour  l  heur  eus  coupable  Or  on  plaint 
George  Dandin  &  Ton  mépriie  ,  on  détefte 
Angélique ,  on  voudroit  qu'elle  fut  punie:  donc 
Molière  étoit  de  vôtre  avis,  fa  pièce  ne  mé- 
rite aucun  reproche,  fi  vous  voulez  vous  ac- 
corder avec  vous  même. 

Un  critique  bien  plus  éclairé  que  vous,  un 
Philofophe  qui  loin  d'être  un  C  inique  fauva- 
ge  s'eil:  attaché  à  mériter  par  fes  écrits  le  ti- 
tre d"* ami  des  hommes  ^  qui  ne  veut  que  lesras- 
fembier  en  Société  ôc  non  pas  les  disperser 

dans 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      97 

dans  les  glaces  du  Canada  ou  des  terres  Auftra- 
les-,  cet  Auteur  refpe^lable  dis  je,  a  trouvé  de 
quoi  reprendre  dans  la  pièce  de  George  Dandin^ 
ceneft  ni  l'infortune  de  celui-ci,  ni  Theureu- 
fe  méchanceté  de  fa  femme  qu^il  a  trouvé  dig- 
ne de  blâme,  celt  la  caradere  de  Sotenville; 
il  craint  que  par  ce  rôle  on  n'ait  rendu  laNc- 
bleffe  rurale  ridicule,  &  qu*on  ne  l'ait  dégoû- 
tée par  là  du  fejour  fur  fès  terres.  Il  fe  trom- 
pe félon  moi  j  le  vrai  motif  de  ce  dégoût  eft 
l'ambition  ou  la  vanité.  Que  faire,  di(ènt 
nos  Gentils  hommes,  à  la  campagne?  Nos 
revenus  ne  nous  y  feroient  briller  qu'aux  yeux 
des  paiTans ,  une  refidence  trop conftante  nous 
éloigneroit  des  occafions  qu'on  peut  faifir  & 
faire  naître  en  demeurant  à  la  Cour  ou  dans 
la  Capitale  j  allons  y  donc,  affermons  nos  ter- 
res, achetons  au  prix  de  la  moitié  de  nôtre 
revenu  le  plaifir  de  briUer  dans  l'Anticham- 
bre du  Prince  ou  dans  celle  du  Miniftre. 

Voilà  fans  doute  les  véritables  motifs  qui 
éloignent  la  Nobleffe  de  fes  Châteaux,  SC 
non  le  rôle  de  Sotenvelle.  Ce  ne  font  point 
ces  Gentils  hommes  respe6lablcs  que  des  paï- 
iàns  fortunés  fe  félicitent  d  avoir  pour  Sei- 
gneurs depuis  300  ans ,  *  ce  n'eft  point  cet  ai- 
mable buveur  arbitre  équitable  &  Bachique 
de  tous  les  différends  de  fon  Canton  que  Mo- 
lière a  joués  j  ce  font  ces  Gentils  hom- 
memtx  ridicules ,  qui ,  le  nez  collé  fur  leurs 
Titres,  croient  y  trouver  des  raifons  fufîifan- 

tes 

*  Voiez  L'ami  des  hommes; 


98      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

tes  pour  méprifer  tout  ce  qui  n  eft  pas  noble , 
qui   tappis  dans   leurs  Chaumières  oublient 
que  leurs  égaux  &  leurs  Supérieurs  font  lo- 
gés fous  la  Toile  en  rafe  campagne  prêts  à 
répandre  leur  fang  pour  l'Etat  avant  qu'on 
ait    publié    l'arriere-ban  ;    au  lieu  que  nos 
Hobereaux  l'attendent ,  pour  fe  fouvenir  de  ce 
qu'ils  doivent  à  la  mémoire  de  leurs  ancê- 
tres, à  leur  Prince  &  à  la  Patrie.  Ce  font 
ces  Egrefins  infolens    qui   vivent  ordman-e- 
ment  du  bout  de  leur  fufil  &  qui  fe  croient 
endroit  de  battre  &  d'inddter  les  Païians, 
-parce  qu'ils  ont  celui  de  tuer  exclurivement 
un  i/iévre ,  que  Molière  a  voulu  jouer  j  de- 
-mandez  à  tous  ces  braves  Cadets  que  la  gloire 
retient  dans  les  Armées,  s'ils fereconnoiffent 
dans  Sotenviîle  &  quel  cas  ils  font  eux  mêmes 
d'en  Gentils  hommes  qui    reffemblent  à  ce 
Perfonnage.  Molière  a  dont  bien  fait  déjouer 
les  SotenviUe.   Le  Peuple  &  la  Nobleffe  ne 
•Deuvent  que  lui  en  favoir  gré.   Ce  n'eft   pas 
d'être  fur  leurs  terres  qu'il  les  reprend  j  c'eft 
d'y  être  fainéans,  orgeuilleux  ,    infolens,  & 
ridicules.  Il  ae  convient  point  à  des  gens  que 
le  Prince  &  l'Etat  ont  nommés  leurs  defen- 
feurs,  de  ne  pas  remplir  ce  titre,  &  de  vou- 
loir en  conferver  les  honneurs  &  les  privile- 
o-es.  Un  fimple  Soldat  eft  fans  contredit  infini- 
menr  plus  respeélable  qu'eux. 

Vos  reproches  M.  ne  font  pas  mieux  fon- 
dés contre  Harpagon,  que  contre  C^^r^^  Dan- 
din  &  le  Bourgeois  Gentilhomme.  Qiielle  ra^e 
avez  vous  d'être  toujours  du  mauvais  parti  ! 

Eh! 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.        99 

Eh  !  non  M. ,  le  fils  d'Harpagon  qui  le  vole 
&  lui  manque  de  respeél  n'elt  pas  plus  cri- 
minel que  fon  père.  Tous  les  crimes  du  fils 
font  les  fiens  puisqu'il  en  eft  la  caufe:  & 
qu'en  bonne  logique  on  rend  toujours  la  cau- 
fe responfable  de  l'effet  qui  ne  feroit  pas  fans 
elle.  Celui  qui  paie  &  qui  arme  un  affalfm 
pour  tuer  quelqu'un  eft  plas  criminel  que 
l'affaiïïn  même=  Les  receleurs  font  plus  cri- 
minels aux  yeux  de  la  Juftice  que  les  vokurs, 
puisque  ceux  là  encouragent  ceux  ci. 

Quand  Molière  donc  fait  voler  un  père  par 
fon  fils,  qu'il  fait  défirer  à  un  valet  l'occa- 
fion  de  voler  fon  Maître,  c'eft  pour  appren- 
dre aux  avares  de  combien   de  maux  ils  fè 
rendent  la  caufe.  N'eft  il  pis  vrai  que  fiHar- 
pagnon  ne  refufoit  pas  à  fon   fils  jusqu'au 
néceffaire  ;  s'il  ne  portoit  pas  la  lézine  jus- 
qu'à l'envoier  boire  un  verre  d'eau  fraiche  à 
la  cuifîne ,  quand  il  fe  trouve  mal  en  fa  pré- 
cence  ;  &  cela  d'un  ton  à  faire  croire  que  ce 
Vilain  a  même  regret  à  cette  dépenfe;  n'efl 
il  pas  certain  en  un  mot  que  s'il  n'étoit  pas 
un  monftre  dans  la  fociété  fon  fils  ne  corn- 
mettroit  pas  les  fautes  qu'il  commet  &  que 
ce   père  indigne   de  l'être  en  eft  le  premier 
auteur?  Pour  peu  qu'un  avare  ait  envie  defè 
corriger,  n'y  fera-t-il  pas  déterminé,  nefré- 
mira-t-il  pas  en  fe  comparant  2ivec  Harpagon 
vôtre  protégé?  Il  eft  odieux  qu'un  fils  vole 
fon  père,  il  eft  odieux  qu'il  lui  manque  de 
resped  ;   mais  ne  m'avouerez  vous  pas  que 
cela  eft  mille  fois  plus  excufable  quand  lepe- 
G  2  re 


,00     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

re  en  eft  caufe,  que  quand  un  fils  eft  por- 
té à  ces  excès  par  fa  propre  corruption? 
Ergo  fi  Harpagon  eft  la  caufe  de  tous  les  éga- 
reniens  de  fon  fils  il  eft  le  premier  &  le 
plus  criminel  &  cette  pièce  fi  licentieufe  à 
vôtre  avis  eft  telle  qu'elle  doit  être  pour  ap- 
prendre aux  avares  que  ^and  les  pères  ne 
donnent  rien  aus  enfans ,  Us  enfans  les  volent  S" 
leur  manquent  de  respe^. 

Soiez  du  parti  des  pères  fages  &  raifcn- 
nables,  rien  n'eft  plus  naturel  &  plus  loua- 
ble; mais  non  pas  des  mauvais  pères  qui  fou- 
vent  par  leur  avarice, leur  dureté,  leur  igno- 
rance, ou  leurs  préjugés,  font  caufe  de  tous 
les  défordres  de  leur  famille.  Ecoutez  les 
plaintes  de  Sigtsmond  dans  la  Vie  eft  un  fonge. 

Parens  dénaturés,  à  vos  ordres  bifarres,^ 
Quoi ,  nos  jours  innocens  feront  ils  affervis  ? 
Serez-vous  envers  nous  impunément  barba- 
res, 
Et  les  reffentimens  nous  font  ils  interdits  ? 
Non  non,  c'eft  une  erreur  dont  vous  êtes 
feduits 

Par  une  fage  prévoiance , 
Les  équitables  Dieux  ont  borné  vos  pouvoirs, 
Ainfi  que  nous  vous  avez  vos  devoirs  : 
Et  fi  nous  vous  devons  avec  l'obéiffance, 
Des  marques  de  resped  &  de  reconnoiflance. 
Vous  nous  devez  des  foins  à  vôtre  tour 
Conformes  à  nôtre  naiffance , 
Et  des  preuves  de  vôtre  amour. 

Vous 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      ïol 

Vous  ne  vous  arrêtez  point  à  parler  des 
Valets  de  la  Comédie  :  vous  croiriez  profaner 
vôtre  plume  que  de  prendre  la  peine  de  les 
critiquer  j'en  parlerai  moi,    &   même  pour 
juftifier  Tufage  qu'on  en  fait  :  on  les  repré- 
fente  tels  qu'ils  Ibnt ,   fourbes ,    fripons    im- 
pudens    par  une  raiîbn  très    louable  ,  c'eft 
comme  fi  l'on  difoit  aux  pères  de  famille  , 
vous  qui  négligez  de  prendre  vous  mêmes 
foin  de  l'éducation  de  vos  enfans,  quineleur 
donnez  fouvent  que  vos  valets  pour  furveil- 
lans  ou  tout  au   moins  qui  leur  permettez 
trop  de  commerce  avec  eux,  vous  qui  par 
une  féverité  mal  entendue  êtes  presque  tou- 
jours oppofés  à  des  goûts  que  la  nature  &  la 
jeuneflè  autorifent  ;    vous  qui  fans  faire  au- 
cune attention  à  Vinclination ,  au  goût,  au 
cara(5lere  de  vos  enfans ,  ne  leur  prefcrivez 
que  ce  qu'ils  doivent  haïr,  ne  foiez  point  fur- 
pris  s'ils  fe  livrent  à  des  confeils  tout  à  fait 
oppofés  à  vos  vues  &  fi  les  avis  d'un  Valet 
frippon,  ou  d'une  Soubrette  effrontée  obtien- 
nent leur  confiance  que  vôtre  dureté   leur   a 
fait  perdre.  Voilà  M.  Tufage  que   nos  Au- 
teurs font  des  valets.  Plus  ils  les  font  voir 
dangereux  plus  ils  les  rendent  odieux ,  plus 
ils  autorifent  les  gens  fenfés,  les  pères  de  fa- 
mille attentifs  à  fe  défier  d'eux  &  à  fe  pour- 
voir contre  leurs  manèges  &  leur  fourberie; 
plus  ils  leur  font  fentir  combien  il  eft  dange- 
reux de  fouffrir  aucun  commerce  entre  leurs 
enfans  &  de  pareilles  gens.   Montrez  à  quel- 
G  3  qu'un 


loz     L.  H.  DANCOURT 

qu'un  comme  on  le  trompe  il  trouve  bientôt 
le  moien  de  ne  plus  être  trompé. 

Il  s'en  faut  bien  au  refte  que  tous  nos  valets 
de  la  Comédie  foient  des  fripons.  Leur  bon 
fens ,  leur  probité  contrafte  fou  vent  aÛes  bien , 
avec  la  fo'ie  ou  les  vices  de  leurs  Maîtres. 
Dans  le  feft'm  de  Pierre ,  Je  Joueur ,  le  Men- 
teur 5  Vjngrat ,  le  Mlchint ,  le  Difîrait.  Les 
valets  font  d'honnêtes  gens,  ils  ne  font  que 
comiques  &  fubordonnés  à  l'intrigue  de  ces 
Pièces.  Nos  Auteurs  ne  les  font  donc  pas 
toujours  dignes  de  la  corde;  ils  les  font  tels 
que  le  fujet  l'exige:  J'entens  ceux  de  nos 
Auteurs  qui  fçavent  faire  des  valets:  M. 
Deftouches  eft  mort  &  je  crains  bien  que, 
pour  vôtre  fatisfaélion  ,  l'art  de  bien  faire 
parler  des  valets  nefoitdans  la  tombe  avec  lui. 

Après  avoir  Juftifié  Le  Bourgeois  Gentil  hom- 
me ^  Georges  Dandin  ^  V/lvare  &  nos  Vdets  ^ 
vous  jugez  bien  qu'il  me  fera  facile  de  julti- 
fier  le  Mifanîrope  :  que  je  vous  fuis  obligé  M. 
rie  ne  pas  me  donner  d'ouvrage  plus  difficile 
à  Kl  ire. 

Molière  &  c'eft  toujours  là  vôtre  opinion 
n'a  pas  voulu  jouer  les  vices  ^  il  n'' a  joué  que  les 
ridicides.  Mais  M.  les  ridicules  ne  feroient 
pas  (îiîis  les  vices:  ce  font  eux  qui  en  font  les 
fources ,  on  ne  peut  donci  pas  attaquer  un 
ridicule  fans  rtiaquer  le  vice  qui  l'a  fait  naî- 
tre. Celui  des  Prétieufes  ^  par  exemple,  a 
pour  principe  l'orgueil  qui  fait  pémir  Cathos 
viMadelon  de  n'être  pas  nées  de  Cyrus  ou  d^Jr- 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      103 

t amené.  Elles  veulent  fe  diftingiier  par  un 
langage  affedé  ,  des  femmes  de  leur  état  ^ 
nées  Bourgeoifes ,  elles  ne  veulent  d'autres 
fbciétés  que  celles  des  gens  de  Cour  :  tout  ce- 
la pour  être  ridicule,  n'en  e(t  pas  moins  vi- 
cieux, &  c'eft  l'orgueil  impertinent  des  Bour- 
geoifes qui  fe  donnent  des  airs  de  qualité,  au- 
tant que  la  fatuité  du  jargon  des  beai?x  es- 
prits femelles  de  {on  tems ,  que  l/ioliére  a 
joué  avec  tant  de  fuccès  dans  {k  Pièce. 

N'eft-ce  donc  qu'un  ridicule  qu'il  a  joué 
dans  P Avare?  je  crois  que  vous  conviendrez 
que  c'eil  un  Vice  &  un  Vice  fi  bien  joué  que 
vous  étiez  fâché  tantôt  qu'on  l'eut  joué  fi 
cruellement. 

N'eft  ce  qu'un  ridicule  que  le  Tartuffe?  Il 
n'y  aura  que  les  Jefaittes  du  Paragnai  qui  ne 
trouvent  pas  un  vicieux  dans  ce  perfonnage: 
mais  les  honnêtes  gens  vous  diront  que  le 
Tartuffe  eft  pour  eux  un  homme  déteftable 
&  non  pas  un  ridicule  &  qu'ils  font  ravis 
que  Molière  ait  démasqué  fi  bien  les  hypo- 
crites &  que  fa  confiance  ait  triom.phé  des 
obitacles  que  leur  maliî?;nité  oppofoit  à  la  re- 
présentation de  cette  Pièce. 

Le  Menteur ,  le  Joueur ,  le  Glorieux ,  l'In- 
grat, le  Flatteur,  le  Prodigue,  le  Méchant 
font  afTurément  des  vicieux  &  non  pas  des 
ridicules  ;  s'ils  font  rire  quelque  fois ,  ils  in- 
dignent encore  plus  fouvent;  permis  à  vous 
feul  de  ne  les  trouver  que  plaifans;  vous 
avez  un  goût  privilégié. 

Revenons  au  Mifantrope.  Vous  trouvez  d'a- 
G  4  bord 


I04     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

bord  Ton  titre  outré ,  car  un  Mifantrope  félon 
vous  doit  être  un  monftre,  un  enragé,  un 
Démon  tel  que  le  Héros  de  lavieeji  urifonge. 
Un  Philofophe  moderne  tout  oppofé  à  vôtre 
avis  a  blâmé  Molière  d'avoir  fait  du  Mifan- 
trope un  homme  de  mauvaife  humeur  non 
feulement  contre  les  hommes  en  général ,  mais 
encore  contre  chacun  d'eux  en  particulier.  Il 
a  intitulé  fon  ouvrage  le  Mifantrope  &  fon 
perfonnage  cft  un  homme  fociable  pour  cha- 
cun en  particulier ,  mais  l'ennemi  &  le  cri- 
tique des  vices  en  général. 

Voilà  Molière  entre  vous  deux  &  vous 
fçavez  que  le  milieu  de  toutes  chofês  eft  le 
point  de  préférence  pour  les  Saches.  Alcefte 
n'eft  ni  enragé  ni  afl'és  discret,  il  hait  cordia- 
lement le  genre  humain ,  mais  fans  s'armer 
d'un  poignard  contre  le  premier  venu  ou  lui 
marquer  comme  Tkimon  un  fi^:;uier  pour  fe 
pendre  :  trop  de  omplaifance  dans  le  Philo- 
lophe  Hollandois  ne  laiiTe  plus  voir  dans  Ibn 
Mifantrope  qu'un  Spéculateur  qui  n'envifase 
rien  qu'en  général  &  que  rien  ne  bleffe  aifés 
dans  chaque  particulier,  pour  l'engager  à  lui 
donner  perfonnellement  de  bons  confeils. 
C'eft  presque  un  Démocrite  que  ce  Mifan- 
trope là.  Celui  de  Molière  eft  donc  bien 
comme  il  eft  ,  c'eft  mon  avis  &  celui ,  j'en 
fuis  fur,  de  lapins  grande  partie  du  Public, 
en  tout  cas  ce  n'cft  là  qu'une  dispute  de  mot, 
qui  n&  fait  rien  au  fond  de  la  cjueftion. 

Il  s'agit  d'examiner  fi  Alcefte  en  un  galant 
homme  tourné  mal  à  propos  en  ridicule,  fî 

la 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.     loj 

la  pièce,  comme  vous  vous  l'imaginez,  eft 
contraire  aux  bonnes  moeurs,  fi  un  homme 
qui  dit  durement  Ton  avis  fur  tout,  qui  ne 
s'embarafiè  jamais  de  mortifier  pcrfonnCjqui 
prend  le  Dé  à  tous  coups,  &  s'établit  or- 
gueilleufemcnt  le  Juge  &  le  Précepteur  du 
genre  humain,  qui  jointrinfolenceà  la  brus- 
querie, n'eft  pas  un  homme  vicieux  &  blâ- 
mable &  fi  la  probité  eft  un  ti're  qui  exclue 
la  politefl^e  &  la  modeftie.  Voilà  Thomme 
que  Molière  a  joué  &  que  tous  vos  fophis- 
mes  ne  juftifient  pas,  vous  allez  voir. 

S'^il  w'jy  avo'it  m  frippons  ni  flatteurs  Jlcefte 
aimerait  tout  le  monde^  c'eft  à  dire  que  fi  fa  foup- 
pe  n'étoit  pas  quelque  fois  trop  fallée  il  la 
trouveroit  toujours  bonne  :  il  faut  donc  pen- 
dre tous  les  Cuifiniers  parce  que  ce  malheur 
leur  arrive  à  tous  quelque  fois  ?  Malgré  ce 
qu'il  y  a  de  trivial  dans  cette  comparaifon , 
vous  y  reconnoitrez,  je  crois,  du  bon  ièns; 
à  moins  que  vous  n'exigiez  qu'on  fafi~e  un 
monde  à  la  fantaifie  d''Alcefte.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  aifé,  que  ne  parlez  vous?  Celui  ci  me- 
rite-t  il  d'éxifter  apvès  que  vôtre  Héros  a  dit 
qu'il  détefte  les  hommes? 

l^s  uns  parce  qu'ails  font  me  dans  ; 

Et  les  autres  pour  être  aux  méchans  compLûfans. 

C'eft  à  ces  derniers  fur-tout  à  qui  vôtre 
homme  en  veut  :  il  les  trouve  des  gens  abo- 
minables, parce  que  moins  féroces  que  Iui& 
ne  voulant  fe  brouiller  avec  perfonncjilslail^ 
G  5  fent 


io6      L.   H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

fent  aller  le  monde  comme  il  va ,  bien  per- 
fmdes  que  le  rôle  de  Réformateur  eil  aufli 
dangereux  qu'inutile  à  jouer. 

Philinte  eft  de  ces  gens  là:  il  fçait  qu'un 
homme  pour  être  homme  de  bien  a  allés  daf- 
fàire  de  s'obferver  lui  même ,  fans  fe  charger 
encore  du  foin  de  réformer  les  autres.  Ilsfçait 
que  la  contradidion  aigrit  &  préfère  de  fè 
faire  des  amjis  par  fa  complaifance  ,  à  l'hon- 
neur de  le  faire  haïr  inutilement  par  la  Mi- 
fjntropio. 

Vous  voulez  que  k  M^faiitrope  s"^ emporte  fur 
tous  ks  d: [ordres  dont  il  vPeJt  que  k  témoin  ; 
mais  qii'd  f oit  froid  fur  ce  qui  s'^addrefj'e  direcie- 
pie^ît  à  lui:  mais  cet  homjne  là  ne  lèroit  plus 
Alcedc,  à  l'emportement  près  ce  feroit  Sa- 
crât e  ;  or  ce  n'eft  pas  éocrate ,  que  Molière  a 
vouUf  peindre ,  c'efijUcefie,  c^ed  \e  Mifantro- 
fe  :  c'eit  un  fage  par  amour  propre  &  un  bru- 
tal par  tempsramment ,  c'eft  un  orgueilleux 
fâché  contre  tout  le  genre  humain  de  ce  que 
tout  le  genre  humain  ne  s'arrête  pas  à  contem- 
pler fa  fageflè.  Or  il  y  a  beaucoup  à'Akeftes 
dans  le  monde  :  n'en  feriez  vous  pas  un ,  vous 
qui  parle::',  r  S  i  cela  eil,  c'eft  vous  &  vos  pareils 
que  Molière  a  voulu  jouer  &  non  pas  Socrate. 

Il  ne  s'agit  pas  de.  fçavoir  fi  le  Mijautrope 
que  vous  dites,  eft  celui  o\iq Molière 2.\\vçi\\.d\\ 
mettre  fur  la  fcene;  vous  n'êtes  pas  aff.:rémv£nt 
ÏAW.  pour  apprendre  à  ce  Grand  homme  ce  qui 
co:ivenait  le  miieux  au  Théâtre  de  fon  tems 
&  &i.i  notre.  Il  s'agit  de  fçavoir  s'il  y  a  dans 
k  monde  des  Mifmtropes  comm.e  celui  de  Mo- 

IHre; 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      107 

îiêre},  or  il  eft  certain  qu'il  y  en  a,  &  que  j'en 
connois  aujourd'hui;  Molière  a  donc  bien  fait 
de  les  jouer.  Otez  leur  le  nom  de  Mifantro- 
fes  fî  vous  voulez  :  traitez  les  de  brutaux ,  le 
nom  n'y  fera  rien  :  toujours  fera-t-  il  vrai  q  u'il 
y  a  dans  le  m.onde  des  Alcefîes  &  des  gens  ca- 
pables de  s'attirer  une  affaire  facheufe  pour 
dire  trop  durement  leur  avis  &  capables  de  fe 
faire  haïr  par  l'apreté  de  leur  morale  &  la  bru- 
talité de  leur  fageffe  prétendue. 

Il  n'y  a  que  vous  qui  puiflîez  trouver  de  la 
grandeur  d'ame  ,  à  la  manière  impertinente 
&  groffiere  dont  Alcefte  traite  l'homme  au  Son- 
net ?  Cet  homme  de  l'aveu  même  du  M'ifantro- 
fe  eft  homme  de  mérite;  il  parle  auifi  bien 
de  fon  cœur  que  de  fes  qualités  extérieures: 
ne  peut  il  donc  pas  bien  pafler  à  un  auifi  cra» 
lant  homme  l'erreur  dans  laquelle  il  eft,  d'a- 
voir fait  un  bon  Sonnet  &  la  foiblefîè  qu'il  a 
d'admirer  fes  vers,  en  faveur  de  toutes  les 
bonnes  qualités  qu'il  lui  connoit?  La  Vérité 
eft  elle  dont  fi  févere  qu'elle  ne  permette  pas 
un  peu  de  dilHaiulation  (lu-  des  bagatelles  ;  ou 
fi  elle  ne  permet  pas  cette  complaifance ,  a- 
t-elle  prefcritdedeffendre  fes  droits  d'une  ma- 
nière brufqae&  impolie?  Alcefte  ne  pouvoitil 
pas  dire  à  Oronîe  avec  douceur  &  politefTe  „  M. 
55  j'ay  le  malheur  de  n'être  pas  du  goût  le 
5,  plus  général:  peut-être  ai-je  tort;  mais  dès 
„  que  je  veux  prononcer  fur  un  ouvrage  d'ef^ 
5,  prit,  je  confulte  avant  la  nature,  &  c'eft 
55  en  la  confultant  que  j'ay  peine  à  trouver 
„  votre  Sonnet  admirable  &  tel  qu'un  homme 

.,  d'ef- 


io8       L.  H.    DA1NC0URT 

5,  d'efprît  tel  que  vous  pourroit  en  faire ,  s'il 
5,  ne  lâiflbit  aller  fa  plume  que  fous  la  di(fiée 
„  de  la  nature  &  de  la  raifon.  S'il  s'en  rap- 
5,  portoit  plus  à  Ton  goût  &  à  fcs  lumières, 
3,  qu'au  mauvais  jugement  de  gens  qui  pré- 
,,  ferent  les  eXprelTions  éblouiiïantes ,  &  les 
,,  jeux  de  mots  aux  penfées  les  plus  folidesôc 
aux  exprefîions  confacrées  à  la  vérité  du 
fentiment.  La  penice  de  tel  vers  de  votre 
Sonnet ,  par  exemple ,  eft  fauife  par  telle 
ou  telle  raifon.  Je  puis  me  tromper  &  je 
ne  vous  donne  point  mon  avis  pour  une  rè- 
gle à  fuivre;  mais  enfin  je  crois  vous  de- 
„  voir  dire  avec  franchife  ce  quejepenfe,  au- 
„  trement  je  répondrois  mal  fans  doute  à 
„  l'honneur  que  vous  me  faites  de  me  con- 
5,  {u\icï^  ^^  Ofente  fe  rendroit  peut-être  avec 
plaifir  à  des  vérités  démontrées  fi  poliment  : 
mais  point  du  tout,  on  appuie  brufquement 
fur  fa  plaie,  ô:  loin  de  ménager  fa  foiblefîe, 
le  ton  qu'on  emploie  pour  le  corriger  eft  pré- 
ciicment  celui  dont  on  fe  ferviroitpour  lui  di- 
re Vous  n'êtes  qu'un  fot.  Après  bien  des  ef- 
forts pour  ne  pas  lâcher  un  impertinence  Al- 
cefte  la  lâche  du  ton  le  plus  révoltant.  Fran- 
chement il  eft  bon  à  mettre  au  cahmet^  s'il  faut  de 
pareilles  traits  à  la  Philofnphie  pour  vous  la 
rendre  ac^^réable  vous  êtes  fondé  à  regarder,  Àl- 
cejte  comme  un  fic:;c  ,  mais  les  autres  vous 

regarderont  vous  &  lui  comme  deux &c. 

^Mettez  vous  M.  à  la  place  à'^Oronte ,  fup- 
pofez  que  je  fois  de  votre  connoilTance ,  ou 
plutôt  que  défirant  de  lier  avec  moy,  vous 

m'ap- 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.      109 

m'apportiez  vôtre  Libelle  à  M.  d'Alembert, 
pour  avoir  un  approbateur  de  plus.     Que  di- 
riez vous  de  moy  fi  pour  toute  reponfe  à  vôtre 
politeffe  &  à  une  marque  de  confiance  fi  flat- 
teufe,  que  diriez  vous  dis  je  fi  ,  comme  je  le 
fenfe^  je  vous  difois  brufquement  ,   franche- 
ment  il  eft  bon  à  mettre  au  cabinet  ?  Ma  franchi- 
fe  vous  fêmbleroit  elle  de  la  grandeur  d*ame  ou 
de  Pimpertinence?  Je  ferois,  j'en  fiiis  fur,  à 
vos  yeux  un  fot ,  un  brutal ,  un  impoli  mé- 
prifable.     Eh  bien,  M.,  tel  eft  Alcefte  aux 
yeux  des  gens  fenfés;  tel  eÇ(.\t Mifantrope c\\xq 
Molière  a  voulu  faire  &  qu'il  a  fait.     Ce  n'eft 
pas   le  vôtre   à  la  vérité  ,    il    fèroit  encore 
plus  odieux,  s'il  reiïembloit  à  Sigismond,  com- 
me vous   le  voudriez.     Ce  ne  feroit  plus  un 
Mifantrope  mais  un  fage ,  s'il  étoit  infènfible  à 
tout  ce  qui  le  regarde  perfonnellement,  comme 
vous  voudriez  encore.     Ce  Public  ne  gagne- 
roit  pas  au  change  j  il  ne  lui  feroit  pas  plus 
avantageux  de  voir  transformer  Philmte,  en 
hypocrite ,  en  indifférent ,  en  bavard ,  comme 
vous  prétendez  qu'il  eft:  croiez  moy  M.  dif- 
penfez  vous  d'enièigner  à  Molière  comme  on 
traite  bien  un  caradere  &  comme  on  fait  une 
bonne  Comédie  &  fouveaez  vous  de  ce  que 
vous  avez  dit  vous  même  &  que  j'ay  déjà 
cité  que  de  petits  Auteurs  comme  nous  trouvent 
des  faites  ovi  les  gens  d'un  vrai  goût  ne  voient 
que  des  beautés. 

Vous  reprochez  à  Molière  que  dans  la  vue  de 
faire  rire  aux  dépens  du  Mifantrope ,  il  lui  fait 
quelque  fois  tenir  des  propos  d^un  goût  tout  con- 
trai" 


no      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

traire  au  cara^ere  qu'ail  lui  donne  :  telle  eft  cette 

f ointe. 

La  pefie   de    ta  chute  ,  Empoifonneur   au 

Diable. 
En    euffe    tu   fait  une  à  te  cafîer  le  nez. 
pinte  d^autant  plus  déplacée  dam  la  bouche  du 
Mifantrofe  ,   qu'ail  vient  d  en  critiquer  de  plus 
fupportahles  dans  Je  Som  et  cPOronte. 

Rien  n'eft  moins  réfléchi  que  ce  reproche  : 
ce  que  vous  appeliez  une  pointe  dans  la  bou- 
che à'^Jlcefte  n'en  eft  pas  une  ou  du  moins  c'en 
eft  une  qui  devient  un  bon  mot  parla  circon- 
ftance  j  telle  que  ces  pointes  qu'on  lâche  dans 
la  converfation&qui  font  tout  l'effet  des  bons 
mots ,  eu  égard  à  l'impromptu ,  au  gefte ,  au 
ton ,  à  la  circonftance  qui  les  accompagnent  : 
exemple. 

Lorfque  le  Cardinal  J<2;^/<7;?,  dKo'it  à.  Boileau 
qu'il  devoit  changer  de  nom  &  au  lieu  deBoi- 
leau  fe  faire  appeller  i&(?ii;w,  cétoit  une  pointe 
froide  &  platte  Le  Cardinal  voulcit  faire  ri- 
re, on  lefentoit,  on  ne  rit  pas;  mai.dorfque 
Eoileau  lui  repart  WimTpïom^iu  Monfeigneur ., 
'vôtre  Eminence  devrait  avjfi  danger  de  nom  ^au 
lieu  de  Janfon  fe  faire  appeller  Jean  Farine.  On 
rit  fans  doute  beaucoup  parce  que  fa  pointe 
avoit  le  mérite  de  Timpromptû  que  n'avoit  pas 
celle  du  Cardinal.  Lorfqu'Oronte  vient  lire 
un  Sonnet  tiffu  de  pointes  réfléchies  qu'il  croit 
des  bons  mots,fon  Sonnet  doit  déplaire  com- 
me la  pointe  ànC^ràmû  Janfon:  des  jeux  de 
mots  penfés  &  médités  ne  peuvent  pas  pro- 
duire 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      m 

duire  d'autre  effet.  Qu.and  Alcefie  en  colère  dit 
fans  réflexion  une  pointe ,  elle  fait  rire  précife- 
ment  parce  que  Pintention  à^ Alcefie  n'eH  pas 
de  faire  rire  &  fa  boutade,  fon  ton,  lacircon- 
ftance,  ion  a;eil:e  &  FimprompLû  font  de  fa 
pointe  un  très  bon  iiiot= 

C'eft  d'ailleurs  unir  l'exemple  au  précep- 
te, de  même  qu'Korace&Defpréaux  ont  fait 
dans  leur  art  Poétique. 

Et  de  fin  dur  marteau  martellanî  le  bon  fins^ 
eil  un  vers  très  dormis  exprès  pour  apprendre 
aux  jeunes  Pcëtes  à  n'en  pas  faire.  Molière 
en  mettant  une  pointe  dans  la  bouche  du  Mi- 
fantrope  leur  apprend  par  elle,  dans  quelle 
circonftance  &  avec  quels  accompagnemens 
elle  peut  devenir  un  bon  m.ot.  C'eft  une 
chofe  que  les  feuls  gens  de  goût  font  capables 
de  faifir  ;  mais  vous  nous  avez  averti  que  le 
goût  n'eft  pas  de  vôtre  goût. 

Morhleu ,  njd  complaifiint ,  "00111  louez  des  fott'tfis. 
Ce  vers  eft  une  boutade  très  bien  placée  dans 
la  bouche  d'un  bouru&  j'a'i'Oue  qu'une  poin- 
te iroit  mal  après  elle  :  mais  ce  que  vous  ?.p- 
pellez  une  pointe  paroit  aux  autres  une  ie- 
conde  boutade  toute  auffi  cauftique  mais  plus 
plaifante  que  la  première,  &  qui  peut  fort 
bien ,  fans  faire  tort  à  la  Vertu  garder  la  pla- 
ce qu'elle  occupe. 

Que  vous  la  rendriez  haïlTable  cette  Vertu , 
fî  vous  étiez  fon  feul  Prédicateur!  Vous  croiriez 
la  faire  parler  naturellement ,  quand  tout  le 
monde  lui  trouveroit  la groifiereté  des  halles^ 
la  brutalité  des  For  te- faix.     Molière  l'enten- 

doit 


112      L.    H.    D  A  M  C  O  U  R  T 

doit  mieux ,  ne  vous  deplaife  ,  fi  Ton  Mifan- 
trope  eut  toujours  dit  des  injures  groiîîeres,  il 
auioit  révolté  ;  il  lui  en  fait  dire  de  plaifan- 
tes,  il  amufe. 

La  force  du  cara^êre  vouloit  qi^Akefte  dit 
Irufquemenî  à  Oronte ,  "jôîre  Sonnet  ne  'vaut  rien. 
Point  du  tout ,  la  force  du  caradere  ne  vou- 
loît  point  cekr  Les  je  ne  dis  pas  cela  repettés 
font  le  coup  de  pinceau  que  la  force  du  ca- 
radere  éxigeoit  &  décèlent  le  grand  maitre. 
Comme  un  homme  qui  marche  fur  le  ver- 
glas trébuche  ,  vacille  ,  s'efforce  envain  de 
garder  l'équilibre  toujours  prêt  à  lui  échap- 
per ,  &  tombe  enfin  d'une  chute  que  fes  ef- 
forts pour  fe  retenir  rendent  encore  plus  pe- 
fante  j  de  même  Jlcefte  en  qui  la  rai f on  s'ef- 
force en  vain  d'enchaîner  le  caractère  eft 
dans  le  cas  de  l'homme  qui  trébuche  fur  la 
glace  :  par  fes  réticences  ,  il  annonce  une 
brusquerie,  une  impertinence  qui  va  paitir 
avec  d'autant  plus  d'effet  qu'il  a  fait  plus 
d'efforts  pour  la  retenir. 

Si  Alcefte  fe  fut  contenté  de  dire  brusquement 
Votre  Sonnet  ne  vaut  rien  ^  fon  caraâerey  aii- 
roit  perdu  ces  traits  admirables,  on  n'auroit 
vu  qu'un  homme  grofÏÏcr,  on  n'auroit  pas 
vu  Alcefte^  &  cette  grande  véracité  que  vous 
lui  prescrivez  n'efl  gueres  le  propre  que  des 
ruftres,  des  ivrogne-^,  ou  des  infnknts  par- 
venus :  au  lieu  c^n' Alcefte  efl  un  homme  de 
naiffancejà  qui  lesfottifes  ofienfantes doivent 
coûter  quelque  peine  à  proférer.  _ 

Le  tempérament  parle  chez  lui  plus  fbu- 

vent 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      113 

vent  que  le  cœur  &  voilà  pour  quoi  il  fait 
rire  au  lieu  de  faire  horreur  quand  il  dit  ces 
quatre  vers  hyperboliques. 

.     .    A  moins  qu'un  ordre  exprès  du  Roî 

ne  vienne. 
De  trouver   bons  les  vers  dont  on  fê  met 

en  peine. 
Je  foutiendrai  toujours,  morbleu , qu'ils  font 

mauvais 
Et  qu'un  homme  eft  pendable  après  les  avoir 

faits. 

Pourquoi  Molière  fait-il  rire  au  dépens 
à^Alcefte  parce  que  les  originaux ,  les  fages  de 
fon  espèce  font  encore  plus  ridicules  que 
vicieux ,  &  que  la  plus  grande  peine  qu'on 
puifTe  infliger  à  lorgeuil  Philofophique  c'eft 
de  faire  rire  à  fes  dépens.  Akefte  aufll  fe  fâche- 
t-il  dès  qu'il  voit  rire  de  fes  hyperboles,  ce 
qu'il  exprime  très  naivement  par  ce  vers. 
Par  la  fanhleu  !  Mesfieurs  ,_/>  ne  croiois  pas  être 
Si  plaifant  que  je  fuis. 

Le  Public  rit  à  fon  tour  de  la  mauvaiie 
humeur  d  Alcefte  &  fait  bien  fans  doute.  Le 
ridicule  du  Mifantrope  tombe  à  plomd  fur  le 
vice  qui  en  eft  la  fource  &  ce  vice  n'en  eft  fû- 
rement  pas  moins  odieux ,  quoiqu'il  ait  fait 
rire  par  les  chofês  comiques  qu'il  occafionne. 
Il  n'eft  d'ailleurs  pas  moins  honteux  pour  les 
vicieux  de  fiire  rire  à  leurs  dépens  que  de 
révolter.  Souffrez  donc  M.  que  l'on  rie.  Souf- 
frez qu'un  Mifantrope  foit ridicule,  &  qu'on 

H  aime 


n4       I./H.  DANCOURT 

aime  un  Philofophe  poli ,  doux ,  &  discret. 
Ke  donnez  point  un  masque  odieux  à  Philin- 
te ,  pour  en  prêter  un  gracieux  à  Alcefte ,  ils 
perdroient  tous  deux  àla  Métamorphofe  que 
vous  leur  prescrivez  :  laiffez  nous  voir  les  gens 
tels  qu'ils  font,  &  que  leur  père  les  a  faits 5 
&  foiez  fur  que  la  Vertu  ne  s'ofFençera  pas 
plus  de  nous  voir  rire  d'un  fou  qui  deffend  la 
vérité  comme  un  Dogue ,  que  de  nous  voir 
eftimer  la  prudence,  la  politefîe,  &  lacom- 
|)laifànce  d'un  homme  qui  fe  contente  d'être 
honnête  homme  lui  même  en  pardonnant  aux 
autres  leurs  deffauts, 
■    Comme  vices  unis  à  Vhumatne  Nature. 

Sachez  M.  reconnoitre  dans  Philinte  un 
homme  vertueux ,  un  amant  raifonnable ,  un 
ami  tendre ,  iincere ,  &  confiant  :  fâchez  qu'un 
fège  à  vôtre  façon  feroit  une  efpece  de  fou  tel 
que  fat  Diogêne:  fâchez  enfin  que  la  Vertu 
lùm  d'exclure  les  qualités  fociales  leur  adon- 
né l'être  elle  même:  elle  eft  donc  bien  éloi- 
gnée de  profcrire  la  politeffe ,  la  prudence ,  la 
complaifance  &  la  difcrétion ,  &  de  prendre 
des  Ours  pour  fes  Avocats. 

Voilà  Molière ,  je  crois ,  fuffifamment  difcul- 
pé  de  vos  reproches  :  je  ne  crois  pas  qu'aucun 
homme  fênfé  qui  lira  cette  réfutation,  le 
regarde  déformais  comme  un  Auteur  dangereux: 
vôtre  conféquence  tombe  abfolument  :  c'eft 
le  fort  qu'un  principe  faux  lui  préparoit  & 
devoit  vous  faire  augurer. 

Vous  ne  voulez  pas  faire  à  Dancourt  l'hon- 
*ieuf  de  parler  de  lui ,  je  n'ay  pas  le  cœur 

aflcs 


A  Mr.  ].  J.ROUSSEAU.      nj 

-affés  corrompu  pour  vouloir  excufer  la  licence 
des  fujets  qu'il  a  choifi;  auffi  ne  confeille-je 
pas  aux  pères  &  ineres  d'affecler  de  faire  voir 
iès  Pièces  à  de  jeunes  filles.  L'enfance  les 
premières  années  de  l'adolefcence  laifTent  'en- 
core trop  de  pouvoir  fur  leur  cœur  à  des  im- 
prefîlons  libertines  :  mais  vous  m'avouerez 
que  ce  qui  eft  très  dangereux  à  douze  ou 
quinze  ans,  eft  très  indifférent  à  vingt-cinq 
ou  trente.  On  fçait  alors  beaucoup  pîîis  que 
les  Pièces  de  Dancourt  n'en  peuvent  appren- 
dre. La  ]e(5lure  ou  la  reprélèntation  de  ces 
Comédies  n'eft  donc  pas  plus  dangereufe  que 
ces  chanfons  bachiques  qu'on  entonne  aux 
defferts  de  prefque  tous  les  repas  joieux  8c 
qui  pourtant  n'ont  jamais  fait  un  ivrogne  d''un 
buveur  d'eau. 

Ce  font  des  jeux  d'efprit  d'autant  moins  dan- 
gereux qu'ils  ne  font  reçus  que  pour  ce  qu'ils 
font.^  Regnard  eft  néanmoins  bien  plus  fa- 
cile à  difculper  que  Dancourt ,  fur-tout  par 
rapport  au  Légataire  :  cette  Pièce  qui  vous  fait 
proférer  cette  \onguQ  Capucim^e. 

Ceft  une  chofe  incroiahle  ^  quavec  V agrément 
de  la  Police,  on  joue  jubliquement  au  milieu  de 
Paris  une  Comédie  ou  dans  P appartement  d^un 
oncle  qu'on 'Vient  de 'voir  expirer,  /on  neveu  Phn- 
néte  homme  de  la  pièce ,  s'occupe  avec  fon  digne 
cortège ,  des  foins  que  les  loix  paient  de  la  corde. 
Faux  a^e,  fuppofiîion ,  vol, fourberie ^menjcnge. 
inhumanité^  tout  y  eft^  tout  efi  applaudi. 

Quelle  déclamation  !  Mais  on  y  peut  ap- 
pliqucï  cette  penfée. 

H    2  />,;,-, 


ii6      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Parîurtent  montes^  m/cet ur  ridicuîus  Mus. 
La  montagne  en  travail  enfante  une  foiirts. 
A  vous  entendre  on  diroit  que  Regnard  a 
fait  fa  Pièce  exprès  pour  y  introduire  &  légi- 
timer tous  les  crimes  que  vous  dites.     Mai» 
le  {ev]  reproche  qu'on  ait  à  lui   faire,  c'eft 
qnefa?"é:e  n'.'^ft  qu'amufante ,  au  lieu  d'être 
ir-ltrr/live.     C'eft  une  farce  furchargée    de 
traits  fi  burlesques ,  qu'on  ne  penfe  pis  à  en 
tirer  la  morale  qui  en  réfulte ,  à  fçavoir ,  que 
des  Teftateurs  avares  &  cacochimes  faut  bien 
fous  de  s'imaginer  que  les  empreffemens  de 
leurs  Légataires  ayent  d'autre  principe  que 
l'intérêt  de  ceux-ci.  Quoique  vous  en  difiez^ 
cette  réflexion  n'eft   pas  plus  difficile  à  faire 
en  faveur  de  la  Pièce ,  que  toutes  celles  que 
vous  avez  imaginées  contre  elle  &  vous  é^tes 
par  conféquent  le  feul  pour  qui  cette  Pièce 
ait  été  dangereufe.     Si  comme  tout  le  monde 
vous  eulTiez  voulu  voir  la  Pièce  dans  fonyé- 
iitable  point  de  vue ,  vous  auriez  fenti  qu e» 
jouant  la  fcene  du  Gentilhomme  bas  Normand 
du  ftile  &  du  ton  de  Cri/pin,  qu'en  jouant  le 
rôle  de  veuve  avec  des  mouftaches,  un  homrne 
tant  foit  peu  fenfé  tel  qu  eit  Geronte  feroit  dif- 
ficilement la  duppe  de  la  figure,  des  proposa 
du  traveftiiTement  d'un  valet  fourbe  &  qu'un 
demi-quart  d'heure  d'entretien  ne  fuffiroit  pas 
pour  convaincre  un  homme  de  fa  parenté  avec 
deux  ori2;inaux  auffi  ridicules  que  le  Gentil- 
homme  &  la  veuve.  ^ 

Croiez  vous  que  deux  Notaires  très  bien 
connus  d'un  Teftateur,  habitués  d'ailleurs  a 

faire 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU      117 

faire  fès  affaires,  pourroient  écrire  un  très 
long  Teftament  fousladidéedeCrifpin,  fans 
s'appercevoir  qu'on  les  trompe?  Enfin  croiez 
vous  que  perfonne  s'imagine  qu'une  pareille 
fourberie  découverte ,  les  adeurs  en  feroient 
quittes  pour  s'excufèr  fur  la  Léthargie  de  la 
duppe?  Mettez  vous  M.  à  la  place  de  Géron- 
te ,  fuppofez  que  vous  aiez  autant  de  bon  fèns 
qiie  lui  &  que  vous  foiez  auffi  avare  en  mê- 
me tems,  Crifpin,  Lifette,  &  vôtre  neveu, 
bas  Normand  &  vôtre  nièce  du  Maine,  vous 
en  impoferoient  ils?  Ratifieriez  vous  fi  bon- 
nement que  lui  le  Teftament  furtif?  L'abfiir- 
dité  de  ce  dénouement  ne  doit  il  pas  juftifier 
la  Pièce  à  vos  yeux.  RafTurez  vous  dont  M. 
je  vous  reponds  qu'aucun  Faufi^àire  ne  s'y  pren- 
dra jamais  aufli  maladroitement  que  le  Léga- 
taire pour  faire  un  faux  ade  :  Crifpin  &  Li- 
fette font  des  fourbes  trop  abfurdes  pour  fèr- 
vir  jamais  de  modèle;  tous  trois  enfin  font 
trop  mauvais  profefi^eurs  en  friponnerie  pour 
faire  jamais  des  écoliers  dangereux.  Tout  co- 
quin qui  n'aura  pas  d'autres  maîtres  n'écha- 
pera  pas  fûrement  à  la  corde  dès  fes  premiè- 
res tentatives. 

Voilà ,  je  crois ,  les  reproches  efl^èntiels  que 
vous  faites  à  la  Comédie  afl^es  bien  combattus 
pour  qu'il  me  foit  permis  de  négliger  tous  les 
autres  Paradoxes  que  vôtre  prévention  vous  a 
diétés.  Il  m'a  paru  qu'en  réfuter  folidement 
trois  ou  quatre  c'étoit  les  réfuter  tous,  puis- 
qu'ils partent  tous  d'un  même  principe  dont 
j'ai  prouvé  la  faufl:èté,  en  détruifant  les  con- 
H  3  fé- 


2i8      L.  H.   D  A  N  C  O  O  R  T 

féquences  qu'il  vous  a  plû  d'en  tirer.  Si  ce- 
pendant parmi  les  argumens  que  j'ai  négligés 
il  s'en  trouve  quelqu'un  qui  vous  paroifîè  plus 
puiffant  que  ceux  que  j'ai  attaqués  &  fi  vous 
vous  imaginez  que  j'aie  évité  prudemment  d'y 
répondre  ,  défabufez  vous  :  ils  m'ont  paru 
tous  également  faciles  à  vaincre ,  &  je  ne  re- 
fuferai  point  de  rentrer  en  lice  fi  vous  le  ju- 
gez néceffaire  :  vous  n'aurez  qu'à  m'en  indi- 
quer la  néceflité.  Comme  à  chaque  ligne  de 
vôtre  ouvrage  je  trouve  une  faute  à  repren- 
dre 5  vôtre  volume  m'en  feroit  faire  douze  fi 
je  ne  négiigeois  rien ,  ce  feroit  ennuier  le  Pu- 
blic &  moi-même:  cette  raifon  je  crois  m'au- 
torife  à  l'abrégé. 

Je  n'emploierai  pas  plus  d'efforts  à  deffen- 
dre  la  caulê  des  Dames ,  que  celle  de  la  Co- 
médie; cet  objet  me  procure  l'occafion  de 
vous  attaquer  à  mon  tour.  L'aflaut  ne  feroit 
pas  brillant  fi  l'un  des  Gladiateurs  étoit  ré- 
duit toujours  à  la  parade. 

C  H  A  P  I  T  R  E  IV. 

Apologie  des  Dames. 

tempora  !  ô  mores  \  Les  Auteurs  concourent 

à  Penvi  à  donner  une  nouvelle   énergie^ 

un  nouveau  coloris  à  cette  faffwn  danger eufe  ^ 
(b amour)  &'  depuis  Molière  ^Corneille,  on 
ne  voit  plus  réujjir  au  'théâtre  que  des  Romans. 

Racine,  Crebillon,  Voltaire,  la  Grange 
Regnard,  Deftouches,  Piron^  GrelTet  ,  Ma- 


O 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      119 

rivaux,  BoiflljVôus  n'êtes  que  des  faifeursde 
Romans.    Jean  Jaques  RoufTeau  de  Genève 
l'a  dit  j    oferez  vous  en  appeller.    En  vain 
Horace  &  Despréaux  chanteroient  que  vous 
n'avez  produit  que  des  caraéteres  ignorés  ou 
entièrement  négligés  par  les  Anciens,  en  vain 
ils   applaudiroient  à  l'ufage  que  vous  avez 
fait  de  l'Amour ,  en  vain  vous  aurez  juftifié 
cette  paiTion  en  ne  lui  donnant  que  la  Vertu 
pour  principe,  en  vain  vous  aurez  peint  des 
couleurs  les  plus  noires  ,   toute  pafiion  qui 
n'a  pas  la  Vertu  pour  objet,    vôtre  Cenfèur 
atrabilaire  trouvera    que  tous  vos  ouvrages 
font  des  Romans ,  il  le  dira ,    il  l'écrira ,  & 
fès  zélés  Cathemmines  ^    l'en  croiront   fur  fà 
parole.   Mais  cette  qualité  de  Roman  qu'il 
donne  à  vos  écrits  en  exclut  elle  la  Vertu? 
C'efI:  ce  qu'il  n'a  pas  dit:  au  contraire,  il 
trouve  mauvais  que  vous  donniez  tant  d'ap- 
pas à  cette  vertu ,  ce  n'eft  pas  là  félon  lui  le 
moyen  de  la  faire  aimer  :   ce  n'eft  pas  à  fbn 
avis  fçavoir  faire  une  Pièce  que  d'y  propofèr 
à  détefter   un  fcélerat,  que  d'y  faire  rire  aux 
dépens  d'un  vicieux  ou  d'un  ridicule,  que 
d'y  propofèr  à  imiter  un  homme  d'une  vertu 
extraordinaire  :  nôtre  biHieuxGénevois  ne  veut 
pas  vous  permettre  de  peindre  les  miracles  de 
la  nature ,  ni  le  triomphe  de  la  raifon ,  il  veut 
au  contraire  que  l'un  &  l'autre  fbient   ren- 
fermées dans  les  bornes  étroites  où  l'extra- 
vagance des  hommes  &  leurs  paflions  les  res- 
ferent  ordinairement. 
Le  Genevois  qui  n'a  jamais  connu   fans 
H  4. .  doute 


120     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

doute  de  gens  d'une  vertu  extraordinaire ,  ne 
veut  pas  qu'on  peigne  d'autres  mœurs  fur  la 
fcene  Françoifè,  qu'on  n'ait  point  d'autres 
Héros  ni  d'autres  Acleurs  que  ceux  des  Grecs. 
Pourquoi  Diantre  aufli ,  MelTieurs ,  vous  avi- 
fèz  vous  de  mettre  d'honnêtes    femmes  au 
Théâtre  ,  fi  vous  aviez  le  goût  grec ,  vous 
n'y  mettriez  que  des  Courtifanes ,  des  Parafi- 
tes,   des  Ganimedes  &  des  Antinous:  con- 
vient   il  donc  à  de    plats   modernes   d'ofer 
mieux  faire  que  les  Anciens  èc  de  ménager 
les  oreilles  chartes.  Vous  convient   il ,   Mes- 
fîeurs 5 d'ofêr  faire  des  Tragédies,  vous  qui 
n'êtes  ni  Miniflres,   ni  employés  dans,  les 
affaires  d'Etat,  vous  qui  par  conléquent  ne 
pouvez  imaginer  des  fituations  analogues  à 
des  intérêts  d'Etat.  l'Hiltoire  &  le  Gouver- 
nement des  Monarchies  peuvent-ils  produire 
des  plans  afles  fublimes:  c'ell:  aux  feules  Ré- 
publiques à  qui  cet  honneur  eft  réfêrvé,  c'eft 
à  Rome,  à  Athènes, à  Lacédémone,  à  Luc- 
ques,  à  St.  Marin,  à  Genève  fur-tout  à  qui 
il  eft  exclufîvement  accordé  d'avoir  des  Héros  j 
c'eft  dans  une  Ville  célèbre  comme  cette  der- 
nière qu'une  Politique  fublime  prépare  des 
événemens  Dramatiques.  Trois  grandes  Puis- 
fances  l'environnent  ;  ce  n'eft  pas  comme  on 
fe  Teft  imaginé  jusqu'à  préfent ,  à  la  jaloufie 
réciproque  de  ces  trois  Puiftances;  ce  n'elt 
point  à  l'attention  &  à  l'intérêt  que  chacune 
d'elles  a  d'empêcher    une  de  fês  rivales  de 
s'en  emparer ,  que  Genève  doit  fâ  tranquillité , 
t'eft  à  fa  crainte  qu'elle  infpire  &  comment 

ne 


AMr.  ).  ].  ROUSSEAU.       121 

ne  trembleroit-on  pas  à  Ion  asped ,  Tes  Bour- 
geois favent  tirer  le  Canon,  ils  ont  le  coura- 
ge de  faire  dix  lieues  pour  tuer  un  perdreau , 
quand  ils  ne  font  encore  que  des  poliflbns, 
ils  fe  caflent  le  nez  &  fe  pochent  Pceil  avec 
une  bravoure  que  nos  feuîs  crocheteurs  peu- 
vent leur  disputer.  Attendez  que  quelque 
Puilîânce  téméraire  &  jaloufe  de  la  fplendeur 
de  cette  nouvelle  Sparîe^s'^ivKQde  l'attaquer , 
que  de  Leomdas  3.  fon  fervice!  C'elt  alors  , 
Meflleurs  les  Tragiques ,  que  vous  aurez  des 
Héros  à  peindre,  jusque  là  vous  ne  peindrez 
que  des  Don  Quichottes. 

L'imbécile  Public  s'étoit  imaginé  depuis 
long-tems  que  l'Achille  de  Racine,  le  Bri- 
tannicus ,  la  Phèdre ,  l'Athalie ,  Atrée ,  Thies- 
te  ,  Pirrhus  ,  Eledre  Orosmane,  Zaïre 
étoient  des  perfonnages  vraiment  tragiques: 
qu'il  eft  heureux  ce  Public  d'avoir  un  pré- 
cepteur comme  Jean  Jaques  Roufleau  pour  le 
tirer  de  fon  aveuglement! 

Apprenez  ,  Public,  qu'Achille  a  tort  d'ai-. 
mer  Iphlgénie:  Britannicus  ,  Junie  :  Oros- 
mane,  Zaïre:  toutes  ces  Dames  ont  trop  de 
vertu  ,  il  ne  leur  eft  pas  permis  d'en  avor- 
tant ;  Jean  Jaques  ne  le  veut  pas,  fi  les  Au- 
teurs l'entendoient  mieux  félon  lui  Iphigénie 
feroit  une  Prude ,  Junie  une  Coquette  &  Zaï- 
re une  Catin  ,  car  voilà,  dit  Jean  Jaques, 
comme  les  femmes  font  faites  c'eft  doncainfî 
qu'il  faut  les  repréfenter  ou  fe  réfoudre  à 
paiïbr  pour  un  Auteur  de  Roman. 

Je  vous  infulterois  presqu'autant  que  vous 
H  7  le 


Î22     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  t 

le  méritez  fi  je  m'arrêtois  plus  longtems  à  l'i- 
ronie, je  reprens  mon  férieux  pour  répondre 
à  ce  qui  fuit. 

//  peut  y  avoir  dans  le  monde  quelques  femmes 
/lignes  d'hêtre  écoutées  dim  honnête  homme  ^  mais 
ejt-ce  d''elles  en  général  qu^il  doit  prendre  confed , 
^  ny  aurait  il  aucun  moyen  d'^homiorer  leur 
j'exe ^  fam  avilir  le  nôtre? 

Point  de  Pyrronisme  j  non  feulement  il 
peut  y  avoir ,  mais  il  y  a  des  femmes  dignes 
d'être  écoutées  d'un  honnête  homme.  Il  y  a 
beaucoup  plus  de  femmes  vertueufes  que 
d'hommes  vertueux ,  c'eil  un  fait  ;  j'en  fuis 
îTiché  pour  vous  &  pour  nôtre  fexe  ,*  mais  il 
nVil:  que  trop  certain  que  le  mérite  &  la  ver- 
tu des  femmes  nous  aviliffent ,  &  fi  vous  y 
re<:5ardez  à  deux  fois,  vous  ferez  contraint  de 
m'avouer  qu'il  n'ert  pas  moins  étonnant  qu'il 
y  ait  un  fi  grand  nombre  de  femmes  eftim.a- 
bles  avec  le  peu  d'éducation  qu'on  leur  don- 
ne en  général,  qu'il  eft  furprenant  de  voir  fi 
peu  d'hommes  eftimablcs  avec  l'éducation 
qu'ils  reçoivent.  Je  fçai  bien  que  vous  pour- 
riez pour  juftifier  vôtre  opinion ,  nous  met- 
tre au  niveau  des  femmes  par  raport  à  l'édu- 
cation: il  vous  {êroit  facile  de  prouver  que 
celle  qu'on  nous  donne  ne  vaut  gueres  mieux 
que  celle  que  les  femmes  reçoivent.  On  ne 
nous  montre  pas  la  Vertu  dans  les  Collèges; 
mais  le  Grec  &  le  Latin  j  c'eft  moins  à  nous 
rendre  honnêtes  gens  que  l'on  penfe  qu'à 
nous  donner  un  peu  d'esprit  &  quelque  ver- 
nis de  favoir:  cependant  cette  raifonneiufti- 
^  '    fie 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.     123 

fie  pas  les  hommes ,  nous  avons  l'orgueil  de 
penfer  que  nous  avons  PAnie  naturellement 
plus  élevée  que  les  femmes,  &  nous  nous 
croions  fort  au  deffus  de  leurs  foiblefles  :  nous 
prétendons  avoir  le  cœur  mieux  fait  &  l'es- 
prit plus  folide  j  c'eft  ce  qui  nous  refte  à 
prouver.  Puiscjue  nous  avons  de  nous  une 
opinion  fi  haute,  aux  dépens  des  femmes, 
pour  quoi  donc  avons  nous  des  défauts  en 
plus  grand  nombre ,  &:  bien  plus  infuppor- 
tables  que  les  leurs  ?  Calculons.  Combien 
d'ivrognes  contre  une  femme  fujette  au  vin  ? 

Combien  de  libertins  effrontés  &  qui  font 
trophée  de  leurs  débauches  contre  une  femme 
perdue? 

Combien  d'hommes  brutaux  &  groffiers, 
contre  une  femme  peu  mefurée  dans  fes  ac- 
tions &  dans  {es  propos? 

^  Combien  de  menteurs  &  de  fourbes ,  com- 
bien de  joueurs  forcenés ,  combien  d'escrocs  & 
de  Chevaliers  d'induftrie  ?  Combien  de  filoux , 
combien  de  voleurs  de  grands  chemins  ?  Com- 
bien d'affafiins,  combien  de  monftres  par- 
mi les  hommes,  contre  une  femme  à  pendre? 
Ce  catalogue  ne  fait  il  pas  frémir?  Oferiez 
vous  dire  que  les  femmes  ont  les  vices  ci- 
deffus  détaillés  au  point  au  quel  les  hommes 
en  font  entichés. 

Vous  en  conviendrez  û  vous  voulez  •  mais 
il  n'en  fera  pas  moins  vrai  que  les  femmes 
font  plus  vertueufes,  plus  attentives  aux  de- 
voirs de  la  Religion  &  de  la  fociété  ,  plus 

dou- 


124     J-  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

douces,  plus  foumifes,  plus  compatiffantes , 
plus  patientes,  plus  fobres  que  les  hommes 
en  général  :  elles  ont  des  vices  &  des  défauts 
j'en  conviens  ,  mais  elles  n'en  ont  aucun  que 
nous  n'aions  comme  elles,  &  nous  en  avons 
d'horribles  que  nous  n'ofons  leur  reprocher. 

Vous  venez  de  les  entendre  nommer.  Que 
conclure  donc  ,  fi  non  que  les  femmes 
îaiiïant  moins  échapper  de  marques  de  cor- 
ruption font  en  effet  moins  corrompues ,  que 
leur  attachement  à  la  Vertu  prouve  qu'elles 
font  plus  raifonnablcs,  &  qu'étant  plus  rai- 
fbnnables,  ilconvient  de  les  faire  parler  rai- 
fon?  Mais  c'eft  avilir  nôtre  fexe,  mais  pour- 
quoi s'avilit  il  lui  même?  C'eft  rendre  feu- 
lement juftice  aux  hommes  &  leur  appren- 
dre, ce  qui  n'eft  que  trop  vrai,  que  les  fem- 
mes qu'ils  méprifent ,  font  plus  eftimables 
qu'eux. 

Ce  raifonnement  eft  clair  &  vous  prouve 
que  vous  ne  faites  pas  un  grand  facrifice, 
quand  vous  avouez  que  le  plus  charmant  objet  ^e 
h  Nature ,  le  plus  capable  d^ émouvoir  un  cœur 
fenfibîe  S^  de  le  porter  au  bien  eji  une  femme  ai- 
mable ^  vert  ueufe  :  mais  vous  ajoutez  mécham- 
ment cet  Objet  celeftel  où  fe  cache-t-iU  Où? 
Par-tout  où  vous  trouverez  des  hommes  cé- 
leftes^  par-tout  où  il  y  a  des  hommes  fages, 
des  pères  &  mercs  vertueux,  c'eft  là  M,  qu'on 
trouve  des  filles  à  marier  fages  &  vertueufes , 
modeftes  &  capables  par  leur  exemple,  leurs 
confeils  &  l'amour  quelles  infpirent  déporter. 

au 


I 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      125 

au  bien  un  jeune  homme  dont  Is  penchant 
Pentraînoit  au  défordre. 

Ces  objets  céleltes  font  rares  à  la  vérité , 
mais  pas  autant  que  vous  croiez.  On  en  tire 
tous  les  jours  du  Couvent  ;  il  en  fort  tous  les 
jours  des  mains  de  leurs  parens,  pour  entrer 
dans  le  Monde.  Leur  naiveté  peint  leur  can- 
deur ;  mais  les  hommes  ont  grand  foin  de  rl- 
diculifer  cette  naiveté.  Les  gens  fages  ne 
voient  dans  leur  fimplicité  qu'un  gage  pré- 
cieux de  la  pureté  de  leur  cœur.  Quels  objets 
céleCtes  aux  yeux  de  la  Raifon  !  Quels  objets 
ridicules  aux  yeux  des  fous  &  des  libertins! 

Voilà  l'objet  célefte  entré  dans  le  grand 
Monde,  qu'y  va- 1- il  voir.?  Des  éxtravagans , 
des  adulateurs ,  des  adorateurs  ,  des  conlèil- 
lers  perfides.  Les  coquettes  jaloufes  fe  garde- 
ront bien  de  lui  confeiller  la  façon  de  s'y 
prendre ,  pour  plaire  à  la  manière  du  jour. 
Ce  ne  font  donc  pas  les  femmes  qui  corrom- 
pront Vohjeî  célefte:  mais  les  petits  maîtres, 
les  légiflateurs  de  Toilette  vont  s'emparer  de 
fon  éducation  &  lui  donner  tous  les  vices  du 
tems.  Ils  la  rendront  adorable  à  leur  maniè- 
re. Voilà  Vobjet  célefte  devenu  terreftre  :  à  qui 
la  faute ,  s'il  vous  plait  ?  N'eft  ce  pas  celle  des 
hommes  j  de  ces  hommes  plus  capables  que 
jamais  de  corrompre  les  objets  céleftes  &  de 
métamorphofer  les  modèles  de  vertu ,  en  ori- 
ginaux vicieux  &  ridicules.? 

PafTons  maintenant  à  un  trait  qui  vous  met 
en  contradidion  avec  vous  même.  Ce  que 
vous  dites  ci-deffus  pour  prouver  que  le  fpec- 

tacle 


Ï26     L.   H.   DANCOURT 

tacle  ne  peut  porter  le  goût  de  la  Vertu  dans 
nos  cœurs  fe   trouve    anéanti    maintenant 
écoutez  vous  vous  même. 

^''im  jeune  homme  rPât  vu  le  moniie  que  fur 
la  Scène ,  le  premier  moien  qui  s^ offre  à  lui  pour 
aller  à  la  Vertu  efi  de  ckrcher  une  Maître J]e  qui 
Vy  conduife ,  espérant  lien  trouver  une  dme  ou 
une  Confiance  ,  c''eft  ainfi  que  fur  la  foy  d^un 
modèle  imaginaire  %c.  Nescius  aurse  fallacis  le 
jeune  tnfenfé  court  fe  perdre  en  penfant  devenir 

Voilà  donc  un  jeune  homme  tellement 
épris  de  la  Vertu  Scenique  qu'il  ne  trouve 
d'objet  eftimable  que  celui  qui  reffemble  le 
mieux  à  deux  perfonnages  de  Théâtre ,  Con- 
(tance  &  Génie  :  donc  le  Théâtre  a  le  pou- 
voir de  faire  aimer  la  Vertu. 

Mais  „  Nescius  aurd  fallacis  le  jeune  in- 
„  lenfé  court  fe  perdre  en  penfant  devenir 
„  fage.  „  L'intention  du  jeune  homme  eft 
louable  ;  il  eft  édifiant  que  le  Théâtre  l'ait 
fuggerée^  mais  il  efl  injufle  de  vouloir  faire 
retomber  fur  la  fcene  ,  la  maladreffe,  l'a- 
veuglement 5  le  défaut  de  jugement  du  jeu- 
ne homme  ,  qui  trop  précipité  dans  fon 
choix ,  en  a  fait  un  mauvais.  C'eft  une  Gé- 
nie qu'on  lui  difoit  de  choifir  &  non  pas 
une  hypocrite. 

Tout  ce  que  vous  dites  des  Anciens  à  l'é- 
gard des  femmes  prouveroit  bien  plutôt  leur 
impolitelTe  que  le  cas  qu'ils  faifoient  de  leur 
Vertu.  Que  les  Spartiates  s'oppofalfent  à  ce 
qu'on  dît  du   bien  des  femmes  &  qu'on  fit 

l'é- 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      127 

réloge  de  leur  Vertu  on  pourroit  en  conclu- 
re que  la  Vertu  des  femmes  leur  étoit  aiîes 
indifférente,  tout  auffi  bien  que  vous  en  con- 
cluez que  leur  (ilence  fur  la  Vertu  de  leurs 
femmes  étoit  un  hommage  qu'ils  lui  ren- 
doient.  Pourquoi  dont  préconifoient  ils  le 
courage  &  les  autres  Vertus  de  leurs  Hé- 
rols,  s'ils  croioient  le  (ilence  plus  honorable 
que  la  louange  ?  Je  ne  vois  moi  qu'une  bru- 
talité blâmable  dans  la  colère  de  vôtre  Spar- 
tiate, qui  ne  veut  pas  entendre  l'éloge  ^r'zm^ 
femme  de  bien  :  je  m'imagine  lui  entendre  dire 
encore  ce  qu'il  penfoit  apparemment  j  fî  cette 
femme  eft  façre  elle  ne  fait  que  fon  devoir  ; 
mais  on  efl:  très  louable  en  ne  faifant  que  fon 
devoir ,  quoiqu'en  fe  dispenfant  de  toute  œu- 
vre de  furérogation.  Si  ce  n'eft  pas  cela  que 
vôtre  Spartiate  vouloit  dire,  pourquoi  re- 
procher au  panégyrifte  qu'il  médifoit  d'une 
femtne  de  hiCM?  Médire  c'eft  dire  du  mal:  or 
dans  ce  iêns  le  Spartiate  eft  un  imbécile  de 
fe  fâcher  contre  quelqu'un  qui  loue  au  lieu 
de  médire:  fi  c'eft  un  reproche  fin  au  pa- 
négyrifte de  ce  que  par  des  louanges  hyper- 
boliques il  s'empêchoit  d'être  crû,  ce  n'eft 
plus  blâmer  la  louange,  c'eft  blâmer  feule- 
ment une  exagération  préjudiciable  à  l'élo- 
ge ,  en  ce  fens  le  Spartiate  eft  un  homme 
d'esprit ,  fans  que  cela  prouve  qu'il  n'étoit  pas 
permis  à  Lacédemone  de  dire  du  bien  d^une 
honnête  femme. 
Dans  la  Cûniédie  des  Anciens ,  P image  du  Vi^e 

à 


128      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

à  découvert  les  choquoit  moins  que  celle  de  la  pu* 
deur  ojfenfée^ 

Quel  galimatias  eft  ceci  ?  Qu'eft  ce  que  c  eft 
eue  l'imaj^^e  du  Vice  à  découvert  qui  ne  cho- 
que point  la  pudeur  des  Anciens?  Qui  peut 
donc  mieux  oifenfer  la  pudeur  que  le  Vice  à 
découvert?  Pour  la  ménager  cette  pudeur,  il 
faut  donc  abfolument  iliivant  vôtre  fiftémene 
plus  faire  paroîtrc  au  Théâtre  que  des  pro- 
Itituées:  eft  ce  ainfî  que  vous  juftifiez  la  déli- 
cateiTe  du  goût  de  vos  pudiques  Anciens:  le 
remède  eft  fin  &  fingulier  au  moins  contre 
Pimpudicité  ,  mais  vous  avez  à  faire  à  des 
malades  opiniâtres  qui  ne  fe  (bumettront  pas 
à  Pordonnance ,  ils  ont  le  palais  trop  délicat 
pour  avaler  vôtre  potion  fans  dégoût. 

Chez  nous  la  femme  la  tlus  eftimce  eft  celle  qui 
fait  le  plus  de  huit ,  de  qui  ton  parle  le  plus , 
qu''on  voit  le  plus  dans  le  monde ,  qui  juge ,  tran- 
che ,  dccide  ^c. 

Chez  nous  la  femme  la  plus  eftimée  des 
fous ,  c'eft  celle  là  ;  mais  des  fages  ce  n'elt 
pas  celle  là. 

Au  fond  les  femmes  ne  favent  rien  :  à  qui  la 
faute  ?  Elles  favent  tout  ce  que  vous  leur  mon- 
trez, Meflieurs  les  hommes  :  &  que  leur  mon- 
trez vous?  Des  bagatelles  &  des  fottifes;  elles 
brodent,  mais  c'eft  vous  qui  deflinezj  elles 
aiment  les  étofiés  d'un  goût  capricieux ,  mais 
c'eft  vous  qui  louez  ce  goût  &  qui  le  leur  in- 
fpirez  :  ce  font  vos  diflinateurs  de  fabriques 
qui  fe  caflent  la  tête  à   imaginer  des  goûts 

baro- 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       12g 

baroques:  encore  un  coup  les  hommes  font 
les^femmes  ce  qu'elles  font:  Sifigambis  &  fa 
Bru  pleuroient  en  voyant  un  rouet  &  des  ai- 
guilles qu'Alexandre  leur  envoyoit  pour  filer 
&  pour  broder  :  pourquoi  pleuroient-elles  ? 
Parce  que  les  Perfes  indolens  &  voluptueux 
leur  a  voient  appris  à  rougir  du  travail;  Alexan- 
dre s'honnoroit  au  contraire  déporter  une  tu- 
nique tiiïue  de  la  main  de  fa  mère  &  de  fes 
ffiurs:  ces  femmes  ci  tiroient  donc  vanité  de 
leur  adreflè  &  de  leur  travail. 

Depuis  que  la  célèbre  Maratti  a  étéadmife 
à  l'Académie  des  Arcadiens  de  Rome,, -cette 
Académie  n'a  plus  manqué  de  Dames  qui  ont 
illuftré  ce  Portique.  La  célèbre  Univerfité 
de  Bologne  voit  fans  étonnement,  mais  avec 
plaifir,  V'AMlveSîgnoraLaura,  Baffi.Veratiy 
remplir  avec  la  plus  {grande  capacité  une  de 
fes  chaires  de  Philofcphie  Se  de  iMathémati- 
ques. 

La  Signora  deCantelli  petite  fille  du  cé\é- 
oi-e  Jaques  deCanîelU  fi  célèbre  parmi  les  Géo- 
graphes d'Italie  &  l'époufedemon  illuftreami 
M.  deTagliazucchi  Poëte  Italien  de  fa  Maje- 
fté  le  Roi  de Pruife,  prouve  à  Berlin  comme 
elle  Ta  fait  à  Rome  dans  VArcadie,c[nQ  les  fem- 
mes peuvent  réuffir  dans  les  arts  &  les  fcien- 
ces  auiTi  parfaitement  que  les  hommes. 

Qiie  diriez  vous  M.  fi  vous  voiez  cette  Da- 
me unu-  au  talent  de  la  Peinture  qui  l'a  fait 
recevoir  dans  l'Académie  de  Bologne  ,  celui 
de  la  Poëfie  qui  l'a  fait  recevoir  dans  celle  de 
I  Ro^ 


I30      L.  H.  D  A  N  C  O  U  RT 

Rome,  &  qui  lui  a  mérité  les  fuffrages  dittin- 
gués  du  feu  Pape  ? 

Ce  n'eft  pas  m'expofer  à  Pépithete  de  Va- 
pifte  que  de  vous  citer  pour  garant  du  mérite 
de  quelqu'un  un  Pontife  auiïï  éclairé ,  mais 
auffi  pieux,  aufli  Philofophe,  aufli  connoif^ 
fent  dans  la  partie  des  beaux  arts  ,  &  c'elt 
fans  doute  confirmer  la  réputation  d'une  per- 
fonne  célèbre  que  d'appendre  au  Public ,  qu'el- 
le a  eu  le  dode  ,1e  fublime  ,PingénieuxLam- 
bertini  pour  juge  &  pour  approbateur.        ^ 

Les  plus  éclairés  >  les  plus  illuftres  Théo- 
logiens de  vôtre  Communion  s'honnoroient 
de  fon  eftime,  &  quand  vous  vous  en  rap- 
porterez à  fon  jugement  &  à  fes  lumières  en 
matière  de  goût  vous  ne  ferez  que  ^  ce  qu'ont 
fait  des  hommes  plus  grands  aflurément  que 

vous. 

Madame  de  Tagliazucchi  aonc  peint  en 
migniature  de  façon  à  ne  craindre  ni  rivaux 
ni  rivales  en  cet  art. 

Elle  fait  des  Vers  par  lefquelles  elle  prou- 
ve que  le  génie  n'eft  pas  réfervé  feulement 
aux  hommes  :  que  ne  puis- je  traduire  digne- 
ment une  Tragédie  qu'elle  achevé  maintenant. 
La  force  des  caraderes ,  la  beauté,  la  nouveau- 
té des  fituations,  l'énergie  &  l'élégance  du 
ftile,  le  naturel  des  penfées,  tout  s'y  trouve 
avec  l'exaditude  peu  commune  aux  Auteurs 
de  fa  Patrie,  de  s'être  renfermée  dans  les  re- 
Mes  des  unités.  Je  me  contenterai  de  vous 
traduire,  ou  plutôt  de  vous  paraphrafer  une 

fcenc 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       131 

fcene  de  cette  Tragédie,  pour  vous  faire  ju- 
ger fi  non  de  la  fublimité  de  fon  ftile  au 
moins  de  la  majeflé  de  Tes  idées.  ' 

Un  Miniftre  "fidèle  &  refpedable  reproche 
à  un  Ufurpateur  fes  cruautés  politiques.  Le 
Tyran  eft  obligé  de  diffimuler  le  dépit  que  ce 
fidèle  fujetlui  infpire  par  fes  reproches: le  fu- 
jet  de  la  Pièce,  eft  la  fable  de  Philomek^  & 
Mad.  de  Tagliazucchi  y  traite  la  terreur  à  la 
Crebillon. 

Il  m'eft  impoffible  de  rendre  toute  l'éner- 
gie de  fon  ftile ,  &  je  vous  avoue  que  le  mé- 
rite de  fa  Poëfie  m'oppofe  tant  de  difficultés 
que  j'ai  cru  devoir  choifir  non  pas  une  dej 
plus  fortes  fcenes  de  fa  Pièce,  mais  celle  qui 
m'a  paru  la  plus  facile  à  traduire. 

Elle  fe  paffe  entre  Terée,  Teffandre  confi- 
dent perfide  comparable  à  Narciiïè,  &  Leuca- 
fins   vieillard    vertueux   tel    qu'un    Alvarès 
dans   Alzire  ou   Burrhus    dans  Britannicus. 
Scène.  &c. 

Terée  J  ^effandre  Leucafms. 
Leiicafms. 

• Vous  vouliez  ma  prefence  : 

Qu'attendez  vous,Seigneur,de  mon  obeïfi"ance. 


Te 


eree. 


Tu  vois  ami,  tu  vois  les  cruelles  douleurs 
Qui  déchirent  mon   ame  &  font  couler  mes 
pleurs. 

1  2  De- 


i^z      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Depuis  afîés  longtems,  mon  Peuple  les  par- 
tage . 

L'amour  qu'il  a  pour  moi  fans  doute  elt  ton 
ouvrage. 

Je  vois  avec  plaifir  ce  Peuple,  comme  moi, 

Reconnoitre  un  grand  homme ,  &  même  un 
père  en  toi. 

Fais  ceiTer  Tes  chagrins  j  je  laifle  à  ta  fagefle 

Lefcin  de  le  calmer,  de  bannir  fa  trifteffe. 

Moi  même  je  ne  puis  là  delTus  lui  parler  ; 

Mes  pleurs  me  trahiroient ,  voulant  le  confoler. 

Dis  lui  qu'aiïés  longtems  fa  déplorable  Reine 

L'a  vu  fouffrir  pour  elle ,  &  partage  fa  peine. 

Le  deuil  de  tous  côtés  fe  prélente  à  nos  yeux. 

C'eft  aigrir  nos  douleurs  &  je  crois  qu'il  elt 
mieux  , 

Que  le  Peuple  aujourd'hui  célèbre  la  mé- 
moire ^ 

Des  exploits  dons  Bacchus  honnora  notre  hil- 

toire. 
L'éclat   de  ce  grand  jour,  &  la  pompe  des 

Diftrairont  quelque  tems  les  chagrins  téné- 
breux. 

La  Reine  à  ce  fpeélable  oubliant  nos  malheurs, 

Peut-être  arrêtera  la  fource  de  fes  pjeurs. 

Va,  porte  à  mes  fujets  ma  volonté fuprême; 

Qu'il  cache  fes  ennuis  à  la  Reine  ,  à  moi 
même. 

Et  qu'il  attende  tout  d'un  Maître  tout  puil- 

fant , 
Que   les  Dieux   ont  formé  julte   &  recon- 

noiflant.  - 

LcU' 


^       A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      135 

Leucafius» 

Quel  cœur  affés  farouche  &  quelle  ame  inhu- 
maine 

Pouroit  être    îniênfîble   aux  douleurs  de  k 
Reine? 

L'aflèmblage  parfait  de  toutes  les  vertus 

Eft  l'objet  des  foupirs  de  nos  cœurs  abattus. 

Tout  ce  qui  peut  charmer  nous  l'admirons  en 
elle, 

Mais  peut-être.  Seigneur ,  que  fa  douleur  mor- 
telle. 

Sert  de  prétexte  au  Peuple ,  &  fes  propres  mal- 
heurs 

Sont  les  motifs   fecrets   qui   font  couler  fès 
pleurs. 

'feréç. 

Que  dis  tu?  quel fujet auroit  il  de  fe plaindre. 

Confiant  à  m'obeïr,  qu'aura-t-il  plus  à  crain- 
dre? 

N'ai  je  pas  effacé  par  affés  de  bontés, 

Les  horreurs  de  la  guerre  &  fes  calamités  ? 

Si  mon  bras  a  fait  cheoir  ces  têtes  orgueilleufès, 

Qui  fomentoient  toujours  des  ligues  dange- 
reufes , 

Ce  fut  pour  fon  bonheur  que  je  les  fis  tom- 
ber : 

Tous  ces  Chefs  ennemis  l'auroient  fait  fuc- 
comber 

Sous  le  poids  accablant  d'un  joug  dur  &  ter- 
rible j 

I  3  Je 


ï34     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Je  prévoyois  fon  fort  ,  mon  cœur  y  fut  fen- 
fible; 

Les  Dieux  ont  fécondé  mes  généreux  pro- 
jets, 

Et  la  paix  par  mes  foms  règne  fur  mes  lu- 
jets. 

Eft  ce  à  toi  d'adopter  leur  indigne  caprice  ? 

Ton  coeur  ne  fait  il  pas  me  rendre  mieux  juftice? 

Leucafius. 

Dufllez  vous  me  punir  de  mafîncérité, 

Sans  crainte ,  je  ferai  parler  la  vérité. 

Ce  Peuple  malheureux  que  des  flatteurs  per- 
fides 

Aiment  à  voir  trembler  fous  vos  mains  ho- 
micides , 

Loin  d'ofer  murmurer  des  maux  qu'il  a  fouf- 
ferts , 

Sembloit  s'accoutumer  fous  le  poids  de  vos 
fers  : 

Le  facrilege  affreux,  la  flame  &  le  carnage 

JS'ont  ceffé  dans  nos  murs  que  par  fon  efcla- 
vage. 

Quoiqu'il  ait  vu  tomber  fes  Autels  &  fes  Dieux 

Prophanés  par  l'horreur  d'un  défordre  odieux; 

Quoiqu'il  ait  vu  le   fang  des  enfans  &  des 
mères 

Se  conf  mdre  en  coulant  avec  celui  des  pères; 

Quoiqu'il  voie  aujourd'hui  fes  temples  dé- 
molis , 

Sous  des  débris  affreux  fes  Chefs  enfevelis, 

Les  palais  renverfés ,  les  maifons  écrafées , 

Par 


I 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      13^ 

Par  la  faulx  des  Soldats  Tes  Campagnes  rafées, 
Peut-être  qu'il  perdroit  ce  trilte  fouvenir. 
S'il  pouvoit  fê  flatter  d'un  plus  doux  avenir; 
Mais  il  connoit  trop  bien  que  des  horreurs 

nouvelles 
Lui  préfagent  encore  des  épreuves  cruelles. 

^ejfandre. 

Eh  quoi  Leucafius  ofê. 

Leucafius. 

Je  parle  au  Roi , 
Il  daigne  m'écouter ,  Barbare ,  écoutes  moi. 
Oui  ce  Peuple  laffé  de  fa  douleur  amere 
Ne  peut  fouffrir  longtems  l'excès  de  fa  mifère. 
Déjà  las  de  trembler ,  fon  trop  jufte  courroux, 
Des  maux  qu'il  a  fouffert ,  (è  fut  vengé  fur 

vous, 
Seigneur ,  mais  'le  refpeft  qu'il  conferve  à  la 

Keine, 
Dans  vos  fers  accablants  le   retient  &  l'en- 
chaîne. 
Quel   charme  affés  puiiTant  ,    Seigneur ,  l'y 

retiendra , 
Qui  pourra  l'appaifer  ?  alors  qu'il  apprendra 
Que  de  fes  Défenfeurs ,  les  déplorables  relies 
Viennent  d'être   immolés  à  vos  foupçons  fu- 

neftes. 
Aux  pieds  de  nos  drapeaux ,  deux  cens  no- 
bles Guerriers 

I  4  Ont 


136       L.   H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Ont  tombé  fbus  les  coups  de  lâches  meur- 
triers. 
Ce  n'eft  pas  l'ennemi ,  mais  ce  font  vos  Si- 

caires , 
Qui  portèrent  fur  eux    leurs  poignards  fan- 
gui  n  aires. 
Oui,  Seigneur,  je  fais  tout,  &  je  vous  parle 

initruit. 
De  ce  maflacre  affreux  quel  peut  être  le  fruit? 
Dans  vos  yeux  enflâmes,  je  lis  vôtre  colère j 
Puifque  de  vos  fujets  vous  me  dites  le  père, 
C'elt  ainfi  que  mon  cœur  a  dû  parler  pour 

eux. 
Je  prévois  mon  deftin  ,  fans  doute  il  eft  af- 
freux : 
Mais  en  m'applaudiflant  d'une  louable  audace, 
j'attendrai  fans  pâlir  le  coup  qui  me  menace, 
Trop  heureux  de  mourir  pour  un  motif  il 

beau. 
La  gloire  me  firivra  jufques  dans  le  tombeau. 
Et  ce  refte  de  fang  qui  prolonge  ma  vie , 
Coulera  fans  regret  pour  ma  chère  Patrie. 

Tcre'e  répond  à  ces  reproches  par  une  tira- 
de hypocrite  mais  fi  artiftement  écrite  que 
le  Spedateur  ne  peut  être  fa  duppe  quoique 
Leucaiius  doive  être  perfuadjé.  Je  fcrnis 
tort  à  la  Pcëfie  deMad.  de  Tagliazucchï  fl  je 
la  touchois  d'avantage  je  fêns  combien  elle 
s'altère  fous  u\i  plumie,c'eit  ce  qui  me  force 
à  ne  pas  vous  donner  un  plus  long  échantil- 
lon de  fes  talens ,  dès  que  l'original  paroitra 
vous  me  fçaurez  gré   de  mon    fcrupule,  il 

me 


A  Mr.  J,  J.  ROUSSEAU.     137 

me  (uffit  de  vous  avoir  prouvé  par  ce  peu  de 
ver^.qu'elle  fçait  peniêr  en  grand- homme. 

Afin  qu'on  en  juge  mieux  je  transcrirai  ici 
un  de  fes  Sonnets  dont  la  poëfie  a  paru  à 
toute  ritalie  répondre  à  la  fubl imité  du  fiijet. 

Talora  11  mio  penfier  m'alza  fu  l'aie, 
Che  a  lui  la  Fede  fi  fa  fcorta ,  e  duce , 
E  penetrando  i  Cieli  mi  conduce 
Fin  dove  fiede  Tddio  vivo,  immortale: 

E  là  il  ves^g'  io  fblo  a  fe  ftefîb  uguale 
Cinto  d'eterna  inacceffibil  luce, 
Che  da  fe  fol  col  fuo  faper  produce 
Quanto  da  fe  a  capir  Puomo  non  vale. 

Fremer  fento  al  fuo  pie  tuoni,  e  faette, 
L'odo  dar  legge  ai  fecoli  futuri, 
E  regolare  délie  sfere  il  corfo  j 

E  veggo^  un  cenno  fuo  da'  loro  oscuri 
Antri  uscir  gli  Acquiloni  che  fiil  dorfo 
Portan  gli  ftrali  délie  fue  vendette. 

Si  ce  Sonnet  dont  le  ftile  a  paru  à  Rome 
avoir  quelque  conformité  avec  leltile  de  Da- 
vid ;  fi  le  morceau  de  Tragédie  traduit  ci  des- 
fus  ne  vous  font  l'un  &  l'autre  accorder  que 
de  l'esprit  à  Mad.  de  Tagliazucchi,  vous 
conviendrez  qu'elle  a  du  génie,  fi  vous  vou- 
lez confulter  le  recueil  poétique  de  VÂrcadie  ; 
vous  y  trouverez  un  bon  nombre  de  mor- 
ceaux de  tous  genres,  &  dans  le  goût  &  le 
ftile  de  tous  les  différens  poètes  les  plus  cé- 
lèbres de  l'Italie,  mais  furtout  du  Dante,  de 
Pétrarque,  de  l'Ariofte.  Suivant  l'ufage  de 
I  $  l'Ar. 


138     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

l'Arcadie  Mad.  de  Tagliazucchi  eft  méta- 
morphofée  dans  ce  recueil  en  Bergère  fou«  le 
nom  d^Oriami  Ecalidea ,  la  différence  de  gen- 
re &  de  ftile  que  vous  trouverez  dans  la  Poë- 
fîe  de  Ton  mari  fous  le  nom  d^Alidauro  Penta- 
Vide  ne  vous  laiiTera  pas  foupçonner  qu'il  ait 
mis  la  main  aux  ouvrages  de  fon  époufe  qui 
d'ailleurs  s'étoitdéjà  fait  connoître  avant  que 
M.  'T'agliazucchi  la  connut  &  la  recherchât.  ^ 

Je  ne  me  citerai  point  moi  même  quoique  je 
vois  travailler  tous  les  jours  cette  fa  van  te  Ber- 
gère, mon  témoignage  ne  manqueroit  pas  de 
vous  être  fufpedl  :  à  fon  défaut ,  confultez  Mo- 
déne  ,  Rome,  Bologne,  Venife,  Vienne, 
Dresde  &  Berlin. 

Vous  entendrez  dans  tous  ces  lieux  faire 
réloge  le  plus  diftingué  des  talens  de  Mad. 
Taghazucchi  ,  pour  vous  faire  juger  de  fes 
talens  en  peinture,  puiiTe-t-elle  fe  rendre  au 
confeil  que  je  lui  donne  de  faire  paroître  fes 
ouvrages  à  Plnis.  Que  ne  pouvez  vous  voir 
au  Salon  du  Louvre  le  fuperbe  tableau  qu'elle 
travaille  depuis  trois  ans  &  dans  lequel  elle 
s'eft  propofée  avec  fuccès ,  de  donner  à  la  mi- 
gniature  toute  la  force  &  l'énergie  du  defTein 
^  du  coloris  de  k  peinture  à  l'huile.  Cet 
ouvrage  ineftimable ,  traité  entièrement^  à  la 
pointe^du  pinceau,  mais  avec  tant  de  délica- 
tefle  que  ce  n'eft  qu'avec  une  Loupequ'on 
peut  juger  de  la  longeur  &  de  la  délicateffe 
du  travail  :  cet  ouvrage ,  dis-je ,  eft  déjà  convoi- 
té par  les  amateurs  Anglois  ;  mais  la  France 
n'a-t-elle  pas  un  espèce  de  droit  de  réclamer 

la 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.     139 

la  préférence,  puisque  cette  migniature  eft  la 
copie  de  la  chafteté  de  Jofeph  de  la  gallerie  de 
i)rfj^^ ,  Tableau  de  Carlo  CygminiVun  des  plus 
beaux  &  des  plus  rares  fans  contredit  de  cet- 
te magnifique  colleélion.  Une  m igniature  d'a- 
près un  Tableau  du  Roi  de  Pologne  femble 
être  deftiné  naturellement  à  ornerle  Cabinet 
de  fon  Augufte  Fille.  C'eft  pour  la  gloire  des 
Dames  que  je  réclame  le  bon  goût  de  Madame 
la  Dauphine,  quel  moyen  plus  sûr  de  con- 
fondre l'orgueil  de  nosPhilofophesdujourqui 
ofent  refufer  du  génie  au  Dames.  C'eft  alors 
que  vous  changeriez  d'avis ,  &  que  vous  fe- 
riez forcé  de  reconnoître  ce  que  l'éducation 
peut  ajouter  au  mérite  naturel  des  Dames. 

Confultez  l'hiftoire,  vous  y  verrez  que  le 
catalogue  des  hommes  abominables ,  eft  beau- 
coup plus  long  que  celui  des  femmes  :  vous 
y  verrez  à  la  vérité,  que  celui  des  femmes 
illuftres  eft  un  peu  plus  court  que  celui  des 
hommes;  mais  s'il  n'eft  pas  plus  long,  on 
doit  conclure  de  la  brièveté  du  premier  cata- 
logue par  raport  à  elles ,  qu'elles  feroient  au 
moins  au  niveau  des  hommes  dans  le  fécond, 
fï  les  occafions  de  le  diftlnguer  ne  leur  euftent 
manqué ,  &  fi  les  hommes  n'avoient  eu  grand 
foin  de  les  en  éloigner. 

Rien  de  plus  aifé  que  de  prouver  que  les 
femmes  ont  de  tout  tems  été  ceque  les  hom- 
mes les  ont  fait;  les  Spartiates,  les  Gaulois, 
les  Germains ,  avoient  transmis  aux  leurs  la 
bravoure,  l'amour  de  la  gloire  &  de  ja  Pa- 
trie, 


I40      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

trie.  Les  femmes  Romaines  recommandoient 
à  leurs  maris  &  à  leurs  fils ,  de  fe  faire  rap- 
porter fur  leurs  boucliers. 

On  accufe  les  Italiens  &  les  Efpagnols  d'ê- 
tre cas^ots  ,  j^-loux  &  vindicatifs,  leurs  fem- 
mes ont  tous  ces  défauts.  Les  François  font 
vains ,  étourdis ,  indifcrets ,  prefomtueux,  co- 
quets, capricieux;  leurs  femmes  ont  tous  ces 
défauts. 

Ne  me  dites  pas  que  les  hommes  feroient 
tout  autres  fi  les  femmes  étoient  différentes 
d'elles  mêmes,  ce  feroit  avilir  nôtre  fexe  en-- 
core  plus  qu'il  ne  Teft,  que  d'employer  cette 
vaine  excufe.  Si  nous  fommes  plus  fenfés , 
nous  devons  l'exemple  du  bon  fens,  &  nous 
ne  devons  pis  recevoir  ce  qu'il  nous  convient 
de  donner.  Un Courtifan  précieux,  ridicule 
fera  des  bégueules  de  Cour,  un  étourdi  fera 
de  petites  maitrefi^es,  un  Voltaire  formera  des. 
Du  Chatelet. 

Il  n'eft  donc  pas  fi  déplacé  que  vous  fei- 
gnez de  le  croire  de  mettre  la  raifon  dans  la 
bouche  des  Dames,  &  le  feùt  Jean  de  Sawtré 
a  raifon  d'ajouter  à  fon  repas  l'agrément  de  le 
voir  préparé  par  une  belle  main.  Cénie  S" 
Confiance  font  des  objets  céleftes  qui  pai-lent  &  : 
agifient  comme  les  femmes  vertueufes  favcnt 
agir  &  parler  ,  &  comme  les  hommes  de- 
vroient  montrer  à  toutes  à  le  faire.  S'il 
V  a  très  peu  de  femmes  qui  penfent  &  par- 
lent comme  Cmie  &  comme  Confiance ,  c'eft 
que  les  hommes  qui  les  environnent  ont  grand 

foin 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      141 

foin  de  les  diftraire  &  de  les  empêcher  de 
prêter  trop  attentivement  Poreille  à  de  pareils 
précepteurs.  Vous  dites  que  les  imbéciles  Specta- 
teurs vont  bonnement  apprendre  des  femmes  ce 
qii'ils  ont  pris  foin  de  leur  dicter  :  à  prendre 
vos  mots  à  la  lettre,  on  croiroit  vous  enten- 
dre dire  que  tous  les  Spe(5lateurs  ont  partici- 
pés à  la  compofîtion  de  l'ouvrage  qu'ils  vont 
entendre,  &  qu'ils  font  des  imbécilles  parce 
qu'ils  vont  admirer  dans  la  bouche  d'une 
femme  les  vers  qu'ils  ont  eu  la  peine  de 
compofer.  Ce  n'eft  pas  cela  que  vous  avez 
voulu  dire  n'eft-ce  pas  ,  c'eft  cependant  ce 
que  vous  avez  dit,  cela  ne  m'empêche  pas 
cependant  de  deviner  vôtre  intention,  vous 
avez  voulu  dire  que  les  femmes  n'ont  natu- 
rellement ni  fêns  commun,  ni  esprit, ni  gé- 
nie, ni  fagefle,  ni  beaux  fentim.ens,  que  les 
hommes  au  contraire  font  exclufivement 
pourvus  de  tout  cela,  &  qu'il  eft  abfolument 
abfurde  d'aller  entendre  &  admirer  toutes  ces 
belles  qualités  dans  la  bouche  des  femmes, 
puisqu'elles  ne  les  ont  pas ,  &  que  c'eft  dans 
le  cœur  des  feuls  hommes  qu'elles  ont  fixé 
leur  domicile.  Je  ne  fais  la  quelle  des  deux 
abfurdités  celle  que  vous  avez  dite,  ou  celle 
que  vous  avez  voulu  dire,  eft  la  plus  par- 
donnable? Mais  aftu rément  vous  ne  trouve- 
rez perfonne  qui  adopte  l'une  ou  l'autre ,  puis- 
qu'il y  a  eu  de  tout  tems  &  qu'il  eft  en- 
core des  femmes  vertucufes  &  diftinguéespar 
le  génie,  la  fcience  &  lestalens:  On  n'a  donc 
pas  eu  tort  de  mettre  en  fcene  des  Cénie,des 

Con- 


142    L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Conftance , des  Zaïre,  desEledre,  des  Tul- 
lie,  des  Nanine,&  tant  d"^ objets  céleftes  à  qui 
les  femmes  font  bien  plus  près  de  reffembler 
que  les  hommes  aux  Héros  que  nos  Drama- 
tiques leur  propofent  pour  modèles. 

Cefîbns  de  nous  occuper  à  corrompre  les 
femmes ,  ceflbns  de  ne  les  trouver  aimables 
que  quand  elles  ont  tous  nos  défauts ,  ceflbns 
d'aimer  les  broderies ,  les  galons ,  les  colifi- 
chets, les  femmes  renonceront  aux  pompons 
&  auxfontanges.  N'adreflbnsnos  hommao-es 
qu'aux  perfonnes  modeftes,  vertueufès ,  dis- 
crètes &  fenfées,  préférons  les  Confiances  & 
les  Cémes  aux  Âram'mtes  &  aux  Dorimenes ^ 
les  femmes  voudront  toutes  refl^embler  aux 
premières. 

Qiioi  l'expérience  ne  vous  convaincra  pas 
de  ce  que  l'éducation  peut  produire  chez  les 
Dames  ;  vous  leur  refuferez  les  talens  des 
hommes  après  avoir  Iules  ouvrages  des  Gour- 
nay,des  Dacier ,  des  (cuderi,  des  Ville-Dieu,des 
Sevignéjdes  DuChatelet,  des  Grafigni,des  Du- 
Boccage,  &c.  Qiiel  eft  donc  l'homme  qui  ait 
répandu  plus  d'érudition  dans  une  tradu6lion 
que  Madame  Dacier5qui  ait  mieux  écrit  des  let- 
tres familières  depuis  Ciceron  qu'une  Sévi- 
gné?  Un  la  Chauffée  ne  s'honnoneroit-il  pas 
d'avoir  fait  Cenie  :  un  Fontenelle ,  un  Cré- 
billonfils^  d'avoir  fait  les  lettres  Péruvien- 
nes? Avant  M.  de  Voltaire,  quel  homme 
citerez  vous  pour  un  Poème  épique  François 
que  la  Colombiade  &  la  tradudion  de  MiJton 
ne  fit  rougir?   Combien  de  tems  a-t-il  fallu 

atten^ 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      143 

attendre  pour  que  des  hommes  fifîent  mieux 
des  vers  délicats  que  Madame  Deshonlieres , 
ou  Madame  de  laSuze?  Quel  eft  le  PhHofo- 
phe  enfin,  qui  n'admirera  pas,  la  profondeur 
du  génie  de  la  Marquiiê  Du  Chatelet  ? 

I^'ltalie  vous  offre unelifte  beaucoup  plus 
longue  de  femmes  célèbres  que  la  France  ,  non 
feulement  dans  les  fciences  &  la  poëfie,  mais 
auffi  dans  les  beaux  arts.  Une  Lavinia  Fon- 
tana  dans  la  fculpture ,  la  Sirana ,  la  Rofal- 
ba ,  Pépoufe  du  célèbre  Subleyras ,  Madame 
de  Tagliazucchi  dans  la  peinture,  les  deux 
SignoreTibaldi  dans  la  mufique  &  tant  d'au- 
tres Dames  célèbres  beaucoup  plus  jaloufes  de 
ie  faire  eftimer  par  leurs  talens  que  par  l'é- 
clat de  leurs  charmes  ou  celui  de  leur  naiflànce. 
D'où  vient  cette  multitude  de  Dames  Italien- 
nes qui  fe  rendent  illuftresde  nos  jours,  c'eft 
qre  la  NoblefTe  d'Italie  chérit  les  talens,  les 
protège  à  grands  frais ,  &  fe  fait  honneur  de 
les  culttver  elle  même. 

Quand  Meïïieurs  nos  petits  maîtres  Fran- 
çois un  peu  mieux  inftruits ,  un  peu  plus 
gens  de  goût  rendront  aux  talens  l'hommage 
qu'on  leur  rend  en  Italie;  quand  ils  fauront 
les  préférer  à  la  fadaife  j  quand  nos  orgueil- 
leux Philofophes  ne  borneront  plus  dédai- 
gneufèment  les  femmes  à  coudre  &  à  tricot- 
ter;  quand  les  femmes  liches  &  de  qualité  ne 
s'occuperont  plus  d'ouvrages  qui  devroient 
être  ceux  de  leurs  foubrettes  ou  faire  gagner 
quelques  fous  à  une  malheureufe  couturière*, 
que  pour  plaire  aux  hommes  elles  croiront  de- 
voir 


144     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

voir  donner  aux  beaux  arts  la  moitié  du  terris 
qu'elles  perdent  à  leur  toilette,  qu'une  plu- 
me ou  un  pinceau  feront  tomber  de  leur 
mains  la  navette ,  &  le  fac  à  l'ouvrage ,  je  vous 
protefte  que  nous  aurons  bientôt  autant  de 
femmes  illultres  que  d'hommes  &  que  nôtre 
fèxe  n'aura  pas  à  fe  négliger,  s'il  veut  con- 
fêrver  toujours  la  fupériorité  du  nombre  & 
des  talens.  Voulez  vous  juger  combien  les 
femmes  réuffiroient  facilement  dans  les  beaux 
arts?  Voyez  les  au  Théâtre:  combien  y  a- 1- il 
plus  de  grands  A6leurs  que  de  grandes  A élri- 
ces  ?  E(t-ce  la  peine  d'en  parler  ?  A  côté  d'un 
Baron,  d'un  Quinault,d'undu  Frêne,  d'un 
la  Torllere,  d'un  Duchemin,  d'unPoiiïbn, 
d'un  Armand,  n'y  a  t-ilpasdes  Chammeflé, 
des  le  Couvreur ,  des  Defeines ,  des  Desmares , 
des  Silvia,  des  Dumenfil,  des  Gauffin,  des 
d'Angeville,  des  Cleron?  Oferiez  vous  devi- 
ner qui  des  femmes  ou  des  hommes  a  porté 
l'art  de  la  Déclamation  à  un  plus  hautdep;ré 
d'élévation ,  encore  un  coup  rendons  juliice 
aux  femmes  &:  rougilTons. 

Vous  accordez  au  Sexe,  l'esprit,  l'aptitu- 
de aux  fciences  même ,  mais  vous  lui  refufez 
le  génie ,  ce  n'eft  qu'à  la  feule  Sapho  &  à  une 
autre  que  vous  ne  nommez  pas  que  vous  ac- 
cordez ce  feu  qui  embrafe  l'ame,  ce  feu 
qui  confume  &  dévore,  pour  en  refufer  la 
moindre  étincelle  à  toutes  les  autres  femmes. 
Quant  aux  hommes ,  vous  les  croiez  très  abon- 
dament  pourvus  de  ce   feu:  Il  faut   que  la 

plû' 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      14^ 

plupart  n'en  fafîent  pas  grand  cas ,  puisqu'ils  (h 
lôucient  fi  peu  de  le  faire  éclater.  Difons 
mieux  :  le  génie  n'eft  pas  moins  rare  chez  les 
hommes  que  chez  les  femmes,  puisque  mal- 
gré l'éducation  ,  l'étude  &  les  occupations 
iublimes  auxquels  ils  fe  livrent,  les  hommes 
de  génie  font  encore  fi  peu  communs. 

Pourquoi  Sapha^  pourquoi  la  femme  que 
vous  ne  nommez  point,  pourquoi  celles  que 
j'ai  citées  ,    8:  dans  les  ouvrages  de  qui  l'on 
trouvera  fûrement  du  génie,  quand  on  fera 
moins  prévenu  que  vous  contre  le  fexe,  pour- 
quoi, dis  je,  ont  elles  leur  part  de  ce  feu  qui 
dévore  ?    C'eft   que    le  génie  eft  un  don  du 
Ciel  qui  ne  s'acquiert  point:  il  pourroit  mê- 
me rpfter  toujours  enfeveli  chez  les  hommes 
à  qui  la  nature  l'a  bien  voulu  accorder,  fi  l'é- 
ducation di  le  goût  ne  parvenoient  à  le  déve- 
lopper ;  ce  n'eft  donc  qu'après  avoir  donné 
aux  femmes  la  même  éducation  que  l'on  don- 
ne aux  hommes ,  qu'on  pourra  décider  fi  la 
nature  leur  a  refufé  une  faveur  qu'elle  a  ac- 
cordée à  un  très  petit  nombre  d'hommes.  Les 
Lions  n'ont  pas  plus  de  courage  que  IcsLio- 
nes;  ils  ont  peut-être  plus  de  force;  quant  à 
l'inflintfï,  il  femble  entre  tous  les  Animaux 
qu]il  foit  plus  fin,  plus  éclairé,   plus  indu- 
strieux chez  les  femelles  que  chez  les  mâles. 

Pourquoi  le  génie  ne  (èroit-il  pas  reparti 
de  la  même  façon  entre  les  hommes  &  les 
femmes,  que  l'inltinâ  parmi  les  Animaux? 
Encore  un  coup,  ne  jugeons  qu'après  l'ex- 
périence, &  nous  aurons  bientôt  une  nou- 
^  vel- 


ï46       L.  H.  DANCOURT 

velle  Acéadémie  des  Sciences ,  une  autre  de 
Poëfie  une  autre  de  Peinture  fondées  pour  des 
Dames.  Nous  aurons  des  Do^orejjes  en  Mé- 
decine, en  Droit,  en  Théologie  même:  pour- 
quoi non ,  fi  nous  trouvons  déjà  parmi  elles 
de  grandes  Héroïnes  militaires  &  des  modè- 
les pour  les  Rois  dans  l'art  de  gouverner  ?  Il 
me  paroit  que  ces  deux  dernières  fciences^  va- 
lent bien  toutes  celles  où  vous  vous^  imaginez 
qu'elles  ne  pourroient  atteindre.  Eft-il  plus 
difficile  d'êtie  une  Sapbo  que  de  vaincre  le 
grand  Cyrus^  Eft-il  plus  facile  de  confondre 
la  Politique  d'un  Philippe  IL  &  de  fe  faire 
admirer  dans   l'art  de    bien    gouverner  par 

Henri  IV.  &  ^^^^^  -^^^^^  j  ^^^  ^^  ^^^^'^  "".^  '^^^" 
o-édie  comme  Corneille  ou  Racine  ?  Eft  il  plus 
difficile  d'avoir  uii  grand  génie  dans  un  Ca- 
binet, ou  dans  un  Attelier  de  Peinture  ou  de 
Sculpture  qu'à  la  tête  d'une  Armée  comme 
Tomiris,  Candace,  Marguerite  de  Danne- 
marck  &  Philippine  de  Suéde,  ou  fur  le  Trô- 
ne &  dans  unConfeil,  comme  Blanche  de  Ca- 
flille  en  France ,  Elifaheth  en  Angleterre^ 

Vous  direz  peut-être  que  ces  Héroïnes  ne 
doivent  leur  gloire  &  leur  réputation  qu'à  la 
ûgeffe  de  leurs  Confeils  ;  je  vous  réponds 
moi,  qu'un  mauvais  Confeilpeut  bien  trom- 
per un  bon  Roi ,  &  l'empêcher  de  faire  le 
bien  auquel  il  eft  porté ,  mais  que  jes  meil- 
leurs Miniftres  n'empêcheront  jamais  un  mé- 
chant Prince  de  faire  du  mal ,  un  Monarque 
fans  génie  d'être  petit  en  tout ,  un  Monar- 
que imbécille  de  faire  des  {bttifes. 

Ls 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.     Î47 

Lefesefoihle  hors  d^ètat  de  prendre  nôtre  ma- 
nière de  wvre  trop  pénible  pour  lui ,  nous   forcé 
de  prendre  la  penne  trop  molle  pour  nous ,  ^  ne 
voulant  plus  Joujfrir  de  féparation  j  faute  de  pou- 
voir fe  rendre  hommes  les  femmes  nous  rendent 
femmes.  Voilà  donc  ces  hommes  qu'il   faue 
craindre  d'avilir,  ils  n'ont  pas  la  force  d'être 
hommes  &  vous  voulez  qu'on  les  ménao-e 
vous  trouvez  mauvais  qu'on  leur  falTe  paSer 
riiifon  par  des  femmes  parce  que  félon  vous 
les  femmes  n'ont  pas  de  raifonj  mais  fuivant 
l'idée  que  vous  nous  donnez  des  hommes ,  ils 
ne  font  par  plus  raifonnables  que  les  femmes , 
&  pour  s'affujettir  à  la  vraifemblence  rigou- 
reufe  que  vous  exigez  on  ne  fe  permettra  plus 
de  mettre  en  fcene  que  des  fous  pour  ne  pas 
donner  mal  à  propos  de  k  raifon  aux  hom- 
mes ,  puisqu'ils  n'orît  pas  la  force  de  réfifter 
aux  fexe  le  plus  foible ,  &  de  s'empêcher  de 
devenir  femmes. 

Dites  moi  M.,  Madame  vôtre  Mère  étoit 
elle  du  nombre  de  ces  femmes  foibles ,  qui 
favent  métamorphofer   les  hommes  forts  en 
femmelettes?  Eh  bon  Dieu  m'allez  vous  di- 
1-e,  elle  n'ouvroit  la  bouche  que  pour  me 
prêcher  la  fagefîe!  Elle  ne  vous  confeiiloit 
donc  pas  de  devenir  femme? Elle  avoit  donc 
delà  raifon  :  croiez  vous  qu'elle  eut  à  elle  feu- 
le ce  que  vous  refufez  à  tout,  fon  fexe,   dé- 
trompez vous  par  l'expérience,  vous  enten- 
drez toutes  les  mères  non  fîulement  vertueu- 
fes,  mais  tant  foit  par  fenfées  prêcher  tou- 
jouis  la  raifon  &  la  pudeur  à  leurs  filles;  tant 
K  2  qu'el" 


Ï48     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

qu'elles  font  dans  leurs  mains,   ces  jeunes 
perfonnes  font  des  Agnès  dont  la  fimplicité 
la  candeur  &  la  modeftie  annoncent  la  lages- 
fe:  c'eft  avec  ces  qualités  qu'un  objet  célefte 
paffe  dans  les  bras  d'un  mari  mondain ,  au  bout 
defix  mois,  un  an, l'Agnès  e(t  dégourdie, le 
-mari  pendant  ce  tems  s'eft  étudié  à  la  former 
pour  le  beau  monde:  il  Ta  fait  rougir  d'avoir 
de  la  pudeur,  elle  baiffolt  les  yeux  à  la  moin- 
dre équivoque,  la  plus  légère   indécence   la 
déconcertoit,  maintenant  elle  fait  m'e  à  gor- 
ge deploiée  des  propros  les  plus  iaugrenus , 
plus  de  gravelures  qui  la  choquent  dans  les 
brochures,  on  peut  tout  lui  propofer,  pour- 
vu que  ce  foit  du  ton  de  la  Cour.  Le  mari 
qui  voit  fa  femme  univerfellement  courtijée, 
s''apphudit  de  la  belle  cure  qu'il  a  faite,  deii 
reçoit  les  complimens  avec  beaucoup  d'ekirae 
pour  lui  même,  &  fe  regarde  comme  un  hom- 
me envoie  du  Ciel  pour  former  les  Dames, 
&  les  décraifer  de  la  morale  du  couvent,  plai- 
gnez vous  donc  à  préfent  M.  de  ce  que  les 
femmes  ne  font  pas  raifonnables;  qui  les  rend 
folles  ,    s'il  vous  plait ,  fi  non  les  hommes  ? 
fous  eux  mêmes  comment  pouroient  ils  in- 
fpirer  le  goût  de  la  fageffe  au  beau  fexe  ? 

Voici  quelque  cbofe  de  fmguiier  &  qui  ne 
doit  pas  échapper  à  l'attention  de  vos  Icdeurs. 
Vous  reprochez  aux  femmes  leur  étourderie 
&  la  licence  de  leur  conduite  avec  les  hom- 
mes &  pour  les  rappeller  à  la  pudeur  par 
Texemple  des  Animaux  vous  allez  chercher 
▼ôtre  morale  dans  un    olombier:  tout  vous 

paroit 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      149 

paroit  pudique  dans  les  agaceries  de  la  Colom- 
be   envers    fon   Bien  aimé.  Mais   M.  fi  l'on 
voioit  une  belle  femme  fuivre  pas  à  pas  fon  A- 
mant  comme  une  Colombe  fuit  fon  Pigeon  ;  fî 
lorsqu'il  frendroit  chajje  elle  le  pourluivoit; 
s'il  reftoit  dans  l'inaéilon  &  qu'elle  le  réveil- 
lât par  de  Jolis  coups  de  bec  ;  fi  elle  faifoit  mieux 
enfin  que  h  folâtre  Galatée  de  Virgile,  c'eft 
à  dire,  auffi  bien  que  vôtre    amoureufc  Co- 
lombe; je  fuis  perfuadé  que  les  Cafuiftes  les 
plus  relâchés  regarderoient  ces  agaceries  com- 
me le  manège  de  la  plus  fine  Coquetterie,  & 
que  nul  d'entre  eux,  non  plus  qu'aucun  Mo- 
ralifle  ne  s'aviferoit  d'y  applaudir  &  de  pren- 
dre ces  grimaces  pour  des  preuves  de  pudi- 
cité. 

Cet  'mconvénknt  de  métamorphofer  les  hommes 
en  femmes  eft  fort  grand  par -tout  ,  mais  c'^eft 
fur  tout  dans  les  états ,  comme  Genève ,  qu'il 
importe  de  le  prévenir,  ^iun  Monarque  gouver- 
ne des  hommes  ou  des  femmes  ^  cela  lui  doit  être 
ajfs  indifférent  pourvu  qu'il  f oit  obéi ,  mais  dans 
une  République  il  fuit  des  hommes. 

Voilà  par  exemple  un  axiome  politique 
tout  nouveau  ,  en  le  lifant  j'ai  ciû  d'abord 
que  vous^  vouliez  dire  qu'il  étoit  indifférent 
à  un  Roi  ,  de  commander  à  des  hommes  ou 
à  des  hommes  femmes,  que  le  zèle  pour  le 
fervice  &  l'obcilTance  étoient  les  feules  quali- 
tés nécefTaires  à  des  peuples  deftinés  à  vivre 
fous  un  Monarque  bien  capable  de  gouverner, 
au  quel  cas  les  petitefTes  &  les  ridicules  des 
fujets  n'empêchoient  pas  l'Etat  de  bien  aller, 
1^  3  étant 


15-0      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

étant  bien  conduit  par  Ton  Chef;  au  lieu  que 
dans  une  République  chaque  Citoien  ayant 
part  un  Gouvernement,  il  doit  non  feulement 
îavoir  obéir  aux  loix  ,  mais  même  il  doit 
être  en  état  d'en  créer  &  d'en  propofer  de 
nouvelles  ,  pour  la  réforme  des  abus  qu'il 
apperçoit. 

Qn  Républicain  doit  unir  à  la  docilité 
d'un  fujet  des  loix ,  les  qualités  d'un  grand 
Monarque,  l'amour  de  la  Patrie  ,  l'intégrité, 
la  vigilance,  la  modération  ,  la  fcience  mili- 
taire &  politique  j  il  doit  favoir  ,  juger  les 
Chefs  qu'il  doit  préférer  pour  le  bien  de  la 
République  fur  des  principes  qui  concourent 
à  l'afFermiffement  &  à  rilluftration  de  l'Etat 
dont  il  eft  membre,  &  au  Gouvernement  du- 
quel il  fera  peut-être  un  jour  appelle.  Je 
ne  voiois  dans  ce  raifonncment  que  l'orgueil 
&  le  préjugé  Républicain.  Je  vous  le  paiîois 
comme  un  vice  de  terroir ,  j'accordois  au  Gé- 
mvois ,  ce  que  je  nie  au  Philofophe. 

(>Lielqu'habile  que  foit  un  Monarque  il  ne 
peut  gouverner  tout  feul ,  il  lui  faut  unCon- 
feil ,  dont  tous  les  membres  doivent  avoir  les 
qualités  patriotiques  que  vous  ne  jugez  né- 
cefîaires  qu'aux  Républicains  :  tout  Monar- 
que  qui  n'aura  que  desefclaves  ou  desflatcuis 
au  lieu  de  Citoiens  pour  Confeillers  ,  qui 
n'aura  que  des  femmes  de  l'un  &  l'autre  fexe 
à  gouverner  fera  affurément  le  plus  petit  des 
Rois.  Il  n'eft  donc  pas  indifférent  pour  lui 
d'avoir  des  hommes ,  &  de  grands  hommes 
dans  fon  Etat,  Les  Sulli  ,  les  Colbert  ,  les 

Ri' 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU      151 

Richelieu  ,  les  Louvois ,  les  Turene  ,  les 
Luxembourg,  les  Catinat  ,  les  Villars ,  les 
Maurice  n'étoient  pas  des  femmes  ,  &  la 
fplendeur  de  la  France  prouve  qu'il  faut  des 
hommes  à  un  Etat  Monarchique. 

La  mémoire  de  ces  grands  hommes  fe  pré- 
fente trop  naturellement  à  Pefprit  pour  qu'il 
m'ait  été  poiTible  d'imaginer  d'abord  que  vous 
aiez  avancé  vôtre  paradoxe  autrement  que 
pour  plaifanter:  mais  vôtre  grande  Note  m'a 
défabuféj  j'y  vois  que  vous  parlez  férieufe- 
ment:  vous  y  faites  une  efpece  d'éioge  des 
femmes,  pour  encourager  les  Rois  à  les  faire 
égor2;er  ;  vôtre  haine  pour  les  pauvres  Da- 
mes Te  manifefte  fi  fort  ,  qu'on  peut  vous 
appliquer  la  fable  du  Renard  qui  pour  fe  dé- 
faire du  Loup  fon  ennemi  afllire  au  Lion  que 
le  meilleur  remède  pour  le  rhumatifme  eft  la 
peau  de  cet  Animal.  Le  Loup  elt  en  confé-, 
quence  écorché. 

Remettons  vôtre  Note  fous  les  yeux  du 
Public. 

On  me  dira  qu'il  m  faut  (  des  hommes  )  «^a; 
Vj)is  four  la  guerre  j  point  du  tout  au  lieu  d& 
30000  mile  hommes  ,  ils  n'^ont  qu'^à  lever  cent 
mille  femmes  :  les  femmes  ne  manquent  pas  decou" 
rage  elles  préfèrent  l^ honneur  à  la  vie:  (c'eft  une  vé- 
rité que  par  parenthéfe  on  n'attendoit  pas  de 
vous ,  après  avoir  dit  le  contraire  tout  le  plus 
au  long  que  vous  avez  pu  )  :  quand  elles  fe  bat- 
tent 5  elles  fe  battent  bien  :  P inconvénient  de  leur 
f exe  eft  de  ne  pouvoir  fouîenir  les  jatigues  delà 
guerre^  ^Vintemperie  des  faifons  :  (peu  dechofe, 
K  4  voici 


i^z     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

voici  le  remède  )  le  fecret  eft  donc  d'*en  avoir 
toujours  le  triple  de  ce  qutl  en  faut  pour  je  bat- 
tre ,  afin  de  facrifier  les  deupi  autres  tiers  aux 
Hialadies  ^à  la  mortalité. 

Ce  n'eft  donc  M.  que  lorfque  les  bonnes 
qualités  des  femmes  peuvent  tourner  à  leur 
préjudice  que  vous  reconnoiflez  qu'elles  en 
ont  qui  leur  font  communes  avec  les  hom- 
mes, telles  que  le  courage,  la  bravoure,  le 
dévouement  à  l'honneur  jufqu'à  la  mort.  Du 
tems  deCéfar  les  féroces  Germains  penfoient 
comme  vous  fur  le  compte  de  leurs  femmes, 
ils  les  menoient  à  la  guerre  avec  eux  ;  ils 
étoient  bien  plus  fages  alors ,  qu'aujourd'hui, 
n'eft  ce  pas  ?  il  faut  être  un  Philofophe  de 
leur  efpece  pour  fe  rappeller  le  bon  parti 
qu'on  peut  tirer  des  femmes. 

O  hommes ,  que  vous  êtes  imbéciles ,  de  ne 
pas  prendre  la  quenouille  &  le  fufeau ,  de  ne 
pasvous dorlot ter  comme  on  dit,  pendant  que 
vos  femmes  iroient  fe  battre  pour  vous  !  L'hu- 
manité y  répugneroit,  médiriez  vous  ;  qu'im- 
porte dès  que  la  Philofophie  l'approuve  &  le 
confeille. 

Eft  ce  là  M.  une  idée  férieufe  ,  eft  ce  un 
confeil  que  vous  donnez  de  bonne  foi  ?  Qri'il 
eft  abfurde  &  cruel!  eft  ce  une  plaifanterie? 
Qu'elle  eft  platte  ! 

Je  ne  fais  fi  les  Dames  vous  ont  afles  mal- 
traité ,  pour  vous  engager  à  donner  aux  Rois 
de  pareils  avis  fur  leur  compte  :  mais  je  fais 
bien  que  ces  avis  rendus  publics  ,  ne  vous 

pro- 


AMr.  J.  J.  ROUSSEAU.       153 

procureront  pas  les  bonnes  fortunes  d'Alain 
Chartier. 

Je  paflerai  légèrement  fur  les  reproches  que 
vous  faites  encore  au  Théâtre ,  de  porter  les 
jeunes  gens  à  méprifêr  les  vieillards,  le  Théâ- 
tre n'apprend  à  méprilèr  que  les  vicieux ,  & 
lorfqu'un  vieillard  elt  vicieux  fon  âge  n'eft 
pas  un  titre  qui  doive  le  mettre  à  couvert  du 
mépris  ou  du  ridicule  5  mais  il  elt  jufte  défai- 
re refpeéler  &  applaudir  des  vieillards  tels  que 
le  Père  du  Menteur,  celui  du  glorieux, celui 
de  l'enfant  prodigue,  de  Zaïre,  de  Gufman  , 
de  Nanine;  auffi  le  fait  on:  confultez  tous  ceux 
qni  ont  lu  les  fcenes  dQ  Pa'miahkvieiliar^i:  com- 
bien ne  leur  font  elles  pas  regretter  que  M.  Def- 
touches  foit  mort  avant  d'avoir  achevé  de 
traiter  cet  admirable  caradere. 

j'ay  trop  bien  démontré,  je  crois, que  l'a- 
mour vertueux ,  que  vous  attaquez  encore  ici, 
étoit  un  fentiment  louable  &  très  digne  d'oc- 
cuper la  fcene  pour  qu'il  doit  befoin  de  plai- 
der de  nouveau  la  caufe  du  Parterre  à  ce  fujet 
&  iuftifier  l'intérêt  qu'il  prend  à  Bérénice  & 
à  Zaïre:  je  rougirois  pour  lui  s'il  n'aimoit  pas 
CCS  deux  femmes  adorables  autant  que  vous 
lui  reprochez  de  le  faire. 

Bien  plus,  il  me  femble  qu'il  feroit  héroï- 
que de  préférer  à  l'Empire  une  femme  vertueu- 
fe  comme  ^'érenice  &  Titus  cédant  à  l'ambi- 
tion plutôt  qu'à  une  pafllon  fi  légitime  fe  dé- 
grade à  mes  yeux. 

Je  me  reprocherois  comme  un  vice  honteux 

de  mon  cœur  d'être  fbrti  d'une  repréfênta- 

K  5  tion 


15-4     J.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

tion  de  Zaïre  fans  avoir  pris  pour  elle  le  plus 
tendre  intérêt  :  c'eft  le  tribut  que  tout  cœur 
vertueux  doit  paier  à  la  Vertu  malheureufè. 
/'imer  une  femme  vertueufe  comme  Zaïre  à 
l'excès,  c'eft  aimer  la  Vertu  comme  on  doit 
l'aimer:  infpirer  cet  amour  par  fes  ouvrages, 
c'eft  établir  dans  tous  les  cœurs  l'amour  de  la 
Vertu  :  le  Théâtre  eft  donc  utile  &  bon  par 
lui  même,  pour  tous  ceux  qui  n'y  viendront 
que  dans  l'intention  d'y  puifer  la  morale  qu'il 
leur  offre.  Ceux  qui  n'y  viennent  que  pour 
s'y  faire  voir,  que  pour  y  trouver  des  rendez- 
vous,  que  pour  donner  à  l'Affemblée  l'atten- 
tion qu'ils  devroient  à  la  Pièce,  ceux  là  por- 
teroient  les  mêmes  intentions  à  l'Eglifèj  ce 
n'eft  donc  pas  pour  eux  que  le  Théâtre  eft 
fait  &  la  fcene  n'eft  pas  plus  rerponfabîe  que 
le  Temple  des  abus  qui  s'y  commettent.  Je 
ne  fuis  afîlirément  pas  fait  pour  être  aimé 
des  Dames,  puifque  je  remplis  dignement  du 
côté  de  la  figure  les  rôles  de  feu  M.Poijfom 
jugez  M.  fi  je  devrois  être  l'avocat  du  beau 
iiexe  ;  vous  n'êtes  peut-être  pis  plus  beau 
Garçon  que  moi  :  ne  feroit  ce  point  là  la  cau- 
fe  de  vôtre  mauvaife  humeur?  Le  Renard  dé- 
daignoit  les  beaux  raifins  qu'il  ne  pouvoit  at- 
teindre :  fi  cela  eft  prenez  de  moi  l'exemple 
de  la  bonne  foi.  Vôtre  ton  cinique  ne  vous 
rendra  pas  plus  aim-able,au  lieu  que  le  mien 
pourra  du  moins  me  faire  aimer  des  Dames 
qui  ne  me  verront  pas  &  je  ferai  content  j 
quand  on  n'eft  qu'un  Magot  ,  il  faut  s'en 
tenir  à  l'amour  Platonique  :  que  fçais-je  ?  il 

fê 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      155 

fè  trouvera  peut-être  quelque  jour  une  femme 
qui  me  pardonnera  ma  mine,  en  faveur  de 
mes  fentimens  :  il  faut  voir. 

CHAPITRE    V. 

Des  Comédiens. 

Quand  les  amufemens  font  mdiffèrens  far  leur 
nature ,  c''ejt  la  nature  des  occupations  qu'eus 
interrompent  qui  les  fait  juger  bons  ou  mauvais , 
fur-tout  lorfqu'^ils  font  affes  vifs  pour  devenir  des 
occupations  eux  mêmes  ^  fubftituer  leur  go  ut  à 
celui  du  travail- 

Rien  de  plus  fage  affurément  que  ce  que 
vous  dites  &  les  fpeétacles  devroient  être  prof- 
crits  s'ils  entraînoient  l'inconvénient  que  vous 
leur  reprochez.  Tout  homme  qui  fait  autre 
chofe  que  ce  qu'il  doit  faire  eli  condamnable, 
&  j'interdis  avec  vous  le  fpedtacle  à  tous  ceux 
qui  le  préféreront  à  un  travail  utile,  à  leur 
fortune,  à  leur  fanté,  au  bien  de  leur  famil- 
le. Mais  croiez  moi ,  ceux  qui  ont  affés  peu 
de  conduite  pour  venir  perdre  au  fpedacîe  le 
tems  qu'ils  devroient  donner  à  leurs  affaires, 
(croient  gens  à  le  perdre  par-tout  ailleurs  d'une 
fiçon  plus  criminelle,  fi  le  fpeclacle  leurétoit 
interdit.  Il  eft  donc  à  propos  que  cette  efpe- 
ce  de  gens  perdentplûtôt  leur  tems  au fpeâ:a- 
cle  que  dans  les  Cfabarets ,  les  aiïèmblées  de 
jeu,  &  dans  les  réduits  impudiques  où  leur 
parefle  les  conduiroit  infailliblement,  ne  fâ- 
chant où   porter  ailleurs  leur  oifiveté.     Un 

hom- 


10     L.  H,   D  A  N  C  O  U  R  T 

homme  laborieux  n'a  point  de  goût  plus  vif 
que  celui  du  travail  ^  un  parefTeux ,  un  liber- 
tin trouvent  toujours  des  raifonspour  ne  rien 
faire. 

J'ay  connu  des  gem  à  qui  le  bien  de  leur 
famille  auroit  exigé  qu'on  fermât  l'entrée  des 
Temples.  Leur  pareflë  empruntoit  le  voile  du 
zèle  &:  de  la  piété  pour  autorifer  leur  fainéan- 
tise,  ils  avoient  toujours  des  Indulgences  à  ga- 
gner dans  l'Eglifè  du  Patron  du  jour,  un  grand 
Prédicateur  à  entendre,  un  ConfefTeur  à  vi- 
siter. !N'abu(e-t-on  pas  des  meilleures  chofès, 
&:  le  vice  n'eit  il  pas  trop  adroit  à  fe  forger 
des  excufcs? 

Vous  vous  trompez  fi  vous  croisz  les  fpcc- 
tacles  préjudiciables  par  la  nature  des  occupatious 
qu'ils  interrompent.  Il  eft  non  feulement  bon 
pour  occuper  des  oififs  &  des  parefTeux  qui 
n'interrompent  leurs  occupations  que  parce 
que  le  travail  leur  déplait  ;  mais  il  eft  bon  en- 
core pour  amufer  les  gens  fages  &  laborieux 
parce  que  le  fpecflacle  efi  en  effet  un  délaffe- 
ment  &  que  le  plaiflr  qu'il  procure  n'altère 
les  forces  ni  du  corps  ni  de  l'cfprit,  com- 
me la  plupart  des  autres  plalfirs  que  vous  in- 
diquez. UnArtifan,  un  Marchand,  un  hom- 
me de  Cabinet  n'ont  pas  envie  de  danfer  à 
la  fin  de  leur  journée. 

Le  vin,  les  exercices  violens,  les  femmes 
ne  peuvent  gueres  convenir  à  des^  gens  ex- 
ténués de  fatigue  &  fûrem.ent  leur  fanté 
fouffriroit  de  ce  qu'ils  feroient  bornés  à  ces 
amufemens  ,  après  un    travail   fatiguant  & 

affi- 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      ify 

afildu.  Le  fpedacle  eft  donc  Pamufement 
qui  leur  convient  le  mieux  :  mais  pour  juger 
de  fon  utilité  la  plus  efTentielle  ,  confiii- 
tons  M.  la  Politique  des  Céfars  :  elle  lert 
tous  les  jours  à  éclairer  la  nôtre.  Ils  don- 
noient  fouvent  de  grands  fpedtacles  au  Peuple 
parce  qu'il  étoient  perfuadés  que  ce  genre 
d'amufement  étoit  propre  à  diftraire  les  gens 
turbulens  &  fadieux,  ceux-ci  n'aiant  que  peu 
ou  point  d'occupation  ,  n'auroient  em.ploié 
leur  loifir  qu'à  former  des  complots  dange- 
reux. C'eft  une  bonne  chofe  dont  on  pour- 
roit,  j'en  conviens ,  reprocher  aux  Céfars  qu'ils 
abufoientj  mais  dans  des  Etats  bien  confti- 
tués  il  fera  toujours  fa^re  d'emploier  un  moien 
propre  à  rendre  les  faétibns  pour  auffi  dire 
impofTibles,  puifqu'il  détourne  les  oilîfs  des 
Aiïèmblées  fecrettes,  &  dangereufes. 

Ce  moien  e(t  très  propre  à  maintenir  la 
•tranquillité  d'une  conltitution  établie  déjà, 
puifqu'il  établiflbit  cette  tranquillité  dans  un 
nouveau  Gouvernement  qui  feformoit  &dont 
Ja  nouveauté  étoit  fi  accablante  pour  la  prin- 
cipale Noblefle  de  Rome.  Il  n'y  aura  {ans 
doute  gueres  deMiniftres  au  monde  qui  n'ad- 
mirent en  cela  la  Politique  des  deux  premiers 
Céfars,  &  qui  ne  penfent  qu'il  efl:  très  utile 
de  l'imiter,  (bit  dans  les  Monarchies ,  foitd.ms 
les  Républiques. 

Il  fcroit  donc  très  fige  &:  très  utile  démul- 
tiplier les  fpecftacles  &  les  entretenir  aux  dé- 
pens même  de  l'Etat  pour  occuper  &  diilrai- 
le  une  quantité  de  ^eas  oifii'i  &  libertins  qui 

ne 


1^8      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

ne  fâchant  pas  s'occuper  à  bien  faire,  ont 
toujours  le  tems  de  faire  du  mal  &  font  tou- 
jours prêts  à  le  faire,  pour  peu  qu'un  fac- 
tieux, un  ambitieux ,  un  confpirateur  ait  l'in- 
tention de  profiter  de  leur  mauvaifes  dispofî- 
tions.  Les  Céfars  faifoient  eux  mêmes  tous 
les  frais  des  fpeâales ,  parce  que  tous  les  gens 
fuspeds ,  occupés  des  plaifirs  qu'ils  leur  pro- 
curoient ,  n'étoient  plus  alors  difpofés  à  prê- 
ter l'oreille  aux  partifans  de  la  liberté.  Ils 
étoient  amufës  ,  il  ne  leur  en  coûtoit  rien  ; 
c'eft  là  le  comble  du  bonheur  pour  des  fai- 
néans.  Comment  leur  perfuader  alors  qu'ils 
étoient  malheureux?  Comment  leur  perfuader 
de  fecouer  un  joug  qui  leur  paroiffoit  fi  doux 
à  porter  ?  Il  feroit  donc  avantageux  pour  tous 
les  Etats  du  monde  que  les  fpeclacles  fufiTent 
non  feulement  le  pkifir  des  honnêtes  gens  & 
des  riches,  mais  qu'on  les  mit  à  laportéedes 
pauvres  qui  s'ils  font  incapables  de  former 
des  projets  fadieux  font  au  moins  capables 
de  les  féconder. 

Avec  quelle  avidité  un  parefTeiix  indigent 
toujours  amateur  du  plaifir,  ne  fe  porte  t-il 
pas  à  favorifêr  des  nouveintés  qui  pourroient 
lui  procurer,  à  ce  qu'il  s'imagine  ,  un  fort 
plus  heureux  &  des  plaifirs  qu'il  défire  fans 
cefl^;,  fans  pouvoir  fe  les  procurer  p  Mais  fî 
des  fpe6tacles  amufans  &  peu  coûteux  le  cap- 
tivent, qui  fera  affés  hardi,  alTés  imprudent 
pour  croire  qu'il  abandonnera  ce  plaifir,  pour 
aller  s'occuper  de  projets  danq;ereux  qui  l'en 
priveroient  fans  doute.  Ce  n'eft  point  quand 

on 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      159 

on  rit  à  Ton  aife,  qu'on  peiife  à  mal  faire: 
c'eft  quand  on  s'ennuie  &  qu'on  n'a  pas  le 
moien  de  fe  défênnuir  :  quand  on  eft  trop  pa- 
refleux  pour  trouver  du  plaifir  à  faire  bien , 
il  eft  certain  qu'on  fera  toujours  prêt  à  faire 
mal. 

De  la  façon  dont  font  les  chofes ,  on  ne 
peut  élever  des  Théâtres  que  dans  les  lieux 
où  le  nombre  des  gens  riches  ou  tout  au  moins 
aifés  eft  aftes  confidérablepour  fubveniràleur 
entretien:  or  les  gens  aifés  ne  font  pas  les  oi- 
lîfs  &  les  pareffeux  ;  ce  font  au  contraire 
ceux  que  leur  travail  met  en  état  de  faire  la 
dépenfe  du  fpeâ:acle.  Les  Théâtres  ne  font 
communément  fréquentés  que  par  des  gens  qui 
folidement  occupés  tout  le  jour,  ont  befoin. 
après  leur  travail  d'un  délaftèment  honnête. 
Comm.e  le  nombre  de  ces  gens  là  eft  beaucoup 
plus  petit  que  celui  des  oififs  &  des  pares- 
lèux ,  il  n'eft  pas  étonnant  que  les  Théâtres 
foient  plus  rares  que  s'ils  étoient  fréquentés 
par  ceux  ci.  Qiielles  fortunes  ne  feroient  pas 
les  Comédiens  fi  les  feuis  fainéans  (comme 
Vous  le  dites)  fréquentoient  les  fpcâacles  ?  Ils 
font  par  -  tout  en  fi  grand  nom.bre ,  que  les 
falles  feroient  toujours  pleines  ;  mais  il  s'en 
faut  bien  que  ce  plaidr  foit  celui  que  ces  gens 
là  prennent  ,•  il  eft  trop  délicat  pour  des 
goûts  groiïïers  &  corrompus. 

Le  fpeôlacle  eft  il  peu  capable  de  faire  des 
libertins  &  des  fainéans  ;  il  eft  fi  peu  capable 
d'interrompre  des  occupations  eflentielleè  qu'il 
n'y  a  point  de  Diredeur  de  Comédie  qui  ne  fê 

rui- 


i6o      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

ruinât,  s'il  n'établiflbit  Pheure  du  fpeftacle 
fur  celle  où  les  occupations  néceifaires  d'es 
citoiens  font  terminées.  Un  Officier  ne  man- 
<]uera  pas  la  Parade,  un  March?.nd  ne  quit- 
tera ni  le  Port  ni  la  Eourfe,  un  Détailleur  fa 
Boutique,  un  Avocat  le  Palais  ou  fon  Cabi- 
net, un  Procureur  fon  Etude,  un  Financier 
fon  Bureau  pour  venir  au  fpedacle  dans  un 
tems  où  leur  devoir  &  leurs  intérêts  exigent 
leur  préfence.  Il  faudroit  donc  qu'un  Entre- 
preveneur  de  fpedacle  eut  perdu  le  fens  s'il 
ne  s'afFujetifToit  pas  à  l'heure  où  les  occupa- 
tions des  principaux  citoiens  font  terminées. 
Il  y  a  telle  ville  du  Royaume  où  la  Comédie 
n'a  jamais  été  jouée  qu'à  fept  ou  huit  heures 
du  foir.  Les  Comédiens  feroient  les  premiers 
à  éprouver  que  le  Théâtre  eft  préjudiciable, 
quand  pour  en  faire  jouir  des  gens  fages ,  on 
veut  interrompre  des  occupations  effentielles  , 
auxquelles  le  plaifir  n'eft  pas  capable  de  les 
faire  renoncer. 

//  ne  faut  pas  beaucoup  de  plaifir  s  aux  gens 
èpuijés  de  fatigue  pour  qui  le  repos  feul  eneji  un 
très  doux. 

Auiïï  n'eft  ce  pas  aux  gens  épuifés  de  fati- 
gue par  des  travaux  corporels,  qui  pour  ga- 
gner vingt  fous  par  jour,  travaillent  depuis 
cinq  heures  du  matin,  jusqu'à  huit  du  foir, 
que  les  fpedacles  font  déftinés  :  mais  à  ceux 
dont  le  travail  exige  plus  de  génie,  d'efprit, 
de  goût,  &  d'induftrie  que  de  force  ,  qui  ne 
peuvent  s'y  livrer  qu'autant  que  leur  tête  le 
leur  permet,  fous  peine  d'avoir  la  Migraine  ; 

.    ceux 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      i6i- 

ceux  ci  5  dis  je ,  peuvent  fe  permettre  l'amu/ê- 
ment  du  fpedacle.  Comme  le  repos  eft  né- 
ceffaire  aux  fatigues  du  corps,  de  même  l'es- 
prit épuifé  par  le  travail ,  demande  à  être  de- 
lafTé  :  mais  ce  n'eft  point  par  un  plaifir  phifî- 
que  tel  que  le  fommeiljc'eft  par  l'efprit  fèul 
que  l'efprit  peut  être  ranimé. 

Lame  e(i  un  feu  qu^'tl  faut  nourir , 
Et  qui  s^éte'mt  s'^il  ne  s'^augmente: 

a  fi  bien  dit  M.  de  Voltaire.  Combien  n'a- 
vons nous  pas  de  profèiTions  dans  les  quelles 
l'efprit  eft  néceflaireP  Combien  n'avons  nous 
pas  de  gens  d'esprit  qui  les  exercent?  La  plu- 
part vous  diront  qu'après  fix  on  fept  heures 
de  travail ,  leur  cerveau  fe  defîèche ,  leur  ima- 
gination fè  tarit:  ils  ne  gagneroient  rien  à 
lutter  contre  l'épuifèment  &  la  fatigue  de  l'un 
&  de  l'autre.  L'étude  fatigue  l'esprit  ,  mais 
en  fi  peu  de  tems  que  des  vingt  quatre  heures 
du  jour,  n'en  aiant  pu  donner  que  fîx  ou 
huit  au  travail ,  il  en  refte  toujours  feize  ou 
dix  huit  à  emploier  j  les  emploiera-t-on  à 
dormir  ?  Non  fans  doute  Qu'on  en  donne 
trois  à  un  amufement  qui  remettra  l'efprit 
dans  fon  alfiette ,  qui  l'enrichira  (buvent  de 
nouvelles  idées ,  &  qui  d'un  homme  d'efprit 
&  de  goût  pourra  faire  infenfiblement  un  fà- 
ge;  ces  trois  heures ,  ce  me  femble ,  ne  feront 
pas  les  plus  mal  emploiées  des  dix  huit  de 
loifir  qui  lui  reftent. 
Ce  n'eft  pas  à  vos  heureux  Monîagnars  à 
L  qui 


i62      L.  H.  DANCOURT 

quila  culture  de  leurs  Coteaux  laifle  le  tems 
de  faire  des  horloges  de  bois,  ce  n'elt  pas  à 
ces  Michels  Morins ^  Serruriers,  Menuifiers, 
Vitriers ,  Tourneurs ,  &  Muficiens ,  qui  com- 
me les  Gens  de  qualité  de  Molière  /cuvent 
tout  fans  avoir  jamais  rien  appris  ,  à  qui  le 
fpe6lacle  eft  deftiné ,  avec  tant  de  talens  à  exer- 
cer ils  n'auront  pas  de  tems  à  donner  à  leurs 
plaifirs.  Molière,  Corneille  &  tous  leurs  fuc- 
cefTeurs  ,  ne  travaillent  que  pour  ceux  qui 
fçavent  choifir  un  amufement  dont  leur  cœur 
&  leur  efprit  peuvent  tirer  avantage  en  forte 
qu'ils  n'aient  pas  à  fes  reprocher  la  perte  du 
tems  qu'ils  emploient  à  fe  délafler. 

Vous  reprochez  au  fpedacle  de  fervir  la 
vanité  &  la  coquetterie  des  femmes,  en  ce 
qu'il  leur  offre  l'occaCon  de  produire  leur 
luxe  &  de  paroître,  comme  on  dit,  fous  les 
armes  ;  mais  ce  n'eft  pas  pour  cela  que  le 
Théâtre  eft  fait  ;  û  cette  raifon  fuffit  pour 
l'interdire,  il  faut  donc  fermer  auffi  tous  les 
Jardins  publics  ,  toutes  les  Promenades,  les 
Eglifesmême?  Il  n'eft  que  trop  certain  qu'on 
y  voit  fouvent  les  mêmes  abus  que  vous  re- 
prochez aux  fpe6lacles,  &  comme  difoit  en 
Chaîreuncertain  ]e{uine pajfahie  Comédien  „  on 
„  voit  tous  les  jours  dans  le  tem.ple  des  Ga- 
5,  lans  MuUerïbus  hlandientes  oculis  "  &  ces  re- 
gards lascifs  ne  reftent  pas  fans  réplique.^ 
■  L'abus  des  chofes  ne  les  rend  pas  criminel- 
les :  corrigez  les  abus ,  foit  j  mais  fans  profcri- 
re  les  bonnes  chofes  dont  on  abufe.  Arrache- 
rez vous  un  arbre  parce  que  contre  l'inten- 
tion 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      16^ 

tlon  du  Jardinier  qui  l'a  planté  fes  feuilles 
nourifîènt  des  Chenilles?  Ecralêzles  infeéles 
l'arbre  ne  s'en  portera  qui  mieux.  Ce  n'eft 
donc  pas  contre  le  fpeétacle  qu'il  falioit  écri- 
re, mais  contre  les  fottifes  qui  s'y  commet- 
tent. C'étoit  l'ordre  &  la  police  qu'on  peut 
y  mettre  qu'il  falioit  indiquer,  au  lieu  d'é- 
crire contre  toute  vérité,  qu'il  n'en  eft  pas 
fusceptible. 

J'aurois  encore  ici  de  quoi  m'arrêter  long- 
tems  &  cela  nuiroit  à  l'empreffement  que 
j'ai  de  juitifier  les  Comédiens  des  imputations 
faulTes  &  méchantes  que  vous  leur  faites. 
Si  avant  que  de  parler  d'eux  ,  je  voulois  ré- 
futer toutes  les  abfurdités  que  vous  entafîèz 
dans  cinq  ou  fix  pages ,  que  j'ai  maintenant 
fous  les  yeux ,  il  faudroit  que  je  fiflè  un  i«- 
Folio^  &  je  n'en  ai  ni  le  tems,  ni  la  patience, 
ni  la  volonté.  L'objet  le  plus  im.portant  pour 
moi  efl:  de  me  juftifier  ,  aufli  bien  que  mes 
Camarades  des  accu(ations  que  vous  portez 
contre  nous.  Je  négligerai  donc  ces  baliver- 
nes pour  m'occuper  du  férieux  &  faire  re- 
tomber fur  un  vil  Dénonciateur  la  peine  Se 
l'infamie  que  fa  malice  &  fa  mauvaife-foi 
vouloit  nous  faire  éprouver. 

Les  /pelades  y  dites  vous,  peuvent  êtrehons 
pour  attirer  les  étrangers  ,  pour  augmenter  la 
circulation  des  efpéces ,  pour  exciter  les  artijies, 
pour  varier  les  modes  ,  pour  occuper  les  gens 
trop  riches  ou  afpirant  à  l'être ,  pour  les  rendre 
moins  malfaifants  ,  pour  dtftraire  le  peuple  de 
i-.  2  Ja 


,d4      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

fa  mifere ,  pour  lui  faire  oublier  fes  Chefs ,  en 
voyant  fes  Baladins ,  pour  maintenir  ^  perfec- 
tionner le  goût  quand  r  honnêteté  efi  perdue^  pour 
couvrir  d'^un  vernis  de  procédés  la  laideur  du  vi- 
ce-y pour  empêcher  en  un  mot  que  les  mauvaifes 
mœurs  ne  dégénèrent  en  brigandage. 

Quoi  M.  vous  avouez  que  le  Théâtre  peut 
faire  tant  de  bien  contre  le  mal ,  &  vous  pou- 
vez bazarder  d'écrire  qu'il  feroit  tant  de  mal 
contre  le  bien!  Attirer  les  étrangers  ,  c'elt 
pour  ainfî  dire  les  mettre  à  contribution  en 
faveur  du  pais  ;  augmenter  la  circulation,  c'eft 
dispenfer  les  richeffes  à  plufieurs,  c'eft  mul- 
tiplier aux  citoiens  les  occafions  d'accroitre 
leur  fortune  ;  varier  les  modes ,  c'efh  donner 
du  pain  aux  ouvriers  ;  exciter  les  artiftes,  c'elt 
animer   &  fortifier  Pinduftrie  ;   occuper  des 
gens  trop  riches  ou  afpirant  à  l'être,  c'eft 
contenir  les  fadieux  dans  une  Monarchie,  & 
les  ambitieux  dans  une  République  ,  c'eft  les 
rendre    moins    malfaifans.   Si    les    Baladins 
avoient  le  talent  de  faire  oublier  au  Peuple 
fes  miferes;  û  une  Nation  accablée  d'un  joug 
trop  rigoureux  ,    trouvoit  dans  le  fpeélacle 
un  foulagement  à  fes  maux ,  ne  feroit  ce  pas 
le  plus  grand  des  biens  pour  cette  Nation  ? 
Mais  il  s'en  faut  bien  que    le  fpeéiacle  ait 
cette  faculté ,  il  ne  fert  au  contraire  qu'à  in- 
diquer la  félicité  du  Peuple:  ce  n'eft  que  lors- 
qu'il eft  heureux  que  les  falles  font  pleines, 
ce  n'eft  que  lorsqu'on  eft  en  état  de  le  faire, 
qu'on  donne  de  l'argent  à  fes  piaifirs  :  donc 
plus  le    fpedacle  fera  fréquente  plus  on  en 
^  doit 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.      165 

doit  conclure ,  que  le  Peuple  eft  heureux. 

Si  l'intention  des  Auteurs  étoitde  faire  ou- 
blier Tes  Chefs  au  Peuple  :  fî  ces  Chefs  lècon- 
doient  cette    intention,    pour   faire   oublier 
leurs  manoeuvres,  ils  feroient  les  uns  &  les 
autres   bien   mal-adroits  ,   puisque  tous  nos 
Poëmes  nepourroient  qu'opérer  précifément 
le  contraire.   Toutes  nos  Tragédies    &  nos 
Comédies  s'élèvent  contre  la  Tyranie  &  con- 
tre tous  les  vices  qui  tendent  à  Pappreffion  , 
tel  que  le  zèle  aveugle  des  Fanatiques,  l'hi- 
pocrilie  des  Tartuffes  ,    l'avarice  des  Finan- 
ciers, la  rapacité  de  leurs  fous  ordres,  les  fri- 
ponneries des  fuppôts  fubalternes  de  la  Jufti- 
ce ,  tout  cela  n'eft  pas  propre,  je  crois,  à  aveu- 
gler le  Peuple  &  à  lui  faire  oublier  fès Chefs, 
s'il  a  lieu  de  s'en  plaindre:  ne  diroit  on  pas 
au  contraire  qu'on  ait  pris  à  tâche  d'éclairer 
les  Chefs  fur  leur  devoir,  &  le  Peuple  fur  fès 
droits?  La  manière  de  repréfenter  les  hom- 
mes au  Théâtre  n'eft  elle  pas  bien  capable  de 
faire  diftinguer  au  Peuple  les  Titus,  les  Au- 
reles ,   les  Antonin,  les  Henri  IV.  des  Né- 
ron ,  des  Calligula  ,  des  Maximien ,  &  des 
Borgia?  Maintenir  &  perfe6lionner  le  goût 
quand  l'honnêteté  eft   perdue,  c'eft  rendre 
encore  un  iervice.  Le  goût  peut  fubfifter  très 
bien  avec  l'honnêteté  &  ne  rempliroit  pas  fà 
place  ;  mais  en  fuppofant  l'honnêteté  perdue , 
c'eft  faire  encore^ûn  très  grand  bien  que  de 
nous  conferver  le  goût. 

Si  le  fpeélacle  couvroit  d'un  vernis  de  pro- 
cédés la  laideur  du  Vrce,   ce  feroit  un  très 
L  3  grand 


i66      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

grand  mal ,  &  vous  avez  grand  tort  de  met- 
tre cet  Article  au  rang  des  avantages  qu'on 
peut  tirer  de  la  fcene.  A  Paris  comme  à  Ge- 
nève, il  convient  au  Théâtre  de  montrer  le 
Vice  dans  toute  fa  laideur  ,  &  c'elt  ce  que 
font  nos  Auteurs  ,  comme  je  vous  l'ai  prou- 
vé. Mais  fi  le  Tpeélacle  empêche  que  les  mau- 
vaifes  mœurs  ne  dégénèrent  en  brigandage  j 
il  eft  dès  lors  d'une  utilité  univerfelle ,  puis- 
qu'il y  a  partout  des  gens  de  mauvaifes  moeurs. 
Indépendamment  de  ceux  qui  naiffent  dans 
le  pais,  la  France,  l'Italie,  l'Allemagne  en 
vomiiîènt  de  tems  en  tems  fur  les  bords  du 
Lac,  il  efi:  donc  eflêntiel  à  Genève  d'avoir 
un  fpeâacle,   puisque  vous  lui  accordez  une 
fi  grande  vertu  ,     que   celle  d'empêcher  le 
progrès  des  mauvaifes  mœurs.    Elt  ce  que  la 
nature  du  clitrat  changeroit  cet  antidote  en 
poifon,    &  ferez  vous  concevoir  à  quelqu'un 
que  ce  qui  peut  arrêter  les  progrès  des  mau- 
vaifes mœurs  d'un  côté  puifle  en  être  le  prin- 
cipe ailleurs. 

De  ces  dernières  réflexions  il  réfulte  que 
vous  êtes  comme  à  l'ordinaire  en  contradic' 
tion  avec  vous  même.  Ici  le  fpeétacle  eft 
bon  pour  les  bons,  &  mauvais  pnur  les  mé- 
chans,  là  il  elt  dangereux  pour  les  bons,  & 
bon  pour  les  méchans:  les  efFcrts  que  vous 
laites  pour  détruire  cette  contradiâ:ion  font 
fi  vains ,  ils  m'obligeroient  à  tant  de  redites , 
que  je  croirois  fiiire  tort  au  ledeur  de  ne  pas 
lui  laiflêr  en  ippercevoir  lui  même  la  foibles- 
fê.  La  çontradidion  vous  g  frappé  ',  elle  au- 

roit 


A.  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      167 

roit  dû  vous  convertir  ;  mais  l'amour  propre 
eft  difficile  à  vaincre.  PaiTons  maintenant  à  des 
reproches  plus  graves  &  plus  déshonnorans 
dont  il  vous  plait  de  noircir  les  Comédiens: 
les  voici. 

/.  Les  gens  de  /pelade  des  deux  feues ,  font 
fi  récalcïtrans  &  fi  libertins  qu'il  eft  impoj/îble 
d'imaginer  &  d'établir  des  lois  capables  de  les 
contenir. 

IL  Les  Comédiens  font  métier  de  fe  contrefai- 
re ^  ^fil  eft  parmi  eux  quelques  honnêtes  gens^ 
ils  amoient  horreur  de  rejfembler  aux  perfoma- 
ges  qu'ils  reprèfentent  quelquefois  ,  donc  il  eft 
honteux  pour  eux  de  fe  charger  de  ces  rôles  ^  ^ 
r obligation  dans  laquelle  ils  font  de  fe  contrefaire, 
les  avilit. 

IIL  Ils  font  habitués  au  ton  de  la  galanterie  , 
ils  jouent  quelquefois  des  rôles  de  fripons ,  donc 
ils  abuferont  de  leur  talent  dans  Vun  ou  l'autre 
genre ,  pour  féduire  de  jeunes  perfonnes ,  ou  pour 
voler  de  vieilles  dupes ,  ou  des  jeunes  gens  de  fa- 
mille  qui  auront  quelque  commerce  avec  eux. 

IV.  Une  preuve  de  leur  baffe  (fe ,  c'eft  que  les 
moindres  Bourgeois  rougiraient  de  les  admettre  ût 
leur  compagnie. 

Je  répons  à  cela ,  que  quelque  libertins  , 
quelque  récalcitrans  que  foient  les  hommes 
contre  les  loix ,  en  les  foutenant  avec  vigueur 
on  les  fera  refpecler  des  plus  mutins.  Les  Théâ- 
tres au  lieu  d'être  réfervés  à  d'honnêtes  gens 
éxclufivement ,  femblent  être  redevenus  le 
refuge  du  libertinage. 

L  4  On 


1,58    L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

On  paie  mal  une  partie  des  fujets  nécelTai- 
res  ;  on  les  abandonne  à  la  dépravation  de 
leurs  mœurs  ;  on  la  protège  même  en  quelque 
forte,  pour  les  dédomager  du  peu  de  falaire 
qu'on  accorde  à  leurs  talens.  Une  danfenfe, 
une  chanteufe  des  Chœurs  de  l'Opéra  de  Pa- 
ris ne  peut  affurément  pas  avec  quatre  ou  cinq 
cent  livres  d'apointement ,  fubvenir  aux  frais 
de  fbn  entretien ,  &  à  ceux  qu'elle  ei\  en  mê- 
me tems  obligée  de  confacrer  au  Théâtre. 
Une  honnête  fille  qui  voudroit  ne  vivre  que 
de  fes  talens  &  non  de  fon  libertinage  pour- 
ra-t  elle  prendre  ce  parti  ? 

Quelles  font  donc  celles  qui  fe  produiront 
au  Théâtre  de  l'Opéra  ,  fi  non  des  femmes 
qui  projettent  de  fe  dédomager  au  dépens  de 
leur  honneur  du  peu  de  fortune  que  le  fpcéla- 
cle  leur  laifTe  efpérer  ?  Ce  n'eft  donc  point 
parmi  les  femmes  fubaltcrnes  du  fpeôtacle  que 
je  vous  confeille  d'aller  chercher  la  Vertu. 
Dans  aucun  état  de  la  vie  ,  elle  ne  s'unit 
gueres  avec  l'extrême  pauvreté.  Si  la  Police 
étoit  trop  févere  à  l'égard  de  nos  figurantes 
&  de  nos  chanteufes  du  petit  ordre  ,  elle  fe- 
roit  injufte  puifqu'elle  exigeroit  l'impoffible, 
puifqu'elle  contraindroit  à  bien  vivre  des 
perfonnes  à  qui  leur  état  en  refuferoit  les 
moiens  :  mais  fi  les  loix  s'étendent  jurqu'à 
régler  les  appointemens  de  chaque  fujet  en 
forte  que  le  Théâtre  lui  procure  fuffifàmment 
de  quoi  vivre  ,  c'eft  alors  qu'elles  pourront 
s'appefantir  avec  juftice  fur  les  gens  de  mau- 

vaifè 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      169 

vaife  vie  attachés  au  fpedacle,  comme  fur 
les  autres  citoiens  dont  les  mœurs  font  cor- 
rompues. 

Tout  le  monde  a  befoin  de  gagner  fa  vie, 
&  tout  fujet  à  qui  les  règles  en  retrancheront 
les  moiens,pour  le  punir  de  fa  mau  vaife  con- 
duite ,  que  l'on  chafîeroit  avec  infamie  du 
ipeélacle ,  deviendroit  un  exemple  qui  retien- 
droit  fes  conforts  dans  leur  devoir.  Quatre 
obftacles,  s'oppofênt  à  l'annobliflèment  du 
fpedacle  &  à  la  pureté  des  mœurs  qui  le  juf- 
tifieroit. 

Premièrement  le  mépris  injufte  fugge- 
ré  par  des  reglemens  qui  ne  devroient  plus 
fubnfter  &  par  la  prévention  &  le  fanatif- 
me  des  Cagots  &  des  hipocrites.  Secon- 
dement la  liberté  qu'on  laifle  aux  Comé- 
diens, de  mener  à  peu  près  la  vie  qu'ils  veu- 
lent. Troifiemement  le  peu  d'ordre  établi 
pour  les  mettre  à  couvert  de  la  mauvai- 
fe- foi  des  Diredeurs  de  fpeélacle,  qui  leur 
font  fi  fouvent  banqueroute  ,  &  les  redui- 
fent  à  des  reflburces  honteufes  pour  fubfif- 
ter.  Quatrièmement  lepeu  d'éducation  qu'une 
bonne  partie  des  gens  de  Théâtre  ont  reçue. 

Des  loix  très  fimples  peuvent  remédier  à 
tous  ces  abus,  j'en  ai  fait  l'objet  d'un  autre 
ouvrage  que  celui-ci,  &  j'en  deftine  l'hom- 
mage à  Nos  Seigneurs  le  Gouverneur  de  Paris, 
&  les  quatre  premiers  Gentilshommes  de  la 
Chambre  du  Roi ,  comme  prépofés  à  la  Po- 
lice &  fpedacles.  Les  règles  que  j'établis  font 
L  5  fon- 


lyo     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

fondées  fur  l'expérience,  &  j'ofè  les  afîurer 
d'avance  qu'en  les  appuiant  du  poids  de  leur 
autorité,  elles  remédieront  à  tous  les  abus  que 
l'on  peut  reprocher  au  Théâtre. 

je  me  fuis  attaché  à  rendre  le  fpeftacle  dé- 
cent &  refpeclable  à  en  faire  une  reiïburce 
pour  des  orphelins  bien  nés  à  l'éducation  des- 
quels on  emploieroit  certains  fonds  indiqués. 
J'indique  en  même  tems  les  moiens,  d'ap- 
pliquer au  profit  de  l'Etat  le  produit  du  fpec- 
tacle  qui  excederoit  les  frais  de  l'entretien,  & 
ce  n'eft  pas  un  fi  petit  objet  qu'on  le  penfe , 
quoique  j'aie  eu  foin  de  ménager  dans  mon 
plan  une  fituation  très  avantageufe  à  mes 
Confrères.  Ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  de  détailler 
ces  grands  objets  ;  je  vous  donnerai  feulement 
le  précis  de  quelques  règles  par  lefquelles  il 
eft  infaillible  que  les  mœurs  fe  rétabliroient 
fur  la  fcene  &  que  les  Comédiens  &  les  Co- 
médiennes s'habitueroient  à  pratiquer  les  ver- 
tus qu'ils  font  chargés  d'embellir  aux  veux 
des  Spedateurs.  Pour  détruire  le  préjugé  éta- 
bli contre  l'état  de  Comédien  je  propofe  le  pro- 
jet d'une  requête  au  Parlement ,  par  laquelle 
en  repiéfentant  à  cet  Augufte  Corps  ,  que 
l'Eglife  elle  même  s'étant  relâchée  en  faveur 
des  gens  de  fpedacle,  &  leur  permettant  par- 
tout" ailleurs  que  dans  certains  Diocefes  de 
France  l'ufage  des  Sacremens ,  cet  illuftre  Sé- 
nat feroit  fupplié  de  fe  relâcher  de  même  en 
confidérant  que  les  motifs  qui  avoient  donné 
lieu  à  l'excommunication  &  à  l'enregidrement 

de 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.     171 

delà  Bule  contre  les  Comédiens  ne  fubfiftant 
plus ,  la  peine  ne  doit  plus  exifter  non  plus. 
Suhlatâ  caufâ  tollitur  effe^us. 

Nous  ne  jouons  plus  les  Mifteres,  nous  ne 
joignons  point  des  abominations  à  des  fpeda- 
cles  facrés ,  Pobjet  des  fucceffeurs  des  Confrè- 
res de  la  palTion  contre  qui  l'Eglife  à  lancé 
fes  foudres,  étoit  moins  d'attirer  le  Peuple 
pour  Pinftruire  &  l'édifier  que  de  procurer 
aux  Speétateurs  l'occafîon  de  fe  livrer  au  plus 
infâme  débordement ,  &  de  leur  faire  paier  le 
plus  cher  qu'ils  pouvoient ,  les  comm.odités 
qu'ils  procuroient  aux  crimes. 

Aujourd'hui  la  Police  entretient  la  décence 
&  le  refpeél  dans  ce  fpeélacle.  Les  Auteurs 
fbumis  à  des  Cenfeurs  irréprochables ,  &  au 
fcrupule  févere  du  Magiftrat  ne  peuvent  plus 
(è  permettre  que  le  langage  de  la  Vertu  &  le 
talent  d'inftruire  en  amufant.  Que  des  Chefs 
aufli  refpedlables  que  le  Gouverneur  de  Paris 
&  les  quatre  premiers  Gentilshommes  de  la 
Chambre ,  chargés  de  la  conduite  des  fpeéla- 
cles  du  Roi ,  croient  leur  gloire  intéreiïée  à 
ne  commander  qu'à  des  citoiens  &  non  pas  à 
des  gens  profcrits  ;  qu'ils  daignent  appuier  de 
leur  follicitation  auprès  d'un  Sénat  auffi  éclai- 
ré qu'équitable  6c  parmi  les  principaux  mem- 
bres duquel  ils  font  comptés ,  la  Requête  des 
Comédiens  d'aujourd'hui  pour  faire  ceiTer  la 
profcription  dont  on  punit  en  eux  la  mémoi- 
re de  crimes  qu'ils  n'ont  jamais  com.mis  &que 
la  Police  les  empêchera  toujours  bien  de  com- 
mettre, il  e(t  facile  de  préfumer  que  cet  Au- 

gufte 


172     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

gufte  Corps  ne  balancera  point  à  prononcer 
en  leur  faveur:  interprète  indulgent  des  loix, 
il  en  adoucit  toujours  la  rigueur  dès  que  la 
moindre  circonftance  l'autorifè  à  les  mitiger. 

Il  diftingue  avec  fagacité  l'intention  du  Lé- 
giflateur  du  texte  de  la  loi ,  &  ne  la  foutient 
dans  toute  Ton  étendue  que  quand  l'abus  qui 
la  fit  naître  fe  préfente  tout  entier  à  Ton  adivité. 

Serons  nous  donc  les  feulsCliens  contre  qui 
la  lettre  de  la  loi  prévaudroit  fur  les  lumières 
de  cet  illuftre  Tribunal  &  fur  le  fiftême  de 
modération  &  d'humanité  qu'il  s'eft  impofé 
pour  jamais. 

Vous  fentez  bien  M.  qu'une  Requête 
pareille  obtenant  un  Arrêt  favorable,  les  Co- 
médiens ravis  de  pouvoir  fe  compter  au  nom- 
bre des  Fidèles  &  des  Citoiens  chercheroient 
à  mériter  ces  titres ,  d'autant  plus  que  la  fa- 
veur de  l'Arrêt  ne  s'étendroit  que  fur  ceux 
qu'une  conduite  irréprochable  en  rendroit 
dignes. 

La  Police  au  contraire  pourfuivroit  avec 
chaleur  nos  Phrinès ,  nos  Laïs ,  &  nos  Rho- 
dopes;  quelque  talent  qu'elles  euflènt  étant 
mieux  paiées  &  peut-être  trop  paiées  fur-tout 
dans  l'Allemagne  elles  feroient  plus  criminel- 
les, &  par  conféquent  expofées  à  des  chati- 
mens  plus  graves.  Leurs  Diamans  feroient 
vendus  au  profit  de  l'Hôpital  dans  lequel  on 
les  enfermeroit  comme  les  autres  femmes  im- 
pudiques pour  les  y  faire  pleurer  leur  égare- 
ment &  leur  infamie  fans  efpoir  de  remettre 

jamais  le  pied  fur  la  fcene. 

Si 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      175 

Si  une  Baladine  ofoit  venir  lutter  de  mag- 
nificence au  Palais  Roial  avec  des  Princeffes, 
(i  l'objet  de  ce  fafte  étoit  d'y  négocier  plus 
avantageufement  fa  {turpitude  je  voudrois 
qu'elle  ne  fortit  de  la  promenade  que  pour 
être  conduite  à  St,  Martin  *. 

Voilà  fans  doute  un  moien  très  efficace  pour 
infpirer  le  goût  de  la  pudeur  &  de  la  modef- 
tie  aux  femmes  de  Théâtre. 

Si  l'on  pourfuivoit  avec  la  même  ardeur 
les  vices  des  Comédisns ,  que  tout  libertin, 
tout  ivrogne,  tout  joueur,  tout  fainéant  fut 
privé  de  fon  emploi  fans  efpoir  d'y  rentrer, 
qu'il  fut  puni  plus  grièvement  fi  le  cas  y 
écheoit ,  ils  s'obfêrveroient  forcément  &  la  né- 
ceffité  de  fè  conduire  en  honnêtes  gens  leur 
en  feroit  contraéler  l'habitude. 

Mais  on  a  la  barbarie  de  les  abandonner  à 
eux  mêmes,  on  n'a  donc  rien  à  leur  reprocher 
car  quelles  fautes  peut  on  imputer  à  ceux  à 
qui  l'on  n'a  prefcrit  aucuns  devoirs. 

C'eft  delà  qu'il  arrive  que  bien  des  Comé- 
diens fe  conduifent  afles  mal  pour  autoriferle 
préjugé  établi  contre  leur  profeffion ,  ils  n'ont 
aucuns  Chefs  affés  refpeétables  en  province 
pour  leur  en  impofer ,  ceux  qui  fe  mettent  à 
leur  tête  font  leurs  égaux,  &  n'ont  aucun  ti- 
tre pour  leur  commander.  Quoique  munis 
d'engagemens  réciproques  les  contraélans  de 
part  &  d'autre  fe  difputent  à  qui  en  infirmera 
les  claufes ,  delà  le  défordre  dans  les  diipofî- 

tions 

*  Piifon  des  femmes  de  mauvaife  vie. 


b 


174     L.  H.  D  AN  COURT 

tions  des  Pièces,  les  difficultés fuggerées  par 
lajaloufie,  la  malice,  ou  l'intérêt,  difputes 
de  rôles ,  prétentions ,  &c. 

On  s'adreffe  dans  certains  cas  à  Paflemblée 
des  Comédiens  du  Roi  comme  au  Tribunal 
compétent:  vingt  décifions  différentes  fefuc- 
cedent  tantôt  en  faveur  de  l'un  tantôt  en  fa- 
veur de  l'autre.  Des  Juges  qui  n'ont  point 
de  Code  font  rarement  d'accord,  les  cham- 
bres de  ce  Tribunal  ne  font  pas  toujours  as- 
femblées.  Chacun  des  arbitres  eft  ordinaire- 
ment intérelTé  dans  la  queftion  :  Juge  &  par- 
tie tout  enfemble  il  prononce  donc  comme  le 
veut  fon  amour  propre  &  fon  intérêt  :  cha- 
que Sénateur  décide  pour  celui  des  deux  plai- 
deurs dont  les  prétentions  feroient  les  fiennes 
en  pareil  cas.  Orgon  de  Paris  décidera  pour 
Orsjon  de  province  &  Pasquin  Préfident  pour 
la  femaine  fuivante  décidera  à  fon  tour  fur 
la  récrimination  en  faveur  de  Pasquin  fon 
Colle^-ue.  D'où  l'on  peut  conclure  que  le 
même  désordre  regneroit  à  Paris  qu'en  pro- 
vince ,  fi  le  nombre  des  fujets  &  la  fubdivi- 
fion  des  emplois  ne  levoit  bien  des  difficul- 
tés ,  outre  celles  que  l'autorité  du  Gentilhom- 
me de  la  Chambre  en  exercice  applanit  fur  le 
champ.  Pour  diriger  une  Troupe  de  pro- 
vince comme  celle  de  Paris  il  faudroit  que 
celle  là  fut  compofée  du  même  nombre  de  fu- 
jets que  celle  ci  &  c'eft  ce  qui  n'arrive  jamais. 
On  ne  peut  donc  pas  s'autorifer  des  ufagesdu 
Théâtre  de  Paris ,  il  eft  d'ailleurs  aifé  de  pres- 
fentir  fur  les  Arrêts  d'un  tel    Aréopage  qui 

n'a 


A  Mr.  J.  ],  ROUSSEAU.       17J 

n''a  pas  même  l'autorité  de  les  faire  exécuter, 
qu'elle  fera  la  conduite  des  Chicanneurs. 

Delà  ces  Disputes  qui  vont  quelquefois 
jusqu'à  Peffufion  du  (àng.  Ces  embarras  in- 
furmontables  qui  ruinent  les  Entrepreneurs 
&  qui  fervent  encore  de  prétexte  à  fa  mau- 
vaiiè  foi ,  puifqu'il  en  eft  fouvent  l'Auteur  j 
delà  cette  pareiïë  des  Comédiens  qui  les  fous- 
trait  à  l'étude  &  fait  fuir  le  Public  ennuie  de 
voir  toujours  repréfenter  la  même  chofê  ;  delà 
la  mifere  qui  réduit  quelques  Comédiens  mé- 
prifables  à  emploier  pour  vivre ,  toutes  les 
reflburces  que  la  balTeffe  de  leurs  fentimens 
leur  fuggere.  Delà  enfin  les  dégoûts  qui  pren- 
nent à  ceux  qui  penfent  mieux,  &  qui  quit' 
tent  un  métier  dont  de  tels  aflbciés  anéan- 
tiflent  tous  les  agrémens,  ou  les  obligent  de 
chercher  dans  le  païs  étranger  à  emploier  leurs 
talens  plus  honorablement  &  plus  tranquile- 
ment  que  dans  leur  Patrie. 

Rien  de  plus  aifé  que  de  remédier  à  tous 
ces  abus ,  le  moien  eft  de  régler  pour  jamais 
un  Répertoire  général  tel  que  celui  dont  j'ai 
fait  un  modèle  dans  mon  Mémoire,  ce  Ré- 
pertoire général  elc  divifé  par  colomnes  avec 
ces  titres  i.  noms  des  Perlonnages  de  la  Piè- 
ce, 2.  qualité  des  rôles,  3.  noms  des  A6teurs 
qui  doivent  les  repréfenter,  4.  noms  des  Ac- 
teurs qui  les  doivent  repréfenter  en  cas  de  né- 
cefiité.  Vous  lifez  donc  ainfî  fur  une  même 
ligne  par  exemple  :  Harpagon ,  rôle  à  Man- 
teau ,  M.  Duchemin ,  en  cas  de  befoin  M.  de 
la  Torillierej   ainfî  des  autres  j  chaque   rôle 

étant 


17(5      L.   H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

étant  doublé  par  l'Adeur  en  {êcond  de  celui 
à  qui  le  rôle  eft  delViné  en  premier. 

On  peut  donc  facilement  extraire  de  ce 
Répertoire  général  un  Répertoire  particulier 
de  tous  les  rôles  d'un  même  genre  pour  en 
compofer  un  Emploi  dont  on  charge  un  fu- 
jet  quelconque  :  ce  Répertoire  particulier  {e- 
roit  joint  à  (on  engagement  &  figné  de  lui , 
en  forte  qu'il  feroit  tenu  d'en  remplir  tous  les 
rôles  fans  exception  &  perdroit  le  droit  de  for- 
mer aucune  prétention  fur  l'emploi  des  autres  y 
comme  on  n'en  pourroit  former  aucunes  fur- 
ie fien. 

La  malice  &  la  pareflè  ont  toujours  des  res- 
fourceSjUn  rôle  déplaît  ,on  ne  le  fçait  pas  ou 
l'on  ne  veut  pas  l'apprendre ,  on  eft  malade 
à  propos,  on  s'excufe  fur  fa  mémoire.  Je 
fixe  par  mon  projet  le  tems  qu'un  Comédien 
doit  donner  à  chaque  rôle  pour  le  bien  fça- 
voir  fous  peine  d'amande  conlîdérable.  l'Ac- 
teur allègue  une  maladie,  on  a  lieu  de  foup- 
çonner  fa  mauvail'e  volonté ,  je  fais  jouer  fon 
rôle  par  un  autre  à  qui  l'on  pnie  une  bonne 
gratification  aux  dépens  du  malade  imaginaire. 
L'opiniâtreté  s'en  méfie,  la  mauvaife  volon- 
té domine  ,  la  mauvaife  conduite  éclate  k 
fcandalife,  je  révoque. 

Croiez  vous  ces  moiens  impuiffans  pour  as- 
fujettir  les  Comédiens  ?  11  ne  s'agit  plus  que 
de  dépofer  dans  des  mains  capables  une  auto- 
rité fufîifante  pour  les  faire  exécuter  &  refpec- 
ter  ;  &  mes  gens  font  tout  trouvés. 

Pour  encourager  les  Comédiens  &  leur  ôter 

les 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU      177 

les  prétextes  qui  fêmblent  aiitorifèr  leur  liber- 
tinage j'ai  eu  foin  de  leur  ménager  un  avenir 
fi  avantageux  dans  mon  Plan  qu'on  ne  pour- 
roit  plus  s'en  prendre  qu'à  leur  mauvaise  in- 
clination &  non  pas  à  l'inquiétude  du  fort 
qu'il  doivent  prévoir ,  quand  leurs  talens  feront 
éteints ,  du  libertinage  auquel  ils  pourroïent 
fe  livrer. 

Les  Comédiens  du  Roi  font  ceux  auxquels 
j'ai  dû  équitablement  penfer  d'abord,  j'ai  re- 
marqué que  cesMeffieurs  pendant  les  dix  pre- 
mières années  des  vingt  de  fervice  qui  leur  ac- 
quièrent la  véterance  &  la  penfion,  font  for- 
cés vu  la  foibleflede  leurs  honnoraires  de  con- 
trader  des  dettes  qu'ils  ont  peine  à  acquitter 
pendant  les  dix  dernières   années  qu'ils  font 
au  Théâtre  &  qu'il  leur  en  refte  encore  à  paier 
fur  la  penfion  de  retraite  que  fa  Majefté  leur 
accorde.  Ce  n'eft  aflurément  pas  l'intentioa 
de  ce  grand  Roi  que  ceux  qui  l'ont  fervi  vingt 
ans    &    que    l'âge   prive  de  cet  honneur  ne 
foient  pas  heureux  dans  leur  retraite  ,  afin 
donc  que  ceux  ci  jouifient  de  fes  bontés  fans 
abufèr  de  fa  générofité ,  voici  le  moien  que  j'ai 
imaginé  pour  tirer  encore  parti  de  leurs  talens 
même  dans  le  tems  qu'ils  ne  les  exerceront 
plus. 

On  ôtera  aux  hommes  la  penfion  de  cent 
pifioles  qui  leur  eft  defiinée  pour  la  donner 
aux  femmes  qui  feront  parvenues  à  la  véte- 
rance; enforte  qu'elles  auront  deux  mille  li- 
vres de  rente  dans  leur  retraite  au  lieu  de  mil- 
le feulement;  &  les  hommes  en  dédomage- 
M  ment 


,1^8        L.  H.  DANCOURT 

ment  auroient  une  Direction  de  Comédie  dans 
les  principales  Villes  du  Royaume,  laquelle 
leur  vaudroit  trois  mille  livres  5c  feroit  préle- 
vée fur  les  produits  du  fpedacle.  Si  les  infir- 
mités éxigeoient  la  retraite  abfolue  de  ce  Di- 
redeur  il  jouiroit  d'une  retenue  de  cent  pille- 
les  fur  la  penfion  de  fon  fucceffeur. 

Voilà  donc  des  Chefs  trouvés,  ces  Chefs 
feroient  fubordonnés  à  la  Diredion  roiale,^  & 
ne  pourroient  rien  innover  dans  la  dispofition 
du  fpedacle.    Soumis  eux  mêmes  au   Règle- 
ment, ils  ne  pourroient  étendre  leur  autorité 
au-delà  des  bornes  qui  leur  feroient  prefcri- 
tes  ni  fe  piquer  d'une  indulgence  préjudicia- 
ble au  bon  ordre  dont  ils  feroient  comptables 
en  première  inftance  aux  Gouverneurs,    aux 
Intendans  ,    aux  Chefs  des  Parlemens  ,  aux 
Subdélegués  ou  autres  Magiftrats  ou  Prépo- 
fés  qu'il  plairoit  à  la  Cour  d'indiquer.  Ceux 
ci  veilleroient  fur-tout  à  la  Police  extérieure 
&  à  la  fatisfadion  publique  &  tout  ce  qui  re- 
garderoit  la  police  particulierer   du   fpeékcle 
a  l'égard  des  Comédiens  feroit  jugé  en  dernier 
reffort  par  la  Direétion  roiale. 

Chaque  Directeur  entretiendroit  une  Cor- 
respondance régulière  avec  elle  &  Tinforme- 
roit  de  la  conduite  des  fujets  dans  chaque 
Troupe  :  il  efl  bien  fur  qu'elle  les  jugeroit 
avec  l'équité  &  Pimpartialité  qu'on  doitatten- 
dre  d'un  Tribunal  compofé  de  juges  aufli 
refpeôtables  &  fi  fort  au  deflus  de  la  corruption 
&  de  la  prévention  :  la  Direâion  ne  s'en  rap- 
porteroit  pas  toujours  aveuglément  au  Direc- 
teur 


A  Mr.  J.  ].  ROU  S  S E  A  U.      179 

teur  particulier,  puisqu'il  auroit  lui  même 
des  Surveijlans  refpedables,  &  comme  par  le 
Plan  que  j'établis  les  Troupes  pafferoient  an- 
nuellement d'une  ville  à  l'autre  ce  fèroit  fur 
le  témoignage  unanime  de  defférens  Direc- 
teurs, que  la  Diiedion  roiale  prendroit  Ton 
parti  fur  le  compte  d'un  fujet. 

Aucune  Troupe  ne  pourroit  fe former, au- 
cun Comédien  ne  pourroit  s'y  engager  que  de 
l'aveu  de  la  Direétion  générale  elle  miêmie  après 
avoir  éprouvé  les  talens  de  chaque  fujet. 
On  éviteroit  par  là  l'inconvénient  trop  ordi- 
naire d'engager  des  lujets  dont  les  talens  ne 
répondent  presque  jamais  à  la  réputation  qu'ils 
le  font  faite.  L'Entrepreneur  trompé  n'a 
aucun  droit  de  réclamer  contre  un  engage- 
ment fait  de  loin  &  fa  ruine  en  réfulte. 

Ce  n'eft  point  à  des  particuliers  à  qui  je 
confierois  le  Privilège  &  l'entreprife  du  fpec- 
tacle  ;  Ce  feroit  aux  Corps  de  ville ,  Prévôts 
des  Marchands  ,    Maires ,  Capitouls ,  Eche- 
vins  à  qui  l'entreprife  fèroit  confiée ,  à  l'exem- 
ple de  l'Opéra  de  Paris.  Ces  Corps  ne  cher- 
chent point  à  s'enrichir  aux  dépens  des  «Dé- 
corations ou  des  habits  du  Théâtre,  comme 
fait  un  particulier  qui  fonde  fa  fortune  fur 
fon  œconomie.  Ce  feroit  l'unique  moien   de 
faire  jouir  les  Provinces  de  fpeélacles   aufïï 
brillans  que  la  Capitale;  &  j'indique  les  res- 
fources  néceffaires  pour   les  entretenir   avec 
plus  de  magnificence ,  quoiqu'avec  bien  moins 
de  frais  qu'à  l'ordinaire. 

M  2  Les 


x2o     ].  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Les  Seigneurs  chargés  de  la  Direction  des 
fpeâacles  dans  les  différentes  Cours  de  l'Allé- 
magne  aiant  mon  regiftre  dans  les  mains  ne 
feroient  plus  expofés  à  fe  laiffer  prévenir  par 
de  mauvais  fujets  qui  les  obfédent,    les  con- 
feillent  fouvent  au  préjudice  de  leurs  Confrè- 
res :    on   tire  ceux  ci  de  leur  emploi ,  on  les 
prive  de  rôles  qui  leur  feroient  honneur  :  on 
les  dégoûte    &  l'on  regarde  comme  hmueur 
&    mauvaife   volonté    le  chagrin  qu'ils  lais- 
{ênt    paroître    à    caufe  de   la   mortification 
qu'on  leur  a  donnée.  Le  Diredeur  fe  prévient 
ainfi  mal  à  propos   contre  un  bon  fujet  qui 
plairoits'il  étoitafa  place  &  qui  déplaît  parce 
que  des  Confeils  perfides  l'en  ont  fait   tirer. 
Ce  n'eft  pas  offenfer  M. M.   les  Diredeurs 
des  fpedacles  des  différentes  Cours  de  l'Alle- 
magne, que  de  dire  que  la    plupart   ne  font 
point  au  fait  des  ufàgestbéatrals.  llsle  croient 
obligés  de  confulter  un  Comédien  &  le  plus 
honnête  homme  d'entre  eux  ne  manque  jamais 
d'amour  propre  ;  il  eft  donc  probable  que  fcs 
avis  tourneront  toujours  à  fon  avantage  par- 
ticulier &  au  préjudice  de  fes  Confrères  en  gé- 
néral. 

Avec  m.on  Répertoire  un  Directeur  peut 
fans  être  au  fiit  du  Théâtre  décider  à  coup 
fur  fans  le  {êcours  d'aucun  Confeiller ,  puis- 
que le  devoir  de  chaque  fujet  s'y  trouve  pres- 
crit &  que  non  feulement  le  nom  du  rôle 
qu'on  doit  jouer  eft  indiqué,  mais  encore  le 
nombre  de  vers  que  ce  rôle  contient  eft  fpé- 
çifié  pour  mettre  le  Direéleur  eft  état  de  ju- 
ger 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      i^i 

ger  du  tems  qu'on  doit  donner  à  l'étude; 
pour  qu'on  n'ait  pas  lieu  d'alléguer  mal  à 
propos  la  longueur  du  rôle.  Tous  les  prétex- 
tes que  la  pareffe,  lajaloufie  peuvent  oppofêr 
font  détruits:  toute  efpece  de défordre  anéan- 
ti par  la  police  que  j'indique  &  par  conféquent 
le  Direéleur  en  état  de  conduire  fon  fpedacle 
fans  avoir  befoin  d'autres  lumières. 

Pour  éteindre  parmi  les  Comédiens ,  cet 
amour  du  luxe  qui  vous  fcandalife,  la  Direc- 
tion roiale  pourroit  leur  prescrire  de  porter 
un  uniforme  propre  &  modefte.  L'entrepri- 
fe  des  fpedlacles  étant  déclarée  roiale  par-tout 
le  Roiaume  ,  les  fujets  feroient  coniîdéres 
comme  penllonnaires  du  Roi  &  des  Elevés 
dellinés  à  le  fervir  de  plus  près  ,  lorsque 
leurs  talens  affermis  par  l'étude  &  l'exercice, 
les  auroient  rendus  dignes  d'être  admis  dans 
la  Troupe  du  Roi. 

J'ôte  en  même  tems  à  des  gens  fans 
talent  ,  fans  capacité  ,  fans  crédit,  &  fans 
moien  la  liberté  de  s'établir  effrontément  Di- 
re(5leurs  de  fpeélacles  &  par  conféquent  de 
tromper  des  fujets  qu'ils  font  hors  d'état  de 
paier  &  avec  les  quels  ils  oient  contraéler  des 
engagemens  que  rien  ne  cautionne. 

J'ôte  encore  à  une  quantité  de  gens  l'envie 
de  fe  faire  Comédien  malgré  Minerve ,  puisque 
.je  propofe  de  n'en  recevoir  aucun  qui  n'ait  re- 
çu une  éducation  telle  que  cette  profeflion 
réxige  &  qui  n'ait  fait  une  épreuve  rigoureu- 
ie  de  fes  talens,  avant  que  la  Direâion  lui  ac- 
corde une  place  dans  quelque  Troupe  que  ce 
M  z  foit. 


i82     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

foit.  De  cette  façon  on  purgera  le  Théâtre  d'un 
nombre  infini  de  fujets  qui  aviliflent  le  fpec- 
tacle,  dégoûtent  le  Public  &  éloignent  de  cç 
parti  bien  des  honnêtes  gens  qui  ne  rougi- 
roient  pas  de  le  prendre  ,  fi  Pafibciation  de 
pareils  Confrères  ne  jultlfioit  l'opinion  que 
bien  des  gens  ont  conçue  contre  tous  les  gens 
de  Théâtre. 

J'indique  encore  bien  d'autres  moiens  pour 
prévenir  tous  les  abus  qu'on  a  pu  jusqu'à 
préfent  reprocher  avec  juftice  au  fpedacle  & 
vous  avouerez  peut-être,  qu'en  fe  bornant 
aux  moiens  que  j'indique  ici,  les  Comédiens 
feroient  forcés  de  tenir  une  conduite  régulière: 
alors  n'aiant  plus  de  reproches  à  leur  faire , 
à  quel  titre  les  mepriferoit  on  ? 

Mais,  direz  vous,  leur  vertu  ne  fera  qu'ap- 
parente: la  crainte  des  chatimens,  de  l'infamie 
&  de  la  pauvreté  feront  les  motifs  de  leur 
bonne  conduite  j  au  fonds  ils  n'en  auront  pas 
le  cœur  moins  corrompu.  Ce  foupçon  •  peu 
charitable  peut  être  fondé  au  moment  de  l'é- 
tabliffement  des  loix  que  je  propofe:  les  Co- 
médiens dont  la  conduite  n'aura  pas  été  régu- 
lière jusqu'alors  pourront  bien  ne  facrifier 
qu'à  la  crainte  leurs  mauvais  déportemens  ; 
mais  au  moins  ne  donneront  ils  plus  de  mau- 
vais exem.ples  aux  nouveaux  Comédiens,  & 
ceux  ci  à  qui  les  places  ne  feront  accordées 
déformais  qu'en  conféquepce  de  leur  éduca- 
tion ,  &  de  leur  bonne  conduite  ne  pourront 
être  taxés  d'hypocrifie  :  habitués  à  bien  vi- 
vre les  loix  prescrites  aux  gens  de  fpe(5î;acle 

ne 


AMr.  ].  ].  ROUSSEAU.  183 
ne  leur  paroîtront  point  trop  rîgoureufes  puis- 
qu'elles font  les  mêmes  auxquelles  tous  les 
autres  citoiens  font  aflujettis  &  habitues.     _ 

Si  les  Comédiens  donc  rappelles  dans  lelem 
deVEdifepar  des  Pafteurs  éclairés,  rendus  par 
le  Parlement  à  la  fociété ,  honnorés  de  la  pro- 
teaion  du  Roi  ,  appuies  &  contenus  par 
des  îoîX  féveres  S  ^^^^  émutées ,  continuent 
d'être  méprifés  par  des  imbéciles,  ils  en^ fe- 
ront dédomagés  par  Peftime  des  honnêtes 
gens,  des  gens  fages  &  fans  préjugés ,_  qui 
favent  lire  au  fond  des  cœurs  ,  admn^er, 
chérir  &  honnorer  la  Vertu  par-tout  où  elle 
fe  trouve.  Les  fots  à  la  longue  font  forcés 
d'imiter  les  fages,  &  les  Comédiens  jouiront 
un  jour  de  Peftime  univerfelle,  quand  bien 
même  tous  les  Philofophes  de  Genève  feréu- 
niroient  à  déclamer  contre  eux,  le  Public 
fourd  à  leur  criailleries ,   les  laifferoit  aboier 

à  la  I  une.  -    1    •    j  r  , 

Un  Bourgeois ,  dites  vous  ,  craindroit  de  fré- 
quenter ces  Comidïens  qu'on  voit  tous  les  jours  à 
la  table  des  grands,  oui  un  Bourgeois  Janfe- 
nifte ,  ignorant  &  cagot.  Au  refte  avez  vous 
vu  beaucoup  de  Comédiens  gémir  de  Péloi- 
gnement  des  Bourgeois  :  n'amufons  nous  pas 
alTés  de  gens  pour  que  quelques  uns  nous  amu- 
fent  à  le'îir  tour.  C'eft  pour  nous  un  paffe- 
tems  que  les  déclamations  des  bigots ,  &  Pim- 
pertinence  de  quelques   Bourgeois   imbéciles 
&  fripons  par  état ,  qui  ofent  dédais^ner   des 
--rens  qui  valent  beaucoup  mieux  qu'eux. 
^Ces  fûts  font  tci  bas  pour  nos  menus  flaifirs. 
M  4  Où 


i84     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Où  les  Bourgeois  d'ailleurs  prendroient  ils 
le  droit  de  méprifer  les  Comédiens  ?  Ceux  d'en- 
tr'eux  qui  ont  un  peu  de  fens  commun ,  s'en 
tiendront  à  dire,  c'eft  qu'ils  font  excommu- 
niés. Ils  fe  garderont  bien  de  les  attaquer  du 
coté  des  mœurs  &  de  la  probité.  En  effet  un 
Procureur ,  un  Marchand ,  un  Commis  favent 
bien  que  s'ils  reprochoient  aux  Comédiens 
leurs  mauvaifes  mœurs,  ceux-ci  feroient  au- 
torifés  à  leur  reprocher  leur  mauvaife  foi.  Ils 
aiment  donc  mieux  s'appuier  d'un  titre  re- 
fpeéîé  mais  injuîte  ,  que  d'un  titre  mieux  fon- 
dé mais  qu'on  peut  faire  valloir  réciproque- 
ment contre  eux. 

Les  maneuvresde  la  Chicane,  les  fripone- 
rie,  de  la  Finance,  les  fourberies  du  Com- 
merce, la  rapacité  des  uns,  les  banqueroutes 
des  autres,  le  libertinage  clandeftein  de  tous, 
font  fans  doute  aufli  condamnables  que  l'in- 
conduite  d'une  partie  des  gens  de  fpeétacle. 

Il  femble  que  ce  foit  un  reproche  que  vous 
vouliez  faire  aux  Comédiens  que  d'être  ad- 
mis à  la  table  des  Grands  di  que  cette  faveur 
vous  faffe  conclure  qu'il  faut  que  les  hôtes 
&  les  convives  foient  également  corrompus 
pour  fè  trouver  enfemble:  il  y  a  pourtant 
une  diftindion  bien  effentielle  à  faire.  Ceux 
qui  invitent  à  leur  table  une  chanteufe  des 
Chœurs,  ou  une  figurante  des  ballets  de  l'O- 
péra, ou  toute  autre  femme  de  Théâtre  qui 
n'a  pas  des  talens  diftingués ,  n'invitent  que 
rarement  les  hommes  à  ce  repas;  ils  y  {èroient 
de  trop  ,  eu  égard  à  l'objet  de  la  partie ,  ^ 

aux 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.      i8j 

aux  amufemens  qui  fuivront  le  deffert  :  vous 
pouvez  penfer  de  ces  Grands  là  tout  ce  qu'il 
vous  plaira  j  mais  ceux  qui  invitent  aufll  bien 
les  Comédiens  que  les  Comédiennes ,  dont  la 
table  eft  toujours  environnée  de  Dames  ver- 
tueufes  &  d'hommes  refpedtables ,  n'ont  affu- 
rément  pas  le  même  objet  que  les  premiers 
lorsqu'ils  admettent  un  Acleur  ou  une  Adri- 
ce  célèbres  à  ce  Cercle.  L'accueil  qu'ils  font 
à  un  Comédien,  eft  un  hommage  qu'ils  ren- 
dent à  des  talens  diftingués.  Ne  croiez  pas 
que  ce  foit  pour  égaier  raffemblée  j  cela  fe- 
roit  bon  fi  tous  les  Comédiens  avoient  l'hi- 
larité d'un  Armand^  d'un  Poijfon^  d'un  Pré- 
'Vîlle  ^  ou  d'un  Carlin^  mais  un  Baron ^  un 
Dufresne^  un  Grandval^  un  Sarafin  ,  un  Le 
Kdm  ne  font  pas  plaifans  :  c'eft  pourtant  eux 
qui  jouiffent  le  plus  fouvent  de  l'honneur  d'ê- 
tre admis  à  la  table  des  Grands  ;  &  par  quel- 
le riifon?  Par  la  même  qui  y  fait  admettre 
un  Créhillon  un  Voltaire^  un  Van-loo ^  wnBou- 
chardon^  un  Rameau.  Ces  gens  là  ne  font  pas 
invités  pour  faire  les  plaifans ,  c'eft  que  l'a- 
mour propre  eft  flalé  du  talent  d'autrui ,  &: 
que  comme  difoit  le  généreux  Monteatculli  du 
gïand'Tiiréne:  un  grand  homme  fait  honneur -à 
r homme  j  &  qu'on  fe  fait  honneur  à  foi  mê- 
me en  leur  faifant  honneur. 

Tenez  par  exemple:  tout  Arlequin  que  je 
fuis,  je  ne  fuis  pliifant  qu'au  Théâtre,  ôc 
quoique  des  gens  du  plus  haut  rang  m'aient 
fait  1  honneur  de  m'admettre  plufteurs  fois  à 
leur  table,  ils  ne  m'ont  jamais  trouvé  bouf- 
M  5  fon 


>m      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

fon  ,  je  me  fuis  toujours  piqué  de  n'y  être 
que  raifonnable,  &  je  ne  me  fuis  point  ap- 
perçu  que  cela  les  ait  refroidi  à  mon  égard. 

Quant  à  quelques  idiots  de  Bourgeois ,  n'al- 
lez pas  vous  imaginer  que  moi  ni  aucun  de 
mes  conforts,  qui  penfent  à  ma  manière, 
foions  bien  mortifiés  de  ce  qu'ils  ne  veulent 
pas  nous  admettre  à  leur  potage  :  bien  loin 
de  regretter  leur  foupe  ,  je  ne  leur  ofFrirois 
pas  la'mienne  j  &  je  connois  tel  Notaire,  tel 
Kcclefiaftique,  tel  Bijoutier  en  vogue,  tel  ri- 
che Négotiant,  tel  Sousfermier  &  tel  Fermier 
général  chez  qui  je  rougirois  toute  ma  vie 
n'avoir  dîné.  11  y  a  pourtant  de  prétendus 
grands  Philofophes  qui  ne  dédaigneroient  pas 
d'être  en  liaifon  avec  eux.  Ils  peuvent  pen- 
ièr  de  moi  tout  ce  qu'ils  voudront  &  dire  de 
moi  tous  enfemble  ce  que  j'aurai  le  plaifir  de 
"dire  moi  feul  de  chacun  d'eux  en  particulier. 
Et  que  nr' importe  à  moi  qu'Hun  faquin  me  méprije. 

On  doit  fe  faire  honneur  quand  on  elt  rai- 
fonnable, du  mépris  de  trois  fortes  de  gens, 
des  coquins ,  des  Catins ,  &  des  fots. 

Je  ne  voudrois  pas  qu'on  s'imaginât  fur  ce 
que  je  viens  de  dire  que  je  méprife  la  Bour- 
geoifie  en  général  ;  je  fais  combien  cette  claf- 
fe  renferme  de  bons  citoiens ,  de  gens  ver- 
tueux &  rerpe<Stables. 

je  fais  que  le  Cabinet  de  beaucoup  de  Né- 
gotians  elt  Pazile  de  la  bonne  foi ,  &  que 
beaucoup  d'entre  eux  partagent  le  zèle  pa- 
triotique avec  nos  plus  braves  Guerriers. 

Un  Rowi  de  Corfe  eft   aux    yeux  des  fages 

un 


-A  Mr.  J.  ],  ROUSSEAU.     187 

un  homme  aufîi  refpeiflable  ,  aufli  effentiel  à 
l'Etat  qu'un  brave  Lieutenant  Général ,  &,je 
partagerai  toujours  mon  hommage  &  mon  ref- 
pe6l  à  tous  les  deux;  je  fuis  d'ailleurs  bien 
lûr  que  des  hommes  de  cette  trempe  ne  s'amu- 
fent  pas  à  méprifer  les  Comédiens;  leur  ame 
toute  grande  qu'elle  eft ,  eft  trop  pleine  d'i- 
dées fublimes  pour  laiffer  place  à  un  fenti- 
nient  auffi  petit  &  aufli  ridicule  que  le  préju- 
gé établi  contre  nous  dans  la  petite  imagina- 
tion des  fots. 

Sparte  ne  foujfrott  fomt  de  Spe^ade.  Ce 
n'eft  pas  une  raifon  pour  en  conclure  que  les 
fpedacles  foient  mauvais. 

Quelle  quantité  de  bonnes  chofès  le  Légis- 
lateur de  cette  République  féroce  n'a-t-il  pas 
rejettées!  Les  fpedacles  étoient  abfolument 
contraires  à  Tes  vues  :  il  n'auroit  prêché  que 
l'humanité,  &  cette  qualité  du  cœur  eft  incom- 
patible avec  le  métier  de  Soldat,  que  faifoient 
tous  les  Spartiates.  L'art  de  tirer  bien  droit, 
&  de  tuer  quelqu'un  avec  grâce,  voilà  l'uni- 
que talent  qu'on  admira  à  Lacédémone,  & 
le  feul  objet  de  l'étude  de  Tes  citoiens  ;  Etu- 
de barbare  que  les  lauguinaires  admirateurs 
de  Licurgue  n'ont  que  trop  perfedionnée. 

UnLégiflateurplus  philofophe  auroitmon* 
tré  aux  hommes  à  s'aimer  &  non  pas  à  fe  bat- 
tre. Pen  &  Confucius ,  voilà  deux  fages ,  fi 
non  en  Religion  du  moins  en  morale.  Jefiis 
Chrift  n'a  jamais  fait  de  Code  militaire.  L'E- 
vangile ne  prêche  que  la  paix,  la  charité,  le 
pardon  des  ofFenfes,  &  l'amour  du  prochain. 

Quoi 


.i88      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

Quoi  de  plus  contraire  à  des  loix  qui  font 
de  tout  un  Peuple  une  Armée  :  il  faut  être 
bien  peu  Chrétien  ,  pour  me  vouloir  faire 
admirer  un  Légiflateur  aufli  barbare  que  Li- 
curgue. 

Obfervez  cependant  que  ce  Légiflateur  n'a 
pas  plus  profcrit  les  Théâtres  que  les  autres 
plaifirs;  &  conclure  de  fon  attention  à  éloig- 
ner de  fa  République  ce  genre d'amufement, 
qu'il  eil  très  dangereux ,  c'eft  conclure  en 
même  tems  que  les  plaifirs  que  vous  permet- 
tez à  vos  Genevois  ne  le  font  pas  moins  puiT- 
qu'il  les  profcrivoit  aufîi.  Le  vin  dont  vous 
faites  fi  bien  l'apologie  n'étoit  pas  plus  du 
goût  de  Licurgueque  vos  Cercles  particuliers. 
La  feule  danfe  qu'il  permettoit  à  fes  gens 
étoit  un  exercice  militaire  au  fon  des  inftru- 
mens  &  qui  ne  refîembloit  point  du  tout  au 
Bal  que  vous  établiffez  fi  comiquement  fous 
]sL  dire6tion  d'un  Magiftrat. 

Vous  citez  en  vain  les  loix  Romaines  con- 
tre les  Comédiens  puifqu'ils  ont  pour  eux  les 
loix  Grecques.  Au  refle  les  impudences  du 
Ihéatre  latin  ne  pouvoient  entrer  dans  la 
bouche  que  de  gens  impudens:  on  les  mépri- 
foit  quelque  bien  qu'ils  jouafient  parce  qu'il 
falloit  avoir  tiès  peu  d'honneur  pour  fe  char- 
ger de  bien  exprimer  les  choies  les  plus  im- 
pudiques :  Ce  n'étoit  point  le  talent  des  Ac- 
teurs qu'ils  pouvoient  appliquer  à  d'autres  ob- 
jets, qu'on  méprifoit ,  c'étoit  leurs  perfonnes. 
Les  Attellanes  fans  contredit  étoient  des  Dra- 
mes écrits  avec  décence,  puifque  la  jeune  No- 

bleflè 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      18^ 

bleflè  de  Rome  s'honnoroit  en  les  repréfen- 
tant  :  en  effet  devoit  on  déroger  en  récitant 
des  Poèmes  deftinés  à  faire  aimer  la  Vertu? 
I^es  Comédiens  François  font  la  même  cho- 
fê  aujourd'hui  ,  ils  doivent  donc  jouir  de  la 
confidération  que  leur  délicatefle  leur  a  méri- 
tée, s'ils  ont  quitté  les  farces  indécentes  pour 
des  Poèmes  diclés  par  la  raifon  &  la  fagelTe  ; 
on  doit  donc  les  traiter  en  honnêtes  gens,  & 
leur  rendre  les  privilèges  qu'on  accorde  dans 
la  fociété  à  tous  les  bons  citoiens. 

Les  Dames  Romaines ,  les  jeunes  Sénateur^ 
s'oublièrent  jufqu'à  rendre  l'hommage  le  plus' 
éclatant  aux  A6leurs ,  ils  les  conduifoient  com- 
me en  triomphe  du  théâtre  à  leur  logis  :  on  leur 
faifoit  enfin  des  honneurs  qu'on  n'accordoit 
qu'à  peine  aux  Chefs  &  aux  défenièurs  de  la. 
République. 

C'étoit  un  abus  qu'il  falloit  réformer,  & 
qui  donna  lieu  à  la  publication  d'un  Edit. 
Cet  Edit  n'empêcha  pas  Ciceron  d'eftimer, 
d'aimer  &  de  défendre  Rofcius,  ni  les  Ediles, 
de  le  paier  fuivant  fbn  mérite. 

Si  les  Comédiens  avoient  été  flétris  par  des. 
réglemens  très  fages,  lorfque  l'indécence  l'ef- 
fronterie, la  fatire  &  la  calomnie  empoifon- 
noient  toutes  leurs  repréfentations ,  ils  furent 
eftimés  quand  ils  fe  contentèrent  de  jouer  les 
ridicules ,  &  de  faire  haïr  les  vices  en  géné- 
ral ,  fans  attaquer  les  perfonnes.  On  porta 
trop  loin  l'eftime  qu'on  leur  accordoit  :  on 
réforma  cet  abus  par  un  Edit  :  devant  com- 
me après  on  feconduifit  (âgement:  on  n'atta- 
qua 


ipo 


L.  H.  DANCOURT 


qua  point  les  fpedacles  parce  qu'on  étoit  con- 
vaincu qu'ils  étoient  bons  en  eux  mêmes  ;  on 
attaqua  feulement  l'abus  qu'on  faifoit  d'une 
bonne  chofe.  Les  remèdes  pris  à  propos  font 
utiles,  appliqués  ou  pris  fans  raifon,  ils  fè 
convertiflent  en  poifons  ;  qu'on  cefTe  donc 
d'oppofer  à  l'honneur  des  Com.édiens ,  des 
réglemens  devenus  injuftes  puifque  la  caufè 
qui  les  di6la  ne  fubfifte  plus.  Qu'on  fe  gar- 
de bien  en  même  tems  ,  de  leur  donner  une 
trop  haute  opinion  d'eux  mêmes;  qu'on  les 
confidere  ,  qu'on  les  eftime  ,  qu'on  les  ac- 
cueille j  mais  fans  les  carreffer  exceflivement  : 
qu'on  les  traite  feulement  comme  on  traite 
les  honnêtes  gens,  avec  diftinftion  mais  fans 
entoufiasme  :  alors  on  ne  verra  pas  des  mœurs 
moins  pures  fur  le  Théâtre  ,  que  dans  tous 
les  autres  états  de  la  Société ,  fur-tout  fî  l'on 
fbutient  avec  vigueur  les  règles  que  je  viens 
d'indiquer.  Il  s'*en  faut  bien  qu'elles  foient 
aufli  difficiles  à  faire  exécuter  que  la  loi  preA 
crite  contre  les  Duels.  Il  efi:  bien  difficile  de 
détruire  une  opinion  univerfellement  reçue 
comme  un  fentiment  de  vertu;  opinion  fi  en- 
racinée qu'on  rougiroit  de  ne  pas  la  fuivre , 
quoiqu'on  en  fente  toute  l'abfurdité.  La  loi 
contre  les  Duels  n'eft  pour  ainfi  dire  qu'une 
demie  loi ,  &  vous  le  démontrez  ;  au  lieu 
qu'il  ne  manque  rien  aux  règles  que  je  pref- 
cris  au  Théâtre  pour  y  établir  le  bon  ordi'e 
&  le  rendre  refpedable.  A  l'égard  des  Duels, 
il  ne  s'agifixDit  pas  feulement  d'empêcher  de 
fe  battre,    il  s'agiflToit  d'empêcher  en  même 

tems 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      191 

tems  qu'un  brave,  en  fe  foumettant  à  la  loi, 
ne  paflat  pas  pour  un  lâche  :  or  c'eft  ce  qu'on 
ne  pouvoit  empêcher  j  fê  taire  tout  à  faitc'é- 
toit  fe  compromettre;  permettre  le  Duel  dans 
certains  cas,  &  fous  l'autorité  de  vôtre  Cour 
d'honneur ,  c'eft  expofer  à  la  mort  celui  des 
deux  Champions  qui  a  raifon  ,  &  qui  par 
conféquent  devroit  toujours  être  vengé.  Vô- 
tre moien  ne  vaut  donc  pas  mieux  que  la 
loi  qu'il  attaque. 

Il  ne  tiendroit  qu'à  moi  de  me  faire  hon- 
neur dans  vôtre  efprit:  le  moindre  petit  éco- 
lier de  Droit,  un  Clerc  de  Procureur  même 
pourroit  félon  vous  fans  trop  d'efîort  de  gé- 
nie compofer  un  Code;  rien  n'eft  à  vôtre  avis 
plus  aifé  :  Je  me  fuis  affis  quelque  fois  fur  les 
bancs  du  Collège  de  Cambrai ,  j'ai  même 
barbouillé  groffe  &  minnute  chez  le  Procu- 
reur ;  je  puis  donc  me  croire  im  petit  Solon^ 
&c  vous  le  faire  croire  auiïï.  N'ai- je  pas  ima- 
giné des  loix  pour  le  maintien  de  la  police  & 
des  mœurs  parmi  les  gens  de  fpedacle.  Vous 
établiflez  une  Cour  d'honneur,  vous  lui  pres- 
crivez fa  conduite ,  vous  vous  érigez  en 
Légiflateur  de  ce  Tribunal.  Puisque  j'ai  le 
même  droit  que  vous  ;  puisque  j'ai  tous  les 
titres  que  vous  croiez  fuffifans  pour  être  aufli 
Légiflateur ,  je  caftè  vôtre  Cour  d'honneur  fî 
elle  ne  fuit  pas  les  documens  que  je  vais  lui 
prefcrire.  Soions  de  bonne  foi  pourtant ,  mal- 
gré toutes  mes  lumières  ce  n'eft  par  moi  qui 
les  ai  imaginés  ces  documens.  Un  Officier 
Livonien  prifonnier  de  guerre  à  Berlin,  dis- 

cutoit 


1^2      L.  H.   D  A  N  C  O  a  R  T 

cutoit  cette  matière  il  y  a  quelques  jours  avec 
un  de  mes  Amis,  celui-ci  déploroit  la  barba- 
rie du  point  d'honneur  &  des  Duels,  il  s'ef- 
forçoit  de  trouver  des  moiens  à  prefcrire  à 
à  Phumanité  pour  obvier  aux  détours  dont 
on  fe  fert  pour  éluder  le  Règlement  de  Louis 
XIV.  L'Officier  lui  communiqua  une  idée, 
qui  n'eft  peut-être  pas  fans  incovéniens,  mais 
qui  mife  en  exécution  retiendroit  infaillible- 
ment mieux  les  faux  braves  que  tout  autre 
règlement  qui  ait  paru  jusqu'ici.  L'abus, 
dit  il  ,  qu'il  s'agit  de  détruire  elt  barbare, 
&  la  juftice  devoit  emploier  félon  moi  quel- 
que chofe  du  caradere  de  ceux  qui  s'y  li- 
vrent. Vis-à-vis  d'un  ennemi  barbare  le 
droit  de  guerre  autorife  la  barbarie  par  re- 
prefailles  :  tout  agrefleur  elt  donc  l'ennemi 
vis-à-vis  du  quel  la  loi  doit  emploier  ce  droit; 
mais  comme  la  perte  de  l'agreifeur  nejuftifie- 
roit  pas  la  bravouvre  de  l'ofFenfé ,  nôtre  Lé- 
giflateur  voudroit  que  tout  homme  qui  fecroi- 
rolt  offenfé  s'adreiîatà  un  Tribunal  compétent 
avant  que  de  tirer  fatisfaclion ,  &  que  l'offen- 
fè  prouvée,  il  obtint  le  droit  de  ce  faire  ju- 
ftice par  un  Duel  :  telle  feroit  la  loi  du  Com- 
bat; fi  l'aorelTeur  tuoit  l'offenfé  il  feroit  pen- 
du, û  l'offenfé  tuoit  l'agrefleur  il  feroit  li- 
bre, eftropié  tous  deux,  une  penfion  de  la 
part  de  l'agreffeur  à  l'offenfé,  l'agreffeurbles- 
fé  fèul ,  tant  pis  pour  lui  :  tous  deux  feroient 
punis  de  mort  pour  s'être  battus  fans  l'aveu 
du  Tribunal.  Deffenfe  fous  peine  de  la  vie  à 
tous  particuliers  non  militaires  ou  prépofés  de 

la 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.     193 

la  jQftice,  de  porter  des  Armes  quelconques. 

Cette  loi ,  j'en  conviens ,  eft  terrible ,  elle  eft 
même  injufte  en  un  fens  ,  puisqu'elle  femble 
lier  les  mains  de  l'agrefleur  vis  à  vis  de  l'of- 
fenfé:  mais  c'eft  dans  cette  injuftice  même 
que  confifteroit  Ton  efficacité  ;  c'eft  un  remè- 
de violant ,  mais  que  la  nature  du  mal  obli- 
geroit  d'emploier.  Cette  loi  terrible  contien- 
droit  les  faux  braves  ,  même  par  le  défaut 
d'équité  qu'on  peut  lui  reprocher.  Il  n'eft 
perfonne  qui  ne  tremblât  dans  une  dispute, 
d'être  reconnu  pour  agreffeur  j  &  pour  écha- 
per  à  cette  qualification  on  attendroit  toujours 
d'être  infulté.  Le  bénéfice  de  la  loi  fooit 
toujours  préférer  la  qualité  d'offenfé  à  celle 
d'offenfeur.  Si  l'on  ofoit  fe  battre  tête  à  tête , 
&  que  les  combattans  fuffent  dénoncés ,  ils 
feroient  fans  rémilTion  punis  de  mort  aufîî 
bien  que  les  témoins  volontaires  de  leur  com- 
bat. 

L'infulte  faite  entre  quatre  yeux  n'en  feroit 
pas  une  à  moins  que  Pinfultant  n'allât  fe  van- 
ter de  l'avoir  faite.  L'infulte  alors  deviendroit 
publique  ,  &  Poffenfé  iêroit  en  droit  de  fe 
pourvoir  :  fi  l'ofFenfeur  ne  s'en  vantoit  pas  il 
y  perdroit  le  plaifîr  barbare  des  Dueliftes: 
plaifîr  qui  ne  confîlte  qu'à  fè  vanter  d'avoir 
convaincu  quelqu'un  de  lâcheté  ou  de  peu 
d'adreffe  ,  &  de  fe  faire  regarder  comme  un 
homme  avec  lequel  il  eft  dangereux  d'avoir  à 
faire. 

Il    n'eft    point  d'abus  qu'on   ne    détruife 

quand  les  loix  qui  les  proscrivent  font  affés 

N  fève- 


,94      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

féveres ,  &  qu'elles  ôtent  toute  reflburce  au 
délinquant.  Vous  avez  donc  eu  tort  de  con- 
clure de  ce  qu'une  loi  qui  n'a  pas  ailés  prévu 
pour  retrancher  l'abus  qui  l'a  fait  naître,  que 
toutes  les  loix  aient  la  même  infuffifànce ,  & 
qu'il  ne  foit  pas  poffible  de  faire  refpe(5ler  les 
bienféances  &  la  Police  aux  Comédiens,  par- 
ce que  l'on  n'a  pas  fçû  empêcher  les  Duels. 
Pour  que  l'on  pût  être  de  vôtre  avis  11  falloit 
ne  pas  faire  appercevoir  ce  qui  manquoità  la 
loi  de  Louis  XIV.  puisque  c'étoit  fournir  à 
ceux  qui  vous  liront  une  réponfe  qui  coule 
de  fource.  Ce  ne  font  pas  les  mœurs  qui  font 
caufè  que  la  loi  n'eft  pas  exécutée ,  c'eft  que 
cette  loi  eft  mal  faite  &  ne  conclut  rien  con- 
tre celles  qui  le  feront  mieux. 

Un  fpeclacle  ^  des  mœurs  ^  ce  fer  oit  un  fpec- 
îadeà  voir-  Je  vous  le  donneroismoi,ce  fpec- 
tacle  là ,  un  grand  nombre  de  mes  Camara- 
des auffi.  Il  n'eil  pas  rare  autant  que  vous 
croiez  :  Je  l'ai  donné  fur  le  Théâtre  de  Ren- 
nes, fur  celui  de  Strasbourg,  je  l'ai  donné 
depuis  aux  Cours  de  Bayreuth ,  de  Munich , 
de  Vienne  &  de  Berlin ,  &  je  le  donne  aflii- 
rément  gratis  :  le  feul  prix  que  j'en  attens  eft 
l'eftime  que  des  fpeélateurs  équitables  &  fen- 
fés  ne  peuvent  me  refuièr.  J'ai  partagé  avec 
nombre  de  mes  Confrères  les  témoignages 
glorieux  de  l'eftime,  &  de  la  bienveillance  de 
graves  Magiftrats  ,  d'illuftres  Militaires,  de 
Princes ,  de  Princeffes  qui  font  profeiïïon  de 
ne  les  accorder  qu'à  des  gens  dont  les  moeurs 
Ibnt  pures  &  la  conduite  irréprochable. 

Je 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.       195 

Je  me  nomme ,  &  les  lieux  où  j'ai  paru , 
faites   moi  foufFrir  la  honte  d'un  démenti  fi 
j'ai  tort,  informez  vous,  &  je  pafTe  condam- 
nation fi  vous  n'êtes  pas  forcé  d'avouer  que 
je  fuis  infiniment  plus  honnête  homme  que 
vous.  Oui  M.  &  j'infifte,plus  honnête  hom- 
me que  vous ,  ce  n'eft  pas  beaucoup  dire  j 
vous  verrez  tout  à  l'heure.  La  plaifante  diftinc- 
tion  que  vous  faites  du  talent  &  du  métier  de 
la  célèbre  Oldfield ,   l'un  ne  fuppofe-t-il  pas 
l'autre.,  &  jouiroit  on  du  talent,  fi  l'Adeur 
n'en  faifoit  pas  Ton  métier?  Les  Anglois  ont 
honnoré  cette  Adrice  d'un  tombeau  parmi 
ceux  des  Rois  ,   ils   ont   voulu    encourager 
par  là  tous  ceux  qui  font  le  même  métie?  à 
tacher  par  leur  talent  de  mériter  le   même 
honneur.  Il  n'y  a  point  de  profeffion  qu'il  ne 
foit  honteux,  ridicule  &  préjudiable  de  mal 
exercer;  mais  quand  on  l'embrafi^e  avecle  ta- 
knt  qu'elle  exige,  on  l'honnore  au  lieu  d'en 
être  honnoré. 
_  Qiiel  cas  fait  on  d'un  Médecin ,  d'un  Pré- 
dicateur, d'un  Avocat,  d'un  Peintre,  ou  d'un 
Muficien  ignorant  ?  Ce  n'eft  donc  pas  le  mé- 
tier qui  honnoré,  mais  le  talent  avec  lequel 
on  s'y  difiingue.  Tout  homme  qui  attend  fon 
honneur  des  titres  dont  il  efl  décoré ,  s'il  les 
pofiêde  fans  les  mériter ,  n'cft  aux  yeux  des 
fages ,  qu'un  Baudet  chargé  de  Reliques  :  je  fuis 
fort  étonné  qu'un  Philorcphe,  au  moins  foit 
difant,  exige  de  la  profeffion  des  Comédiens, 
qu'elle  les  honnoré  par  elle  même,  fans  au- 
cun mérite  de  leur  part,  tandis  que  les  pro- 
N  2  fes- 


196    L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

fefiîons  les  plus  honnorifiques  ceffent  d'être 
honnorables  pour  ceux  que  leur  incapacité  & 
leur  métalent  en  rendent  indignes.  Encou- 
rager le  talent  par  des  honneurs ,  c'ell  hon- 
norer ,  c'eft  autorifer  fans  doute  la  profelTion 
dans  la  quelle  ce  talent  eft  nécefîaire  ;  donner 
le  bâton  de  maréchal  à  de  braves  Lieutenants 
Généraux ,  les  combler  d'honneurs  &  de  biens, 
c'eft  encourager  les  jeunes  Officiers ,  c'eft  hon- 
norer  leur  profefiîon  en  recompenfant  ceux 
qui  l'exercent  avec  diftinétion. 

Si  nous  avions  aujourd'hui  des  Cicéronqui 
plaidaffent  pour  nos  Kosc'ius ,  on  les  entendroit 
fans  doute  s'élever  contre  le  préjugé  qui  avi- 
lit la  profeffion  de  ceux-ci  ,    &  s'efforcer  de 
rendre  les  honneurs  à  des  talens  qu'on  atta- 
que aux  dépens  de  la  raifon  &  de  la  Vertu. 
Prenez  y  garde  M.  ce  n'eft  pas  lorsque  les 
Jeux  Scemques  furent  inftitués   qu'ils   furent 
avilis,  ils  étoient  des  a6les  de  Religion,  dont  les 
Adeurs  étoient  les  Miniftres  :  on  les  confidé- 
roit  donc ,  comme  des  gens  confacrés  au  fer- 
vice  des  Dieux  ;  ce  n'étoit  pas  alors  que  le 
Préteur  difoit:  ^isquis  in  fcenam  frodierit  in- 
famis  eft. 

Ce  fut  lorsque  ces  fpe(5î:acles  facrés  devin- 
rent profanes  &  impudiques ,  qu'ils  furent 
abandonnés  aux  talens  des  esclaves  &  de  gens 
déjà  méprifés  avant  de  monter  fur  la  fcene  ; 
ce  fut  pour  empêcher  les  honnêtes  gens  d'exer- 
cer une  profeffion licentieufe, de  fe confondre 
avec  des  hommes  vils ,  pour  infulter  par  des 
fatires  odieufes  5c  perfonnelles  les  meilleurs  ci- 

toiens  - 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      197 

toiens ,  &  allarmer  la  pudeur  par  l'exécution 
de  rôles  infâmes,  tant  par  le  ftile  que  par  les 
vices  des  perfonnages  qu'ils  reprefentoient. 
On  ne  voioit  fur  la  fcene  latine  que  des  Pa- 
rafites,  desMercures  ,  des  Appareilleufes  & 
des  Courtifanes.  N'auroit  il  pas  été  honteux 
que  des  gens  de  l'un  &  de  l'autre  fexe  eulTent 
rempli  de  pareils  rôles  aux  yeux  du  Public. 
On  avoitdonc  raifon  de  proscrire  le  Théâtre: 
les  légiflateurs  vouloient  infpirer  de  l'horreur 
pour  l'image  des  mauvaifes  mœurs,  elleétoit 
fi  nue  cette  image ,  qu'il  n'eft  pas  concevable 
comment  le  Sénat  n'eut  pas  l'autcrité  de 
l'effacer  tout  à  fait  :  mais  le  goût  effréné  d'u- 
ne Populace  corrompue  lui  interdifoit  fans 
doute  cette  entreprife. 

La  diftin6lion  accordée  aux  Attelanes,  prou- 
ve toujours  que  les  loix  ne  s'elevoient  pas  con- 
tre les  fpeâacles  comme  mauvais  en  eux  mê- 
mes, ni  contre  des  Aéleurs  honnêtes  gens ,  & 
des  Pièces  où  les  mœurs  étoient  refpedées. 
La  loi  des  Romains  ne  fait  donc  rien  pour 
vous  ;  fi  vous  en  abufez ,  nous  pouvons  nous 
prévaloir  de  celle  des  Grecs  qui  honnoroit  le 
Théâtre ,  &  fur- tout  d'une  qui  deffendit  fous 
peine  de  la  vie  de  propofer  de  toucher  à  des 
fommes  confidérables  deftinéesauxfpe6lacles, 
même  pour  la  deffenfe  de  la  Patrie  dans  le 
tems  qu'Athènes  étoit  affiegée  par  Philippe. 

Les  premiers  fpe6tacles    qui    parurent  en 

France  furent  édifians  ,   auffi  leurs  Acleurs 

furent  ils  honnorés  ce  titres  &  de  privilèges  : 

ils  ne  reprefentoient  que  les  Mifteres  ou  le 

K  ^  Mar- 


ip8     L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

Martire  de  quelque  Saint  :  devenus  moins 
dévots  &  plus  avares  ,  ils  affermèrent  leur 
Théâtre  à  des  Faiceurs  infâmes,  on  leur  re- 
proche quelque  part  à  eux  mêmes  d'avoir  allié 
des  fpedacles  impudiques  &  des  fcenes  lasci- 
ves aux  objets  les  plus  dignes  de  vénération. 

L'Egiife  s'éleva  avec  raifon  contre  des  abus 
û  fcandaleux  ;  elle  excommunia  non  feulement 
les  Comédiens,  mais  encore  les  fpedateurs. 
L'objet  de  l'excommunication  n'étoit  pas  fans 
doute  de  proscrire  les  fpedacles  décens  &  rai- 
fonnables  ;  mais  f  ulement  ceux  qui  n'offroient 
aux  yeux  qu'un  mélange  des  chofes  faintes 
avec  les  plus  fcandaleu Tes,  &  des  prophana- 
tions  aufli  choquantes  pour  la  raifon,  que  con- 
traires à  la  pureté  des  mœurs. 

Si  les  fpedacles  ont  elfuié  la  même  révolu- 
tion à  Paris  que  dans  l'ancienne  Rome,  s'ils 
ont  été  facrés  dans  leur  origine,  &  s'ils  font 
devenus  impudiques  dans  la  fuite,  il  n'eftpas 
étonnant  qu'ils  aient  éîé  autorifés,  refpedés 
&  honnorés  lors  de  l'Etabliffement  :  ileft  en- 
core moins  furprenant  qu'ils  aient  été  flétris 
lorsqu'ils  font  devenus  l'Ecole  de  l'infamie  di 
de  l'impureté  :  plus  on  prouvera  que  la  pro- 
fcription  des  Adeurs  fut  légitime  alors,  plus 
on  établira  les  droits  de  ceux  du  tems  préfent 
à  l'eftime  publique  &■  à  la  fociété.  Vous  avez 
trop  fenti  que  la  profefllon  des  Comédiens 
d'aujourd'hui  vous  donnoit  peu  de  prifè  contre 
eux  ;  il  a  fallu  que  vous  alliez  fouiller  dans 
leur  conduite  particulière  de  quoi  vous  auto- 
xifer  à  dire  du  mal  de  leur  état  :  il  fe  peut 

fort 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      199 

fort  bien  que  dans  le  leur ,  comme  dans  tous 
les  autres  les  honnêtes  gens  ne  foient  pas  le 
plus  arand  nombre  :  c'eft  ce  qui  fera  cepen- 
dant fi  tôt  qu'on  le  voudra.  11  feroit  injufte 
d'appliquer  à  leur  profeffion  leur  dé  règlement, 
après  ce  que  j'ai  dit  des  caufes  du  défordre 
qui  règne  entre  eux,  &  qui  dépendent  abfo- 
lumentdu  défaut  de  police.  Achevons  de  dis- 
culper leur  profeiTion  des  nouveaux  reproches 
que  vous  lui  faîtes  d'un  air  û  triomphant  ; 
vôtre  gloire  n'eft  qu'un  feu  de  paille ,  vous 
allez  bientôt  voir  la  fumée. 

^u'eft  ce  que  le  talent  du  Comédien}  Lart  de 
fe  coîitrefaire ,  de  revêtir  un  autre  cara^ere  que 
le  fien ,  de  paraître  différent  de  ce  qii'on  eft ,   de 
fe  pafflonner  de  fang  froid ,  de  dire  autre  chofe 
que  ce  qui  on  penfe  aujji  naturellement  que  fi  on  le 
f  enfuit  réellement  ,   S*  d'oublier  enfin  fa  propre 
place.    Qu'eft  ce  que  le  talent  d'un  Corneille, 
d'un  Molière,  d'un  Crebillon,   d'un  Voltai- 
re ?    C'eft  de  fe  paffionner  de  fang  froid  dans 
leur  Cabinet  ,   d'écrire  autre  chofe  que   ce 
qu'ils  penfent  aulTi  naturellement  que  s'ils  le 
penfoient  réellement ,  &  d'oublier  enfin  leur 
propre  place.    C'eft  le  talent  d'un  Prédicateur 
qui  prend  la  place  d'un  Apôtre,  fe  pafllonne 
de  fang  froid  &  dit  fouvent  autre  chofe  que 
ce  qu'il  penfe  au ffi  naturellement  que  saille  pen-^ 
foit.   Un  talent  n'exclut  pas  plus  la  probité 
du  cœur  de  celui  qui  l'exerce  s'il  eft  honnête 
homme,  qu'il  n'y  porte  la  Vertu  ,^  s'il  eft  un 
homme  corrompu  :   prétendre  qu'il  influe  en 
bien  ou  en  mal  fur  les  mœurs  de  quelqu'un, 
N  4  c'eft 


loo 


L.  H.   DANCOURT 


c'eft  une  abfurdité  ridicule  &  vous  allez  le 
voir  i  il  faut  avant  vous  laiffer  tout  dire  : 

^'efi  ce  la  profejfwn  de  Comédien  y  Un  métier 
far  lequel  il  Je  donne  en  repréfentation  pour  de 
Purgent ,  fe  foumet  à  V ignominie  ^  aux  affronts 
qu'ion  achette  le  droit  de  lui  faire  ^  ^,  met  publi- 
quement fa  perfonne  en  'vente. 

Qii'eft  ce  qu'il  y  a  de  honteux  à  fe  donner 
en  repréfentation  pour  de  l'argent  ?  Penfez 
vous  nous  faire  rougir  de  vos  fcrupules ,  pour- 
quoi donc  vous  y  donnez  vous  auiïï  ?  Car 
n'elt  ce  pas  pour  être  connu  perfonnellement 
qu'un  Auteur  donne  fes  ouvrages  au  Public? 
N'eft  ce  pas  pour  Tamufer  qu'il  travaille  j  & 
qu'il  met  fes  produdions  au  jour  p  IN'eft  ce 
pas  pour  gagner  de  l'argent  qu'un  Auteur, 
un  Avocat ,  un  Prédicateur  même  fe  produi- 
fênt  au  Public  ?  Chacun  d'eux  ne  défire-t-il 
pas  d'en  être  connu  plus  qu'aucun  de  fès 
concurrens  ?  Si  ces  motifs  ne  font  pas  fcan- 
daleux  de  vôtre  part,  pourquoi  le  feront- ils 
de  la  part  des  Comédiens?  Quelle  eft  la  pro- 
feifion  qui  ne  doit  pas  nourir  celui  qui  l'exer- 
ce ?  Quel  mal  y  a-t  il  à  gagner  fa  vie  aux 
yeux  du  Public  plutôt  que  dans  fon  aparte- 
mentj fur-tout  quand  on  la  gagne  avec  diftinc- 
tion ,  qu'on  fe  fait  chérir  par  fes  talens  ,  & 
qu'on  fe  rend  recommandable  par  fes  moeurs  ? 

Qu'efi:  ce  que  l'ignominie,  quels  font  les 
affronts  qu'on  achette  le  droit  de  faire  à  un 
Comédien  ?  On  le  fiffle  quand  il  joue  mal  : 
mais  ne  fiffle- t-on  pas  les  mauvais  Auteurs,  en 
font  ils  moins  honnêtes  gens  pour  cela  ?  Fait 

on 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      201 

on  beaucoup  de  cas  d'un  mauvais  Prédicateur, 
ou  d'un  Avocat  imbécile  ?  Ne  fe  moque-t-on 
pas  d'un  ignorant  Médecin,  Quand  on  fiffle 
tous  ces  gens  là,  eil-ce  à  leur  profelfion  qu'on 
en  veut  ?  Non  fans  doute ,  c  eft  à  la  perlbn- 
ne  feule  ,  c'eft  pour  la  punir  de  l'audace  " 
qu'elle  a  de  vouloir  tromper  le  Public,  &  lui 
faire  paier  des  talens  qu'elle  n'a  pas. 

Ceux  des  Comédiens  qui  n'ont  jamas  été 
fîfflés  font  donc  audeflus  de  tout  reproche? 
Leur  profefilon  n'a  rien  de  honteux  pour  eux, 
puisqu'ils  n'éprouvent  point  le  désagrément 
qui  l'avilit  félon  vous;  mais,  allez  vous  dire, 
n'a-t-on  jamais  flfflé  des  A6teurs  qui  ne  le 
méritoient  pas?  J'en  conviens,  donc  leurpro- 
feffion  eft  flétriffante  par  elle  même ,  puisque 
quelque  bien  exercée  qu'elle  foit,  elle  les  ex- 
pofe  toujours  à  des  fifflets  ignominieux  :  mau- 
vaifê  conclufion.  N'a  t-on  pas  critiqué  très 
injuftement  d'excellens  Auteurs.  Le  mépris 
dont  les  habiles  &  les  honnêtes  gens  paient 
des  critiques  injuftes  n'ajoute-t-il  pas  fou  vent 
à  la  gloire  des  Auteurs  critiqués  ?  M.  M,  deVol- 
taire  &  de  Crebillon  perdront  ils  rien  de  leur 
réputation  par  les  abfurdes  critiques  que  vous 
venez  de  faiie  de  leurs  ouvrages  ?  Et  quand 
une  nuée  de  Corbeaux  croajjent  enfajjant  au-des- 
f m  d'un  ho  ce  âge  j  en  écoute -t-on  avec  moins  de 
flaifir  quand  ils  font  loin  ,  les  chants  mélodieux 
du  Rosfignol  Ce  charmant  oifeau  en  a-t  il  pour 
cela  le  goficr  moins  flexible  &  moins  tendre? 
En  eft  il  moins  cher  aux  oreilles  délicates  qui 
l'écoutent.  La  Police  en  France „  vient  d'in- 
N  5  ter- 


202      L.  H.  DANCOURT 

terdire  les  fifflets  au  Parterre  ;  donc  voilà  la 
profefïïon  des  Comédiens  annoblie  par  ce  rè- 
glement. Les  fifflets  étoient  la  feule  caufe  de 
Ton  ignominie,  les  fifflets  aujourd'hui  ne  font 
plus  à  craindre  :  voilà  donc  nôtre  état  devenu 
tout  auffi  refpeèlable  qu'un  autre,  puisque  le 
Parterre  a  perdu  le  droit  de  nous  fiffler. 

Un  Clerc  four  qtùme  fous  ^  fans  craindre  le  hola^ 
Peut  aller  au  Parterre ,  attaquer  Attila. 

La  façon  dont  Boileau  donne  ici  aux  étour- 
dis le  droit  de  fiffler  les  meilleures  chofes ,  eft 
fans  doute  la  véritable  façon  de  le  leur  ôter , 
&  fi  d'un  côté  les  fous  fifflent  au  parterre  ; 
(car  ce  ne  font  que  les  fous  qui  fifflent)  les 
honnêtes  gens  crient  toujours ,  faix  là  !  faiitX 
faix  !  la  Cabale  ! 

Si  la  Pièce  ou  l'Adeur  les  ennuie,  ils  Ce 
contentent  de  bailler  &  s'en  vont.  Or  l'igno- 
minie que  vous  reprochez  aux  Comédiens, 
ne  leur  étant  infligée  que  par  des  fous  ou  des 
étourdis,  il  n'eft  pas  étonnant  qu'ils  y  foient 
infênfibles,  &  qu'ils  continuent  d'aimer ,  d'es- 
timer &  d'excercer  leur  profefilon. 

J\idJMre  comme  vous  tout  homme  fincere  de 
déclarer  à  préfent,  s'il  découvre  dans  nôtre 
profeffion  la  moindre  trace  d''un  trafic  honteux 
^  bas  de  foi  même. 

Ces  hommes  fi  bien  parés  ,  fi  bien  exercés  au 
ion  de  la  galanterie  3*  aux  accens  de  la  paj/ion , 
nahuferont  ils  jamais  de  cet  art  four  féduire  de 
jeunes  ferfounes?  Ces  'valets  filous  fifubtils  de  la 

laiî- 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.       203 

langue  ^  de  la  main  fur  la  fcene ,  dans  les  he- 
fo'ms  d^un  métier  plus  difpendieux  que  lucratif ^ 
n'* auront  ils  jamais  de  diftr avions  utiles^  ^c 

Ces  foupçons  que  vôtre  perfidie  cherche  à 
donner  de  nous  au  Pubhc  ,  font  auffi  bien 
fondés  que  ceux  que  quelques  idiots  avoient 
conçus  contre  le  caractère  de  M.  deCrebilIon. 
Ils  s'étoient  imaginé ,  dit-il ,  qu'un  homme  qui 
avoit  pu  traiter  fi  énergignement  le  carade- 
re  d'Atrée  devoit  avoir  Pâme  auffi  noire  que 
Ton  Héros.  Vous  êtes  paie  M.  pour  fentir 
combien  ces  gens  avoient  tort. 

Un  Peintre  devient  il  un  malhonnête  hom- 
me, quand  il  exprime  avec  art  toute  la  mé- 
chanceté  d'un  Caligula^   dans  les  traits  qu'il 
lui  donne.     Un  Hiftorien  de  Néron  devient 
il  unMonftre  pourfavoir  développer  avec  art 
tous  les  mouvemens  fecrets  de  l'ame  de  cet 
Empereur  déteftable  ?    Non  fans  doute;   ce 
n'eil  donc  que  vôtre  méchanceté  propre  qui 
peut  vous  porter  à  nous  appliquer  les  vices 
que  nous    peignons   le    mieux    qu'il    nous 
eft    pofïïble  pour  'les   faire  abhorrer.     Que 
penferiez  vous  de  la  maladrelTe  d'un  filou  qui 
commenceroit    par   montrer   aux   gens      de 
quelle  manière  il  s'y  prendra  pourries  trom- 
per?  Ne  feroit  ce  pas  les  avertir  d'être  fur  leur 
gardes.  Ce  feroit  pourtant  là  ce  que  nous  fe- 
rions fi  nous  emploions  dans  le  commerce  de 
la  vie  ,    l'adreffe  &  la  fubtilité  que  vous  re- 
marquez en  nous  au  Théâtre.  Vôtre  méchan- 
ceté vous  ôte  la  mémoire  :  vous  venez  de  re- 
procher tout  à  l'heure  aux  Comédiens  de  pa- 
roître  ce  qu'ils  ne  font  pas  &  de  revêtir  un 

autre 


204      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

autre  caradere  que  le  leur.  Vous  voulez  ici 
faire  craindre  au  Public  qu'ils  ne  foient  ce 
qu'ils  repréfentent. 

Quand  un  honnête  homme  avertit  un  autre 
honnête  homme  des  moiens  qu'un  fripon  doit 
emploier  pour  le  tromper ,  doit  on  craindre 
que  cet  honnête  Confeiller  ne  devienne  un 
fripon  lui  même  ,  parce  qu'inftruit  de  tous 
les  tons  ,  de  tous  les  détours ,  de  toutes  les 
grimaces  que  le  fourbe  qu'il  accufe,  a  coutu- 
me d'empioier  pour  tromper  quelqu'un ,  il  en 
fait  un  tableau  frappant  à  fon  ami. 

Que   l'efprit   contempteur    rend    inconfé- 
quent ,    injufte  &  aveugle ,  car  vous  ne  vou- 
drez pas  vous  perfuader  que  ceux  des  Comé- 
diens qui  jouent  les  rôles  àePoUeit^e,  dcJouJ, 
deMarJochêe,  deviennent  des  Saints.   Vous  ne 
voudrez  pas  croire  non  plus  que  ceux  qui 
jouent  un  Euphêmon ,  un  Licandre ,  un  Arifte , 
un  Biirrhm ,  un  Jharès ,  deviennent  les  gens 
du  monde  les  plus  vertueux  :  il  faut  pourtant 
convenir  avec  vous  même^  &  fl  l'emploi  de 
chaque  Comédien  a  tant  d'influence  fur  fes 
mœurs 5  ceux  qui  jouent  les  rôles  de  Saints, 
de  Héros ,  &  d'honnêtes  gens  doivent  devenir 
des  Saints,  des  Héros,  d'honnêtes  gens,  com- 
me ceux  qui  jouent  des  rôles  de  fuborneurs  & 
de  fripons  font  klon  vous  Juborneurs  5c  fripons. 
Mais  vous  M.  qui  tirez  du  métier  des  autres 
des  induftions  contre    leur  probité ,    voions 
un  peu  fl  celui  que  vous  faites  ne  peut  don- 
ner aucun  doute  de  la  vôtre:  fi  l' inconduite 
de   quelques  Comédiens  vous  fait  préfumer 
que  tous  leurs  reflemblentjvous  m'autorifez 

par 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      2of 

par  cette  opinion  à  conclure  que  la  mauvaifè 
foi  d'un  grand  nombre  d'Ecrivains  eft  com- 
mune à  tous  &  par  conféquent  à  vous. 

11  y  a  eu  des  Auteurs  fripons ,  voleurs  mê- 
me ,  impies ,  obfcênes ,  calomniateurs  &  fcé- 
lerats ,  &  vous  êtes  Auteur. 

Diogêne  étoit  Philofophe  mais  Philofophe 
Cinique  &  fuivant  la  commune  opinion  or- 
gueilleux autant  qu'infolent  j  on  voioit  fon 
orgueil  à  travers  les  trous  de  fon  Manteau  & 
quelque  bonne  opinion  que  M.  De  la  Motte  le 
Vayer  en  ait  conçue  fur  quelques  penlêés  rai- 
fonnables  receuillies  de  ce  prétendu  Sage ,  on 
ne  peut  voir  qu'un  infolent  ,  un  ridicule  & 
un  orgueilleux  dans  la  manière  dont  il  {è 
conduifit  avec  Alexandre.  S'il  eut  été  vérita- 
blement fage  il  auroit  accepté  les  préfens  de 
ce  Héros  ,  ne  fut  ce  que  pour  foulager  les 
malheureux  de  fa  connoiffance.  Il  aima  mieux 
faire  une  réponfe  impudente  que  de  fe  mettre 
en  état  de  faire  de  bonnes  avions.  Le  véri- 
table Philofophe  alors  fut  Jlexanàe  ,  puis 
qu'il  ne  fe  fâcha  pas  &  je  crois  qu'il  eft  très 
louable  d'avoir  mieux  aimé  être  Alexandre 
qu'un  Diogêne. 

Un  Grand  Prince  vous  a  voulu  paier  un  de 
vos  ouvrages  beaucoup  plus  qu'il  ne  vaut 
afîurément  3  vous  ne  vous  êtes  réfervé  fuper- 
bement  du  préfent  qu'il  vous  faifoit  qu'un 
peu  plus  de  ce  quil  valoit  &  vous  avez  ren- 
voie le  refte,  afin  qu'on  put  vous  comparer 
à  Diogêne  ;  votre  orgueil  a  percé  comme  ce- 
lui de  votre  modèle  ;  car  l'hiftoire  ne  dit  pas 

que 


20(5      L.   H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

que  vous  aiez  fait  aucune  démarche  pour  que 
ce  trait  de  modeftie  &  de  désintéreffement  fut 
dérobé  à  la  connoiiTance  du  Public.  Ce  dés- 
jntérelTement  prétendu  n'a  trompé  perfonne. 
Qiie  conclure  de  ces  deux  exemples?  Que 
puisque  vous  &  Diogênes  êtes  des  Philofô- 
phes ,  que  tous  les  Philofophes  font  des  or- 
gueilleux, des  impertinens  &  des  hipocrites? 
Il  le  faut  bien,  en  imitant  vosconféquences. 
La  plupart  des  Hérétiques  ont  été  des  Reli- 
gieux ,  des  Prêtres  ,  des  Théologiens ,  des 
Methaphificiens ,  donc  tous  les  Religieux ,  les 
Théologiens  &  les  Prêtres  font  des  Hérétiques, 
&  vous  êtes  Methaphificien. 

Ce  fut  un  Moine  qui  fit  PAlcoran ,  ce  fut 
un  Miniftre  Calvinifte  qui  conduisît  fonRoi 
fur  l'echaffaut  &  qui  fous  le  titre  de  Protec- 
teur occupa  le  Trône  de  fon  Maître:  donc 
tous  les  Moines  ou  les  Miniftres  réformés 
font  des  Sergius  ou  desCromwels.  Quelques 
étourdis  d'Ecrivains  ofent  faire  imprimer  les 
dogmes  du  Deifme^  on  renouveller  les  erreurs 
de  Lucrèce  5  d'autres  à  l'abri  de  la  rigueur  de 
la  Police  par  Vincognïîo  qu'ils  ont  la  prudence 
de  garder  ,  portent  la  corruption  dans  les 
mœurs  par  des  écrits  obfcênes,  d'autres  enfin 
politiques  innocens  font  des  Traités  de  gou- 
vernement auffi  fots  qu'eux  mêmes  ;  ils  prê- 
chent en  cachette  l'indépendance  &  la  révol- 
te: donc  tous  les  Auteurs  font  des  Lucrèce, 
des  Vanini,  desAllozia,  des  Machiavel. 

Je  ne  fuis  pas  affés  imbécile  ni  affésinjufte 
pour  adopter  de  pareilles  conféquences  ^  j'ai 

sra- 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      207 

grâces  au  Ciel  encore  affés  de  Logique  pour 
ne  pas  conclure  du  particulier  au  général  j  je 
ne  profcris  point  des  profeffions  utiles  &  ref- 
peéîables  à  caufè  des  abus  qu'on  en  peut  faire. 

La  friponnerie  de  Furetiere  ne  me  rend 
point  l'Académie  fufpeâe. 

L'impertinence  deDiogéne,  ni  vôtre  Cî- 
nifme  maladroit  ,  ne  m'empêcheront  pas  de 
regarder  les  Socrates,  les  Platon,  les  Moliè- 
re ,  les  Montagnes ,  les  Montefquieu ,  les  Mi- 
rabeau 5  comme  les  amis  des  hommes ,  &  les 
organes  de  la  raifon ,  de  la  fageffè  &  de  la 
vérité. 

Des  Théologiens  prétendus',  des  Héréti- 
ques aveugles  ne  m'empêcheront  pas  d'admi- 
rer les  lumières  &  le  zèle  des  Pères  ni  l'Elo- 
quence pénétrante  &  fainte  des  Bourdaloue^ 
des  Boffuet ,  des  Flechier ,  des  MaJfiUon. 

L'apoftafîe  de  Sergius,  l'hipocrifie,  l'am- 
bition ,  la  cruauté  de  Cromwel  ne  me  feront 
point  voir  des  fadieux  dans  des  Religieux 
fcrupuleux  obfèrvateurs  de  leurs  règles. 

je  ne  verrai  point  des  Ufurpatears  futurs 
dans  les  Reformés  du  Roiaume  de  France: 
leur  zèle  patriotique,  la  pureté  de  leurs  mœurs, 
leur  valeur  éprouvée  à  laquelle  le  Roi  vient 
d'accorder  les  honneurs  militaires,  que  leurs 
opinions  les  empBchoient  ci-devant  de  parta- 
ger :  tout  cela  me  les  fait  voir  tels  qu'ils  (ont, 
d'honnêtes  gens  &  de  bons  citoiens. 

Je  ne  vois  pas  non  plus  des  Murfîus ,  des 
Pétrone,  des  Ovide,  des  Martial  dans  tous 
nos  Ecrivains. 

Je 


2o8     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Je  ne  vois  point  dans  les  efforts  que  font 
des  gens  fages  &  modérés  pour  éclairer  le 
Trône  &  le  Miniftere  fur  les  abus  que  des 
fanatiques  ou  des  hipocrites  font  de  la  Reli- 
gion ,  fur  les  exadions  de  certains  Prépofés 
fubalternes  du  Gouvernement ,  la  frénéfie  de 
ces  efprits  réformateurs  qui  voudroient  être 
les  Auteurs  du  trouble  pour  que  leur  nom 
paflè  à  la  pofterité,  dût- on  les  comparer  aux 
Erofirates.  Ceux  qui  me  paroitroient  tels ,  je 
les  accufêrois. 

Je  dénoncerois  au  Miniftere  public  un  Au- 
teur dans  les  écrits  duquel  je  découvrirois 
des  opinions  nouvelles  ,  contraires  au  repos 
de  la  foi,  &  par  conféquent  à  celui  de  l'Etat. 
Je  vous  dénoncerois  vous ,  dans  les  écrits  de 
qui  j'en  puis  montrer  plufieurs,  fi  mon  zèle 
ne  m'expofoit  pas  à  être  accufé  de  récri- 
miner. 

Si  vous  voulez  faire  adopter  aux  gens  fa- 
ges ,  que  la  profeffion  des  Comédiens  les  rend 
fripons  parce  qu'il  y  a  des  gens  de  mauvaifes 
mœurs  entre  eux,  prouvez  avant  que  tous 
les  hommes  font  des  fripons,  parce  qu'il  n'y 
a  point  de  profeffion  ni  d'état  qui  n'ait  les 
fripons. 

Q^xiX.  à  moi ,  voici  ma  manière  de  juger. 
Ce  n'eft  point  parce  que  parmi  les  gens  de 
lettres  &  les  Philofophes  il  y  a  des  envieux ,, 
des  plagiaires ,  des  critiques  de  mauvaife  foi , 
que  je  vous  crois  un  malhonnête  homme , 
c'eft  parce  qu'entre  tous  les  Ecrivains  du 
jour ,  vous  vous  diftinguez  par  vôtre  malice 

en- 


A  Mr.  ].  J.  ROUSSEAU.     209 

envers  ceux  qui  vous  déplaifent  :  c'eft  parce 
que  vous  voulez  rendre  odieux  des  gens  qui 
ne  vous  ont  jamais  fait  de  mal  ,  c'elt  parce 
que  vous  dénigrez  une  profeiîion  que  des 
Saints  &  des  Philofophes  approuvent  &  qu'ils 
encouragent  :  c'ell  parce  que  vous  accufez  de 
mauvaifes,  mœurs  &  de  firiponerie  des  gens 
que  vous  ne  connoiiTez  que  de  vue  &  qui  ne 
vous  ont  aflurément  jamais  rien  volé  :  c'eft 
par  ce  qu'en  voulant  avilir  &  diffamer  le  ta- 
lent des  Comédiens,  vous  dégoûtez  les  hon- 
nêtes gens  de  l'exercer ,  &  vous  vous  oppofêz 
ainfi  à  ce  que  cette  profelfion  s'annobliffe 
&  fè  purifie  des  abus  qu'on  peut  encore 
lui  reprocher.  Un  Cenfeur  fage,  honnête 
homme  &  vraiment  zélé  ne  répand  point  le 
fiel  &  l'infamie  fur  ceux  dont  les  mœurs  le 
choquent  ,  il  leur  montre  le  chemin  de  la 
Vertu  &  s'en  tient  là:  mais  quelle  opinion 
n'eft  il  pas  parmi  d'avoir  d'un  homme  qui 
quitte  le  Paradis  terreftre:  (car  la  magnifique 
defcription  que  vous  faites  de  Genève  en  don- 
ne cette  idée)  quelle  opinion,  dis  je,  n'eft 
il  pas  permi  d'avoir  d'un  petit  Auteur  qui 
quitte  un  fejour  fi  délicieux,  pour  venir in- 
fulter  une  nation  refpedable,  blâmer  tousfes 
ufages  &  fes  goûts,  lancer  des  traits  critiques 
fur  fon  Gouvernement  ,  prêcher  l'indépen- 
dance, &  vanter  le  bonheur  des  Iroquois  & 
des  Caraïbes,  c'eft-à-dire  l'orgueil  ,  la  féro- 
cité, la  révolte,  la  cruauté  à  un  Peuple  ac- 
coutumé à  chérir  fes  Rois ,  &  qui  fe  diftin- 
gue  par  fa  docilité,  par  fon  zèle  &  fonrefpeâ: 
pour  les  loix  j  Que  penfèr  d'un  petit  Dodeur 
O  ea 


2IÔ      L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

en  politique  qui  veut  transformer  le  François 
enjoué ,  poli ,  fournis ,  &  fidèle  en  Républi- 
cain dur  &  féroce?  Apôtrefecret  de  la  turbu- 
lence Anglicane,  ne  feroit-il  point  le  précur- 
feur  d'un  nouveau  Cromweljun  pareil  hoiu' 
me  me  paroit  bien  plus  méprifable  &  plus 
dangereux  qu'un  Comédien. 

Je  pourrois  emploier  en  faveur  de  ma  pro- 
feiîion  tous  les  argumens  invincibles  conte- 
nus dans  la  lettre  d'un  Théologien  à  M.  Bour- 
fault ,  qui  lui  demandoit  fon  avis  fur  les  fpec- 
tacles  :  pour  éviter  la  prolixité  j'y  renvoie  le 
le6leur  &  vous  aufii.  Vous  ferez  un  novateur 
bien  opiniâtre  fi  cette  lettre  ne  vous  impofè 
pas  filence  &  ne  vous  convertit  pas. 

CHAPITRE    Vï. 

Où  Von  examine  fi  le  Bal  piihlic  propofè  par 

M.  RouJJeau  ne  fer  oh  pas  plus  préjudicia- 

hle  aux  mœurs  de  Genève^  que  le  fpec- 

lacle  qu'il  projcrit. 

Combien  vous  vous  feriez  épargné  de  peine 
M.  fi  vous  vous  en  étiez  tenu  au  feulob- 
ftacle  que  vous  pouviez  oppofer  raifonnablc- 
ment  à  rétabliffement  de  la  Comédie  Fran- 
çoifel  Genève:  il  vous  a  fallu  fuer  pour  en- 
taffer  un  nombre  d'inveélives  fuffifant  pour 
faire  un  volume  :  il  vous  a  fallu  gagner  des 
migraines  à  faire  des  calculs  graves  &  politi- 
ques auffi  faux  que  les  principes  qui  vous  les 
ont  fait  entreprendre.  Tout  ce  travail  vous 
auroit  paru  de  trop ,  fi  vous  aviez  été  bien 

fur 


AMr.  ].  J.  ROUSSEAU.      211 

fur  de  l'impuifîànce  de  Genève  à  foutenir  un 
Ipeélade.  (^lelle  meilleure  raifon  que  l'im- 
poflibilité  de  paier  pour  ne  pas  faire  de  la  dé- 
pensé :  quelle  raifon  plus  capable  d'éloigner 
les  Comédiens  vos  ennemis  des  baftions  de 
Genève ,  que  la  certitude  d'être  mal  paies , 
s'ils  ofbient  former  un  établiiïement  dans 
cette  ville?  Je  ne  crois  pas  le  Sénat  de  Ge- 
nève plus  dispofé  à  tromper  les  Comédiens 
en  les  appellant,que  les  Comédiens  à  périr 
d'inanition  en  s'établiifant  dans  un  defert. 
Si  vôtre  allégation  vous  eut  paru  vraie  elle 
vous  auroit  femblé  en  même  tems  la  meil- 
leure &  la  feule  utile  parmi  toutes  celles  que 
vous  emploiez.  Il  vous  a  donc  fallu  imagi- 
ner bien  d'autres  motifs  de  dégoûts  pour  en- 
gager vos  Compatriotes  à  nous  fermer  les 
portes  deGenêve.  Vous  vous  êtes  donc  affis  à 
côté  du  grand  Sulli;  vous  avez  emprunté  fon 
ton  &  (on  ftile  pour  dreifer  un  Catalogue 
d'obftacles  imaginaires,  d'inconvéniens  fri- 
voles &  de  confeils  économiques  que  vous 
prétendez  qu'il  auroit  donné  à  Genève  pour 
en  écarter  les  fpeélacles.  Croiez  moi  M.  on 
fe  feroit  moqué  de  lui  chez  vous,  comme  on 
l'auroit  fait  à  Paris,  fi  les  objets  qu'il  a  trai- 
tés fi  gravement  euffent  été  des  détails  aufîl 
puérils  que  ceux  que  vôtre  petite  politique 
vous  fait  regarder  comme  des  mon  (très. 

Sullï  n'auroit  vu  dans  les  fpeétacles  que  ce 
que  tous  les  gens  fages  y  voient,   un  délafi^- 
ment  utile  &  néceffaire,  le  feul  digne  d'oc- 
cuper des  gens  fenfés  &  de  leur  faire   moins 
0  2  re« 


212      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

regretter  le  loifir  qu'ils  font  forcés  de  donner 
à  la  réparation  de  leurs  forces  &  de  la  tête  & 
de  l'efprit.  Sidlt  bien  loin  de  penfer  comme 
vous  fe  feroit  emporté  contre  quelqu'un  qui 
auroit  propofé  l'établiiTement  d'un  Bal  pu- 
hlic:  11  auroit  vu  dans  cet  établiflèment  tous 
les  préjudices  que  vôtre  prévifwn  fait  marcher 
à  la  fuite  du  fpedacle.  SuUi  n'auroit  pas  man- 
qué de  dire:  Je  'vois  que  les  travaux  des  Gene- 
vois ceffant  d'hêtre  leur  amufement ,  aujfitôt  qu'ails 
auront  un  Bal  public,  il  y  aura  chaque  jour  un 
tems  réel  de  perdu  pour  ceux  qui  affijieront  à  ce 
Bal,  ^Pon  ne  fe  remettra  pas  à  Pouvra^e,  le- 
fprit  rempli  de  ce  qiCon  aura  vu  ou  de  ce  qu'on 
aura  fait  ;  on  en  parlera ,  ou  l'on  y  fongera ,  par 
conféquent  relâchement  de  travail  ,  premier 
préjudice. 

^elque  peu  quil  en  coûte  pour  fon  Ecot ,  on 
paiera  enfin',  ceft  toujours  une  dépenfe  qu'on  ne 
faifoit  pas.  Il  en  coûtera  pour  foi ,  pour  fa  jem- 
me ,  pour  fes  enfans .,  quand  on  les  y  mènera , 
&:  il  faudra  les  y  mener  fon  vent  par  ordre  du 
Seigneur  Commis  :  de  plus  un  Ouvrier  ne  va 
point  dans  une  AjfemhUe  fe  montrer  en  hahit  de 
travail^  il  faudra  prendre  plus  fouvent  J  es  habits 
de  Dimanche ,  changer  de  linge  plus  fouvent ,  fe 
poudrer ,  fe  rafer ,  tout  cela  coûte  du  tems  ^de 
l  argent.  Augmentation  de  Dépenfe  ,  deuxième 
frêjudice. 

Un  travail  moins  affidu  ^une  dcpenfe  plus 
forte ,  exigent  un  dî'domagement ,  on  le  trouvent 
fur  le  prix  des  ouvrages  qu'ion  fera  forcé  de  ren^ 
(herir.  JPlufieurs  marchands  rebutés  de  cette  aug- 

tnen-^ 


A  Mr.  ].  ].  ROUSSEAU.      213 

mentation  ,  quitteront  les  Montagnons  ,  £^  fe 
fourvoieront  chez,  les  autres  Sutfjes  leurs  voifins , 
qui  fans  être  moins  induftrieus^  n"^ auront  feint 
de  /pelades  y  ^  n'' augmenteront  point  k'ir  s  pris  y 
Diminution  de  débit  ^  troifieme  préjudice. 

Dans  les  mauvais  tems  les  chemins  ne  font  pas 
praticables.  11  fait  rarement  beau  pendant  le 
Carnaval ,  on  n  interrompra  point  ces  divertis- 
femens,  fuppofés  fi  édifians  &  û  utiles.  On 
ne  pourra  éviter  de  rendre  la  falle  abordable 
en  tout  tems,  P  hiver,  il  faudra  faire  des  Che- 
mins dans  la  neige  ,  peut-être  les  paver ,  Dieu 
'veuille  qu'ion  n''y  mette  pas  des  Lanternes.  Ici  le 
grand  Sulli  feroit  une  réflexion  „  fi  Pétablis- 
5,  fement  des  Lanternes  &  le  pavage  des  che- 
,,  mins  ne  fervoient  abfolument    qu'au   Bal 
„  public ,  ce  feroit  une  dépenfe  à  regretter  : 
„  mais  il  ne  reprocheroit  pas  au  Bal  public 
j,  comme  un  nouveau  pr&judice  qu'il  auroit 
5,  occafionné  ,   une  dépenfe  utile  à  la  fureté 
5,  des  citoiens  &  à  la  circulation  du  Com- 
„  merce,  au  roulage  des  marchandifes  &c.„ 
Les  femmes  des  Montagnons  allant  d'' abord  pour 
*Voir ,  3*  enfuit e  pour  être  vues ,    voudront   être 
parées.,   elles  voudront  Vêtre  avec  dïjîinclion\  la 
femme  de  Mr.  le  Châtelain  ne  voudra  pas  fe  mon- 
trer au  Bal ,  mije  comme  celle  du  Martre  d'^ Eco- 
le ,  s""  efforcer  a  de  fe  mettre  comme  celle  du  Châte- 
lain ,  delà  naîtra  bientôt  une  émulation  de  paru- 
re qui  ruinera  les  Maris ,  les  gagnera  peut  être , 
^  qui  trouvera  fans  ceffe  tnille  nouveaux  moiens 
d'éluder  les  loix  fomptuaires  ,    tntrodu^wn   du 
l^uxe,  cinquïjne  préiudce. 

O  3  Tels 


214     L.  H.   D  A  N  C  O  U  R  T 

Tels  font  les  inconvéniens  que  vous  voiez 
à  la  fuite  du  fpedaclej  mais  que  le  grand 
Sulli  verroit  à  la  fuite  d'un  Bal  public,  il  en 
verrait  encore  bien  d'autres  qu'il  eft  bon  de 
vous  détailler.  S'il  voioit  par  exemple  un  Sei- 
neur  Commis  préfider  à  vôtre  Bal ,  quel  abus, 
diroit  il,  fait  on  donc  ici  de  la  Magiftrature ,  ne 
craint  on  point  de  la  dégrader  en  la  faifant 
préfider  à  une  efpéce  de  débauche  publique? 
Elle  ne  peut  affifter  dans  un  Bal  que  pour  y 
contraindre  le  plaifîr  oa  pour  y  participer; 
fi  c'eft  un  bien  que  de  danfer  en  public,  & 
qu'une  jeune  perfonne  mérite  un  prix  pour 
avoir  bien  danfé  ;  il  faut  donc  que  tout  le 
Sénat  de  Genève  apprenne  à  danfer  auffi, 
qu'il  ouvre  le  Bal  lui  même  pour  déterminer 
le  Public  à  donner  la  préférence  à  ce  genre 
d'amuièment. 

Voir  un  grave  Sénat  y?z/>^  en  rond  une  danfe^ 
Et  {âuter  dans  la  falle  ain[i  tout  en  cadence^ 
Cela  fer  oit  lien  beau ,  Monfieur. 

Je  n'outre  point  ici  le  ridicule ,  prenez  y 
garde.  Le  Légiflateur  doit  l'exemple  de  la 
pratique  de  fes  loix  ;  donc  le  Sénat  de  Genè- 
ve ne  pourroit  fe  dispenfer  de  danfer  lui  mê- 
me ,  pour  faire  danfer  les  autres. 

Il  faudroit  encore  qu'il  imaginât  des  dan- 
fes  dont  les  mouvemens  &  les  grâces  ne  fuf- 
fent  pas  contraires  à  la  modeftie  :  car  vous 
voulez  qu'on  danfe  très  modeflement  :  or 
rien  n'étoit  moins  conforme  à  la  modeftie  que 

les 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      215- 

les  danfês  des  Spartiates  lorfque  les  femmes 
s'y  mêloient,  lifèz  plutôt  Phiftoire.  Un  Me- 
nuet, uneContredanfe  pour  être  bien  danfés 
ne  s'accordent  gueres  avec  vos  fcrupules  :  un 
Maître  à  danfer  ordinaire,  dit  toujours  à  fes 
écolieres  :  Mademoifelle ,  avancez  la  poitrine , 
effacez  les  épaules  légèrement ,  marquez  fcru- 
puleufement  la  cadence  ,  les  yeux  fixés  fur 
ceux  de  vôtre  Cavalier ,  que  tout  vos  mouve- 
mens  peignent  avec  grâce  un  fentiment ,  fou- 
riez  agréablement. 

Tous  ces  principes  ne  vous  paroitroient  pas 
modelles  :  il  faut  donc  imaginer  une  danfê 
exprès ,  ou  fi  l'on  danfê  à  vôtre  Bal  des  Me- 
nuets &  des  Contredanfes ,  il  faudra  que  les 
figurans  pour  être  modeftes ,  fe  gardent  bien 
de  porter  les  yeux  l'un  fur  l'autre  :  la  vue  col- 
lée fur  le  plancher  de  la  falle,  ils  marche- 
cheront  comme  ces  petites  figures  Automates 
que  les  Savoiards  font  rouller  fur  nos  par- 
quets ,  il  ne  fera  pas  mauvais  même  pour 
s'afiiirer  que  les  regards  dérobés  ne  trahiront 
point  la  modelVie  prcfcrite ,  d'affubler  la  tète 
de  tous  les  danfeurs  &  danfeufes  d'un  voile 
épais  pour  les  mettre  à  couvert  de  la  tenta- 
tion. On  fuivroit  apparemment  l'ufage  uni- 
verfêl  de  l'Europe ,  qui  a  confacré  l'habit 
noir  à  la  décence,  &  l'on  obligeroit  tous  les 
danfeurs  &  danfeufes  de  s'habiller  de  cette 
couleur,  &  pour  que  tout  répondit  à  la  gra- 
vité de  l'habit ,  on  interdiroit  aux  jeunes  gar- 
çons cet  air  de  diffipation  &:  de  folie  que  la 
danfè  &  la  mufique  leur  infpire:on  leurpref- 
O  4  criroit 


2i6       L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

criroit  d'avoir  la  vue  toujours  fixée  fur  le 
Seigneur  Commis ,  Comme  le  Soldat  Pruflleii 
fur  le  Flû^elman  *  en  forte  qu'ils  s'exerce- 
roient  fans  ceiTe  à  accorder  leur  maintien  avec 
la  o;ravité  de  leur  habit.  O  le  beau  Bal ,  ô  le 
beau  Bal  ! 

J'obferve  un  chofe  :  vous  Voulez  de  la  mo* 
deftie  dans  vôtre  Bal ,  &  vous  excitez  l'ému- 
lation des  mères  à  bien  parer  leurs  filles  :  eh 
M.  fongez  donc  au  luxe  que  vous  craignez 
tant,  fongez  que  la  modeftie  que  vous  exi- 
gez ne  s'accorde  pas  avec  une  parure  excef- 
(îve.  Vous  voulez  de  la  grâce  &  de  Padref- 
fe ,  &  qu'on  applaudiffe  ces  deux  avantages 
dans  ceux  qui  les  auroient  :  ce  feroient  donc 
des  grâces  &  une  adreffe  de  convention?  Car 
pour  les  grâces  naturelles  qui  accompagnent 
les  danfes  de  toute  l'Europe,  croiez  moi,  la 
fcrupuleufe  modeftie  y  trouveroit  fans  cefle  à 
red're. 

Vous  voulez  que  les  pères  &  mères  aient  à 
leur  tête  un  Seigneur  Commis  ,  &  que  tous 
enfèmble  compoient  un  Aréopage  pour  juger 
de  la  mocieftie  &  de  la  danfe  des  jeunes  gens  ; 
mais  ne  craignez  vous  pas  la  prédileélion  des 
pères  &  mères  pour  leurs  enfans  ?  Le  Seigneur 
Commis,  en  fuppofant  qu'il  n'ait  ni  fon  fils 
ni  fa  fille  dans  l'afixmblée  fera  donc  le  feul 
qui  pourra  prononcer  avec  impartialité,  & 
rendre  compte  au  Sénat  de  la  conduite  de  fes 

dan- 

*  C'efl  le  premier  Soldat  de  la  première  file  de  chaque 
Bataillon  ou  P^^ letton  qui  règle  par  fes  mouvemens 
l'exercice  de  tous  les  autres. 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      217 

dan(èurs.  Il  tiendra  Régiftre  Journal  apparem- 
ment de  la  façon  dont  chacun  aura  darifé ,  & 
par  un  aéîe  dépofé  fcrupuleufement  au  Gref- 
fe on  faura  que  tel  jour ,  Mademoifelle  une 
telle  a  danfé  un  peu  trop  légèrement  ^  que  tel 
autre  jour ,  Monfîeur  un  tel  a  laifle  échapper 
un  pas  de  Menuet  un  peu  trop  libidineux ,  on 
faura  que  dans  tel  Bal  Mademoifelle  N.  a 
choqué  la  modeftie  par  un  fort  de  Iras  trop 
tendre,  &  que  Monfieur  N.  a  payé  l'amande 
pour  avoir  fait  connoître  par  un  coup  d'^œil  trop 
décidé ,  qu'il  avoitpour  fa  figurante  en  ce  mo- 
ment ,  un  fentiment  plus  que  patriotique.  Sur 
ce  rapport  toujours  intégre  apparemment, on 
accorderoit  tous  les  ans  la  Couronne  à  celle 
des  Filles  ou  celui  des  Garçons  qui  le  trouve- 
roit  miraculeufement  exempt  d'aucun  de  ces 
reproches. 

Je  ne  fais  M.  fi  ce  Bal  modefte  s'établira  à 
Genève,  fuivant  vôtre  avis:  mais  je  fais  bien 
qu'il  ne  fera  jamais  à  couvert  de  l'ennui  ni  du 
ridicule. 

Voions  un  peu  maintenant  quels  font  les 
plaifîrs  que  vous  réfervez  aux  gens  mariés. 
Le  Caffé,  le  babil ,  &  la  médifance  aux  fem- 
mes, les  cotteries  ou  les  cercles  bachiques  aux 
maris.  L'Evangile  veut  formellement  que 
l'homme  quitte  tout  pour  s'attacher  à  fà  fem- 
me ;  mais  vous  qui  vous  croiez  fait  apparem- 
ment pour  le  corriger  &  l'interpréter ,  vous 
voulez  que  les  hommes  ne  voient  leurs  fem- 
mes que  le  moins  qu'il  leur  fera  poffible  :  dans 
le  cours  de  la  journée  ,  la  femme  occupée  de 
P  fon- 


2i8     L.  H.  D  A  N  C  O  U.  R  T 

fon  ménage ,  le  mari  de  Tes  affaires ,  n'auront 
pas  beaucoup  de  tems  à  donner  à  l'amour  mu- 
tuel.    11  femble  que  le  foir ,  lorfque  leurs  oc- 
cupations  font  terminées ,  eft  le  moment  où 
l'attachement  réciproque  devroit  raffembler 
les  Epoux ,  pour  s'amufer  honnêtement  avec 
leur  famille  j  non  pas  félon  vous  ;  la  femme 
fera  bien  mieux  daller  chez   fa  commère  , 
cenfurer  tout  fon  voifmage,  médire  à  plein 
gofier  pour  l'édification  du  prochain  &  la  paix 
des  autres  ménages:  de  peur  que  laluette  ne 
lui  tombe  à  force  de  caquet ,  on  lui  donnera 
force  Caffé,  Thé,  Chocolat,  Liqueurs  fraî- 
ches &c.   Les  hommes  iront  au  Cercle  fe  àeC- 
fécher  les  poumons  avec  la  pipe,  &  boire  à 
ïaSuife,  pour  édifier  tous  les  Philofophes  de 
vôtre  goût  :   édifieront-ils  les   autres   fages  ? 
j'en  doute:  car    aux  yeux  de  tous    ceux-ci 
&  des  autres  gens  du  monde ,   l'ivrognerie  a 
toujours  paru  un  vice  atroce  &  deshonnorant. 
Ils  "ont   toujours  vu  jufqu'à  préfent  dans  un 
ivrogne,  un  homme  dégoûtant  &  ridicule, à 
qui  l'on  doit  craindre  de  donner  fa  confiance. 
Un  ivrogne  eft  ordinairement  brutal^  imbé- 
cille ,  opiniâtre ,  hebèté ,  mauvais  Mari ,  mau- 
vais Père,  négligent ,    parefîêux  ,   très  peu 
propre  à  remplir  les  devoirs  de  l'himen,  & 
cette  cordialité  apparente  que  vous  préconi- 
fèz  tant  ,    n'eft  qu'une  indifcrétion  acciden- 
telle ,  dont  il  fe  repent  ordinairement  le  len- 
demain de  fa  débauche. 

Tels  font  les  plaifirs  que  vous  préférez  ce- 
pendant au  fpedacle  3  la  médifance  des  fem- 
mes. 


A  Mr.  J.  ].  ROUSSEAU.      219 

mes,  l'ivrognerie  habituelle  des  hommes  vous 
paroiffent  moins  dangereux  pour   les  mœurs 
que  la  vue  d'un  fpedacle  décent,  où  la  Ma- 
giftrature  auroit  eu  l'attention   d'établir    la 
modeilie,  le  refpeél  &  la  décence,  tant  de  la 
part  des  Adeurs  que  de  celle  des  fpedateurs. 
Le  goût  du  Vin ,  dites-  vous ,  n''eft  pas  un  crime  : 
la  maxime  eft  nouvelle.    Je  vous  ai  prouvé 
que  le  goût  du  fpedacle  n'en  eft  pas  un  non 
plus.    Vous  prétendez  que  celui  qui  fait  de 
mauvaifes  actions  étant  ivre  couve  à  jeun  de 
mauvais  deffeins.    Celui  qui  tua  Clitus  dans 
rivrefîe,  dites  vous,  fît  mourir  Phylotas  de 
fang  froid  :  qu'eft  ce  que  cela  prouve ,  fi  non 
qu'Alexandre  à  jeun  ou  dans  l'ivrefTe  étoit 
également  méchant  ;  mais  étoit  il  ivre  quand 
il  vifita  &  confola  fi  généreufement  la  famil- 
le de  Darius .?  Etoit  il  ivre  quand    il   traitoit 
Porus  en  Roi,  qu'il  mettoit  la  Couronne  fur 
le  front  d' Ariftodême  ^  &  qu'il  admiroit  ledé- 
fmléreffement  de  Diogène:  croiez  vous  le  vin 
capable  de  lui  avoir  infpiré  toutes  ces  belles 
aftions ,  &  ne  voiez  vous  pas  qu'Alexandre 
ne  devint  cruel ,  même  de  fang  froid  ,   que 
lorsqu'il    devint    ivrogne  :_    Comment   ofez 
vous  avancer  que  le  vin  fait  rarement  com- 
mettre des  crimes  ;  c'eft  au  contraire  de  tou- 
tes les  pafiions  celle  qui  en  fait  commettre  le 
plus,  tel  qui  de  iang  froid  auroit  été   retenu 
par  la  crainte  &  la  réflexion ,  perd  l'une  & 
l'autre  par  l'ivrefTe  &  fe  livre  à  toute  fa  fureur 
que  le  vin  anime. 

Citez  M    les   crimes    que   le  fpeélacle  a 
P  2  fait 


Z20      L.    H.    D  A  N  C  O  U  R  T 

fait  commettre ,  citez  en  un ,  &  je  me  rends. 
Examinons  un  peu,  deux  nouveaux  parado- 
xes que  vôtre  amour  pour  le  vin  vous  adidé. 

Le  fageeft  fobre  par  tempérance,  le  fourbe 
l'eft  par  fauffeté  :  je  dis  moi ,  que  le  fage  eft 
fobre  &  tempérant,  parce  qu'il  eft  fage,  & 
qu'un  fourbe  n'eft  ni  fobre  ni  tempérant  par 
faufleté ,  mais  par  prudence  &  par  tempéran- 
ce naturelle,  qualité  louable  qui  n'exclut  pas 
la  fourberie. 

Quelle  preuve  avez  vous  qu'un  homme 
méchant  dans  la  vin  (bit  nécefTairement,  éga- 
lement mauvais  à  jeun  ?  L'expérience  prouve 
le  contraire.  Combien  de  gens  naturellement 
polis  bienfaifans  &  doux  deviennent  brutaux 
cauftiques  &  durs  quand  ils  ont  trop  bû  d'un 
coup  ?  Tel  qui  auioit  craint  de  fe  faire  une 
affaire  parce  qu'il  eft  prudent  ou  timide  na- 
turellement ,  devient  hardi  &  querelleur  , 
quand  il  a  la  tête  échauffée  par  le  vin  ,  qui 
le  tire  de  fon  afliette  ordinaire.  Pour  vous 
convaincre  de  cette  vérité ,  jettez  les  yeux  fur 
nosfoldats.  Tels  qui  fremiroient  à  la  vue  d'un 
retranchement  ou  d'une  paliftade,  attaquent 
l'un  &  l'autre  avec  fureur  &  fuccès,  quand 
leur  courage  eft  animé  par  un  verre  de  bran- 
devin.  En  fuppofànt  d'ailleurs  que  le  vin  fas- 
fe  éclater  les  mauvais  deflèins  qu'un  méchant 
couvoit  à  jeun  :  il  faut  donc  regarder  comme 
un  malheur  qu'il  fè  foit  enivré  car  il  auroit 
peut-être  toujours  couvé  dans  fon  fang  froid 
un  projet  funefte  dont  l'exécution  lui  auroit 
paru  dangereufe,  tant  qu'elle  n'auroit  pas  pu 

être 


A.  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      221 

être  accompagnée  de  certaines  circonftances 
que  fà  prudence  lui  faifoit  juger  néceffaires, 
au  lieu  que  Pivreffe  l'aveuglant  fur  les  dan- 
gers de  Pentrcprife,  fa  témérité  lui  fait  ten- 
ter avec  fuccès  ce  qu'un  homme  à  jeun  n'au- 
roit  pas  ofé  tenter. 

Voilà  M.  les  inconveniens  qui  peuvent  re'- 
fùlter  de  vos  Cercles  de  médifance  &  d'ivro- 
gnerie. Vos  fêtes  publiques  ennuieront  à  la 
fin  5  vos  exercices  ne  peuvent  être  des  amufe- 
mens  journaliers  pour  des  gens  accablés  déjà 
de  fatigue  par  leurs  travaux  ordinaires.  Vos 
cercles  masculins  ou  feminins,comme  je  viens 
de  vous  le  démontrer,  font  d'une  très  dan- 
gereufe  conféquence.  Quoi  de  plus  fage  que 
de  leur  fubftituer  le  fpedacle  ;  car  en  fuppo- 
fant  que  quelques  jeunes  fpe6î:ateurs  en  abu- 
fent  ,  comme  ils  abufêroient  des  meilleurs 
chofes ,  &  qu'au  lieu  d'écouter  Zaïre,  ils  ne 
faffent  qu'une  attention  luxurieufe  à  fes  char- 
mes, ils  ne  pécheront  au  moins  que  par /^tvz- 
fées ,  mais  dans  vos  Cercles  ont  eft  expofé  à 
pécher  par  fenfées ,  par  paroles ,  par  avions  6c 
par  omijfwn. 

Par  penfées,  parce  que  pour  égaler  la  com- 
pagnie on  tâche  de  fe  rappeller  de  bons  con- 
tes j  &■  qu'on  réfléchit  fur  la  façon  dont  on 
les  rendra  plus  piquants  par  l'indécence  des 
images,  &  l'addition  de  quelques  réflexions 
poliiîbnnes. 

Par  paroles,  parce  que   les  gens  ivres  ne 

font  pas  délicats  fur  le  choix  des  termes  :    les 

plus  durs  ,   les  plus  impolis,  les  plus  gros- 

P  3  lîers. 


122     J.   H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

fiers  ,  les  plus  impurs  ,  &  les  blasphèmes 
même  leur  font  très  familiers. 

Par  omiffion ,  parce  que  les  ivrogres  à  l'a- 
fpe(5l  d'une  Bouteille  ,  oublient  communé- 
ment leurs  affaires ,  renvoient  tout  au  lende- 
main &  faute  de  faire  le  bien  qu'ils  pourroient, 
]eur  intérêt  &  celui  de  leur  famille  en  fouf- 
frent  également. 

Par  aélion  enfin ,  vous  n'ignorez  pas  que 
les  ivrognes  ne  fe  piquent  pas  de  pudeur  ,  & 
fuivant  vous  même,  ceux  qui  ont  lé  cœur 
corrompu  font  dans  l'ivrefle  toutes  les  mau- 
vaifês  adions  qu'ils  fe  feroient  interdites  à 
jeun.  ^ 

Voiez  M.  &  jugez  maintenant  fi  Genève 
ne  gagneroit  pas  beaucoup  à  rétabliffement 
d'un  fpe6tacle  François ,  &  fi  vous  aimez  vô- 
tre Patrie  comme  vous  dites;  n'êtes  vous  pas 
obligé  en  confcience  de  l'obliger  d'en  établir 
un  au  plus  vite,  pour  prévenir  tous  les  maux 
qui  pouront  réfulter  de  vos  Cercles  bachiques 
&  médifans  ?  Pouvez  vous  imaginer  mainte- 
nant que  le  fpeélacle  feroit  préjudiciable  à  vô- 
tre République  tandis  que  toutes  les  autres  en 
tirent  de  fi  grands  avantages  :  Vous  mettez  au 
nombre  des  reproches  que  vous  faites  à  la 
Tragédie ,  qu'elle  ne  vous  repréfentera  que 
des  Tyrans  ou  des  Héros  ,  qu'en  avez  vous 
à  faire ,  dites  vous  :  c'eft  ce  que  tout  le  mon- 
de feroit  tenté  de  dire  avec  vous  mais  dans  un 
autre  fens.  Les  Héros  de  Genève  ne  lui  fe- 
roient gueres  plus  utiles  que  fes  fortifications  : 
mais  fouvenez  vous  que  vous  avez  dit  qu'il 

falloit 


A  Mr.  J.  J.  ROUSSEAU.      225 

falloit  des  hommes  &  des  Héros  à  une  Ré- 
publique: or  Genève  eft  une  République;  il 
eft  donc  fage  de  mettre  fouvent  des  Héros 
fous  les  yeux  de  vos  Concitoiens  pour  leur  fer- 
vir  de  modèles..  Les  Brutus,  les  Caton,  les 
Ciceron  ,  &  tant  d'autres  peuvent  bien ,  je 
crois,  afpirer  à  ce  titre?  Quant  aux  Tyrans 
on  n'en  a  befoin  nulle  part:  il  fuffit  de  les 
montrer  j  &  vous  n'ignorez  pas  les  motifs  qui 
portent  nos  Auteurs  à  les  produire  fur  la  fce- 
ne  :  C'eft  pour  en  faire  l'objet  de  l'exécration 
publique  &  quelque  bien  établi  que  foit  à  Ge- 
nève la  haine  de  la  Tyrannie,  il  n'en  eft  pas 
moins  fage  de  juftifier ,  de  nourir  &  de  fortifier 
cette  haine  par  les  tableaux  des  horreurs  que 
les  Tyrans  ont  iïï  commettre. 

Ce  ne  fêroit  point  les  devoirs  des  Rois  qu'on 
vous  propoferoit  d'étudier  dans  nos  Pièces, ce 
fêroient  ceux  de  citoien  :  or  les  devoirs  d'un 
Roi  font  ceux  d'un  bon  citoien  ,  le  Zélé, 
l'attention,  le  courage  ,  l'équité,  le  défin- 
téreffement ,  l'amour  de  la  Patrie  ;  voilà  les 
devoirs  d'un  bon  Roi ,  ceux  d'un  bon  fujet  & 
d'un  zélé  Républicain.  Ce  ne  feroit  point 
dans  la  Comédie  nos  Marquis  qu'on  vous  pro- 
poferoit d'imiter ,  puis  qu'on  les  joue ,  qu'on 
les  tourne  en  ridicule,  que  leur  fatuité  eft 
toujours  punie,  &  qu'on  ks  baPconne  même 
quelque  fois  :û  ce  font  là  des  appas  pour  en- 
gager les  gens  à  fe  faire  Marquis  à  Genève, 
il  faut  que  les  têtes  y  foient  bien  autrement 
tournées   qu'ailleurs  j    mais  fi  l'on  y  penfe 

com- 


224      L.  H.  D  A  N  C  O  U  R  T 

comme  par-tout  où  Ton  a  du  bon  (ëns  on  fè 
gardera  bien  de  s'emmarquitèr  à  pareil  prix. 

Si  l'on  établiflbit  un  fpedacle  à  Genève  il 
y  faudroit  une  garde ,  &  ce  feroit  à  vos  yeux 
un  image  affligeante  de  Poppreiîion  &  de  la 
Tyrannie^  langage  de  libertins  qui  ne  voient 
que  l'oppreffion  &  la  contrainte  dans  un  ob- 
jet cher  aux  gens  fàges,  puis  qu'il  en  réfulte 
la  paix  &  la  tranquillité.  La  Police  en  tous 
lieux  à  befoin  de  s'appuier  de  la  force,  parce 
qu'il  y  a  par-tout  des  réfra6taires ,  &  Genè- 
ve eft  obligée  comme  toutes  les  autres  Répu- 
bliques, d'emploier  fans  doute  cette  marque 
de  la  Tyrannie  pour  conferver  fa  liberté. 

Si  l'habit  foldatesque  efl  fî  funefte  à  vos 
yeux ,  allez  donc  prêcher  de  fe  défaire  de  fâ 
Garnifon ,  puisque  c'eft  pour  vous  un  préiâ- 
ge  de  la  Tyrannie,  &  une  marque  affligeante 
de  l'oppreifion  :  nous  verrons  û  le  Sénat  fera 
de  vôtre  avis.  Je  vous  répète  pour  finir,  que 
Il  parmi  toutes  vos  objeélions ,  vous  trouvez 
que  j'en  aie  négligé  quelques  unes  qui  vous 
paroiiïent  des  plus  fortes ,  (car  j'en  ai  négligé 
beaucoup  pour  n'être  pas  obligé,  comme  je 
vous  l'ai  dit,  de  faire  un  in-Folio)  vous  me 
trouverez  toujours  prêt  à  répondre.  S'il  vous 
refte  encore  quelques  momens  à  vivre ,  je  vous 
exhorte  de  les  emploier  à  me  convaincre  de  la 
jufteflè  de  vos  raifonnemens  ;  en  attendant 
que  cela  arrive,  permettez  moi  de  faire  des 
vœux  llnceres  pour  vôtre  Converfîon. 

F    I    N. 


it 


^r^x